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L’imaginaire des révolutions : comparaison n’est pas raison

Face au numérique, les historiens, les sociologues mais surtout les philosophes, établissent fréquemment un parallèle entre la révolution de l’imprimé en 1455 et la révolution numérique aujourd’hui. Les réflexions qu’inspire cet apparent parallélisme peuvent, par ailleurs, considérablement diverger.

Dans le cas d’Umberto Eco (N’espérez pas vous débarrasser des livres, avec Jean-Claude Carrière), c’est pour minimiser la portée de la révolution numérique au regard de la révolution du livre. Dans le cas de Michel Serres (Petite Poucette), c’est au contraire pour mettre sur un pied d’égalité les deux révolutions dans l’histoire de la pensée, de l’accès au savoir et des bouleversements sociétaux.

Mais dans l’un et l’autre cas, comparaison n’est pas raison. Confondre, dans l’imaginaire collectif, les deux révolutions, n’est pas sans conséquence sur la façon dont nous pouvons concevoir aujourd’hui la nature, la portée et les enjeux de la révolution numérique.

Qu’on considère la révolution de Gutenberg au XVe siècle. C’est une révolution (par ailleurs passée relativement inaperçue dans les premières années) qui affecte moins la production des savoirs que leur diffusion. Mais, en fait, pour l’observateur d’alors, il n’y a guère de différence, tant dans la réalité de l’objet que dans le mode de lecture, entre une bible manuscrite produite par un copiste et une bible imprimée de Gutenberg. La forme de l’objet – le codex substitué au volumen – est établie depuis plusieurs siècles. Elle est appelée à rester pérenne jusqu’à nos jours et sera seulement ébranlée puis enrichie par la révolution du livre de poche.

Par rapport à la situation antérieure, les différences essentielles résident :

–  dans la rapidité de composition et de multiplication des « copies » (massification progressive de la production et de la diffusion, réduction des coûts) ;
–   dans la fiabilité et la sécurisation du processus, qui assure de la conformité de chaque exemplaire au modèle initial (exclusion de l’aléa de copie) ;
–   dans l’émergence d’un métier « civil » (l’imprimeur-libraire substitué aux ateliers de copistes) et d’un nouveau circuit économique de la production et de la diffusion du livre.
Le nouveau modèle économique, tant au niveau de la production que de la diffusion, va se trouver assez rapidement stabilisé et permettra, dans les siècles suivants, production de masse et diffusion des savoirs.

Mais si la diffusion des savoirs a pu être considérablement accrue, les savoirs eux-mêmes n’ont pas été profondément altérés ou modifiés, sauf, plus lentement, grâce à la circulation plus large des idées. Il en va tout autrement pour la révolution numérique. Si l’Internet prolonge et amplifie, de façon exponentielle et progressivement peu contrôlable, la massification des savoirs diffusés, elle a avant tout un impact direct :

–  sur les processus mêmes de constitution et de production des savoirs : en entrant dans des logiques horizontales substituées à des logiques jusqu’ici verticalement ordonnées, c’est à la fois la structure des connaissances elles-mêmes et la structuration de leurs interrelations qui se trouvent affectées ; dès lors tous les processus didactiques sont très directement impactés ;

–  sur les processus de cognition, de lecture ou de décryptage et plus largement de construction des savoirs individuels ; dès lors tous les processus d’apprentissage se trouvent eux aussi remis en cause.

La révolution numérique a donc quelques points communs avec la révolution du livre (multiplication des accès à la connaissance, émergence d’un nouveau modèle économique), mais son impact sur les structures mêmes de la pensée est d’un tout autre ordre. A la différence de celle-ci,

– elle implique inévitablement une remise en cause du système d’enseignement (didactique, pédagogie, apprentissage)

– elle va dans le sens d’une complexification croissante des processus de production des connaissances et d’un poids accru de l’aléa dans l’accès au savoir et dans les processus de décryptage ;

– elle ne saurait imposer rapidement un modèle (formel, technique, social, économique) stable et pérenne, tant elle dépendante d’une avancée incessante et progressive des technologies. Les modèles qu’elle propose ne sauraient être conçus dans ces conditions que comme des modèles glissants.

Dans la même série, voir aussi « Conception et fantasme : les ruses du diable »

 

 

 

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