Étiquette : numérique en éducation

  • Tenir les promesses du numérique : un essai de politique fiction

    Tenir les promesses du numérique : un essai de politique fiction

    Les technologies progressent. Le numérique éducatif piétine. Comment sortir de l’incantation, des illusions, des ruses du diable ?

    Que peut-on faire (ou peut-être qu’aurait-on pu faire depuis plus d’une dizaine d’années (1) pour que les promesses du numérique éducatif puissent être tenues ? Cet exercice de politique fiction est sans doute un peu téméraire quand on mesure les contraintes, les frilosités, les réticences, ou plus simplement les difficultés techniques, économiques, financières et juridiques qu’on ne manquera pas de rencontrer en chemin. Néanmoins un tel exercice peut être salutaire, au moins dans le rappel des principes qui doivent guider l’action et des objectifs qu’il convient de s’assigner.

    Respecter des principes de base.
    Une politique du numérique éducatif n’a quelques chances de succès que si plusieurs conditions sont respectées :

    1. Affirmer un objectif à moyen et long terme partagé (au travers d’États généraux) : « Construire l’école numérique de demain » ;
    2. Faire converger, dans la mise en œuvre, plusieurs types d’action et mener l’intégralité d’un processus programmé de conduite du changement. En pareille matière, la tactique d’Horace n’est pas opératoire. On ne saurait atteindre un résultat important en divisant les « fronts » et en ne s’attachant qu’à un seul aspect (marginal) du problème (ex. : formation des enseignants, rythmes scolaires) ;
    3. Définir, dans l’atteinte de l’objectif majeur, une succession d’étapes et de priorités ;
    4. Globaliser la problématique du numérique : un projet unique pour enseignement primaire, secondaire et supérieur (par souci de cohérence et de continuité entre les degrés) ; un enjeu commun de formation initiale et de formation tout au long de la vie (personnelle et professionnelle) ;
    5. Conserver de la souplesse et éviter de s’engager dans des projets techniques structurants et lourds pour pouvoir s’adapter dans les années à venir aux évolutions technologiques inévitables.

    Renouveler en profondeur l’ensemble des modèles qui constituent le « paradigme scolaire »

    . Le modèle de gouvernance et d’organisation territoriale de l’éducation :
    un dispositif partenarial en amont, avec les collectivités territoriales, pour la définition des politiques éducatives numériques ; la clarification des responsabilités des acteurs ; la création d’un échelon territorial unique (la région) pour coordonner et mettre en œuvre la politique numérique ;

    . Le modèle des missions de l’École et de l’organisation de ses fonctions :
    un recentrage sur la co-construction des savoirs avec l’apprenant dans la synchronie et dans la diachronie ; un (ré)aménagement des espaces scolaires ; un développement des réseaux et de la fonction de communication en mobilité des TICE ; une révision progressive de l’ensemble des éléments qui participent au fonctionnement du système éducatif (programmes, curricula, cycles, disciplines, prescription , rythmes scolaires, modes d’évaluation) ;

    . Le modèle des missions et du service de l’enseignant :
    une révision des décrets de 1950 ; un alignement avec les enseignants-chercheurs du supérieur pour la prise en compte des activités liées au numérique, hors présence des élèves ; un encouragement du travail collaboratif et transdisciplinaire ; une évolution des CDI et du rôle des professeurs documentalistes ; une multiplication des dispositifs hybrides ; surtout, un processus bien encadré de conduite du changement et un dispositif de formation initiale et continue consacré au développement d’une ingénierie pédagogique de haut niveau.

    . Le modèle éditorial et économique de la ressource pédagogique : un abandon progressif du modèle éditorial du manuel scolaire au profit d’un modèle original de l’agrégation de contenus granulaires, renforçant le rôle de médiateur et d’ingénieur pédagogique de l’enseignant ; un dispositif d’infomédiation ; une adaptation du droit de la propriété intellectuelle ; un alignement de la fiscalité de l’ensemble des produits à vocation pédagogique (numérique ou non)

     C’est en conjuguant l’ensemble de ces actions que le système éducatif français pourrait réussir sur une période de dix ou quinze années son entrée dans une société du numérique, où ce ne sont pas les outils qui changent, mais véritablement les logiques d’accès aux connaissances et de construction des savoirs.

     

     

     

  • La chasse aux illusions : sport national des tenants du numérique éducatif

    La chasse aux illusions : sport national des tenants du numérique éducatif

     

    « Il faut que l’école arrive à réconcilier information et communication ».

    Chaque âge de la lente conception du numérique éducatif, nous l’avons vu (chapitre 1), a apporté son lot d’idées fausses ou d’illusions : plusieurs années, voire plusieurs décennies plus tard, celles-ci sont enracinées dans l’inconscient collectif.

    Elles sont conservées comme autant d’éléments de légitimation des expérimentations entreprises ou des mesures arrêtées par les pilotes du système éducatif. La poursuite obstinée de ces objectifs, souvent illusoires ou dépassés, cette « chasse aux illusions », comme on parle d’une chasse aux papillons, conduit le plus souvent à brouiller la réflexion, à dissimuler les vrais enjeux, à multiplier les expériences sans lendemain ou à adopter des mesures notoirement insuffisantes.

    Tentons d’épingler les principaux « papillons » poursuivis par les tenants de ce sport national.

    Un outil subsidiaire

    Cette double illusion (utilitariste et techniciste) fait du numérique un outil technique qui doit permettre (par sa souplesse d’utilisation, sa capacité à mobiliser l’attention des élèves, l’enrichissement documentaire qu’il apporte au cours de l’enseignant, l’interactivité qu’il met en jeu, le travail collaboratif qu’il permet) de faire plus efficacement ce qui constitue la mission essentielle de l’École traditionnelle : transmettre le savoir.

    Mais cet outil est subsidiaire : la mission de l’École (exprimée en France par les programmes) doit pouvoir s’exercer avec ou sans cet outil. Excellente justification pour ne pas entrer dans les logiques nouvelles des savoirs numériques, pour préserver les pratiques pédagogiques et les modes d’apprentissage ou d’évaluation jusqu’ici mis en œuvre et pour ne pas passer de la transmission de savoirs normés à la co-construction de savoirs en devenir.

    Cette conception a conduit jusqu’ici à multiplier les expériences pionnières en évitant soigneusement une révolution numérique plus totale de l’École, une réorganisation complète de l’espace et du temps de la scolarité et une remise en cause du paradigme scolaire.

    Une technologie d’information plus que de communication

    L’intérêt des technologies nouvelles (TIC) est d’associer étroitement l’accès à l’information et la communication, les réseaux, la médiatisation. Or, dans un univers scolaire où les téléphones portables et les smartphones restent bannis, tout se passe comme si, dans l’espace de l’établissement et pour un usage scolaire, les technologies de l’information, propres à apporter et à transmettre des connaissances, étaient plus légitimes que celles de la communication, plébiscitées par les élèves (et par la société en général) pour un usage extrascolaire.

    Curieusement, les énormes possibilités qu’offrent les réseaux n’ont guère droit de cité dans ce numérique dit « éducatif » qui marque progressivement ses distances avec celui de la société et même de l’entreprise, où privilège est donné au développement de l’intelligence collective.

    L’école numérique de demain devra redonner toute sa place au « C » de l’acronyme TICE, si elle souhaite passer de la seule transmission des savoirs à l’aide à la co-construction des savoirs.

    Un outil d’individualisation de l’enseignement pour un travail autonome

    Cette illusion, apparue très tôt dans l’histoire du numérique éducatif, repose sur une somme de confusions – entre individualisation et personnalisation, entre mémorisation et maîtrise, entre travail autonome guidé et autonomie, etc. –.

    Aujourd’hui, l’espoir mis par les pédagogues dans cette capacité d’individualisation de l’enseignement pour re-mobiliser les « décrocheurs » du système risque bien d’être contre-performant. La solution au décrochement apparaît en effet plus dans la réinsertion par le travail collaboratif d’équipe et l’absence de mise en compétition individuelle que par une individualisation qui stigmatise et une autonomie qui demeure hors de portée de tels élèves.

    La seule forme de personnalisation rendue possible par le numérique est celle de l’adaptation au rythme spécifique d’apprentissage des apprenants.

    Un accès « immédiat » à l’information

    L’usage du numérique à l’École fonctionne sur une illusion, celle que l’accès à la connaissance sur la toile peut s’effectuer « sans intermédiaire », comme dans la communication interpersonnelle. C’est faire peu de cas de la complexité d’une telle opération : elle dissimule au moins quatre « intermédiations » peu visibles, qui introduisent l’aléatoire dans un processus autrefois transparent et stabilisé. Deux se situent du côté de l’émetteur :

    • Le formatage de l’information par la source émettrice, surtout s’il s’agit d’une source de « seconde main » ;
    • Le moteur de recherche et son algorithme.

    Les deux autres « intermédiations » sont à trouver du côté du récepteur :

    • l’intermédiaire (enseignant, ami, document, manuel, site, lien hypertexte) qui a orienté vers cet accès ;
    • la grille d’analyse dont dispose le récepteur (l’élève en l’occurrence) pour « décrypter » l’information. Apporter aux élèves cette grille de lecture qui lui permet de passer de l’information à la construction d’un savoir, constitue aujourd’hui l’une des nouvelles missions de l’École, à faire figurer dans le « socle commun ».

    Pour cette nouvelle mission, qui consiste plus à « apprendre à construire un savoir » qu’à « apprendre à apprendre » (comme on le dit trop souvent), l’enseignant doit constituer la grille de lecture à partir de trois éléments :

    • des compétences et connaissances de base (les « fondamentaux ») ;
    • des repères et des références pour « situer » l’information recueillie par rapport à d’autres ;
    • une logique d’analyse appuyée sur la capacité à argumenter, raisonner et critiquer.

    Dans l’univers du numérique, la mission fondamentale de l’École, « l’instruction » ou la transmission des savoirs, doit donc subir un «aggiornamento » radical. Il ne s’agit plus de transmettre des connaissances établies mais de s’engager aux côtés de l’élève dans la co-construction de savoirs en constant devenir.

    La formation des enseignants, panacée de l’École numérique de demain

    Chaque fois que sont évoquées les difficultés de mise en œuvre du numérique éducatif, la même antienne est chantée : les enseignants ne sont pas formés.

    Formons les enseignants aux outils et aux usages du numérique et tout ira mieux !

    Sans doute, aucun plan d’envergure (tant en formation initiale qu’en formation continue) n’a-t-il jusqu’ici été lancé pour l’ensemble des personnels enseignants. Mais, malgré les efforts entrepris, les résultats sont décevants et le constat est négatif.

    Pourquoi ? Simplement parce que, s’agissant de l’aggiornamento d’un système d’enseignement et de pensée éducative et non simplement de la maîtrise d’outils ou de pratiques, la formation seule est insuffisante. Elle doit s’inscrire comme l’une des priorités d’un processus beaucoup plus large de conduite du changement, qui doit en comporter d’autres : définition d’un objectif clair et partagé pour l’avenir du système, communication, participation, travail de réflexion collaboratif, définition des étapes et des priorités, motivation des personnels, révision des missions de l’enseignant, des programmes et des modes d’évaluation individuelle et collective, et, bien entendu, apport de formation orienté sur les priorités nouvelles.

    Pas plus pour les élèves que pour les enseignants, la révolution numérique ne se gagnera par un effort « ordinaire » de formation.

  • L’imaginaire des révolutions : comparaison n’est pas raison

    L’imaginaire des révolutions : comparaison n’est pas raison

    Face au numérique, les historiens, les sociologues mais surtout les philosophes, établissent fréquemment un parallèle entre la révolution de l’imprimé en 1455 et la révolution numérique aujourd’hui. Les réflexions qu’inspire cet apparent parallélisme peuvent, par ailleurs, considérablement diverger.

    Dans le cas d’Umberto Eco (N’espérez pas vous débarrasser des livres, avec Jean-Claude Carrière), c’est pour minimiser la portée de la révolution numérique au regard de la révolution du livre. Dans le cas de Michel Serres (Petite Poucette), c’est au contraire pour mettre sur un pied d’égalité les deux révolutions dans l’histoire de la pensée, de l’accès au savoir et des bouleversements sociétaux.

    Mais dans l’un et l’autre cas, comparaison n’est pas raison. Confondre, dans l’imaginaire collectif, les deux révolutions, n’est pas sans conséquence sur la façon dont nous pouvons concevoir aujourd’hui la nature, la portée et les enjeux de la révolution numérique.

    Qu’on considère la révolution de Gutenberg au XVe siècle. C’est une révolution (par ailleurs passée relativement inaperçue dans les premières années) qui affecte moins la production des savoirs que leur diffusion. Mais, en fait, pour l’observateur d’alors, il n’y a guère de différence, tant dans la réalité de l’objet que dans le mode de lecture, entre une bible manuscrite produite par un copiste et une bible imprimée de Gutenberg. La forme de l’objet – le codex substitué au volumen – est établie depuis plusieurs siècles. Elle est appelée à rester pérenne jusqu’à nos jours et sera seulement ébranlée puis enrichie par la révolution du livre de poche.

    Par rapport à la situation antérieure, les différences essentielles résident :

    –  dans la rapidité de composition et de multiplication des « copies » (massification progressive de la production et de la diffusion, réduction des coûts) ;
    –   dans la fiabilité et la sécurisation du processus, qui assure de la conformité de chaque exemplaire au modèle initial (exclusion de l’aléa de copie) ;
    –   dans l’émergence d’un métier « civil » (l’imprimeur-libraire substitué aux ateliers de copistes) et d’un nouveau circuit économique de la production et de la diffusion du livre.
    Le nouveau modèle économique, tant au niveau de la production que de la diffusion, va se trouver assez rapidement stabilisé et permettra, dans les siècles suivants, production de masse et diffusion des savoirs.

    Mais si la diffusion des savoirs a pu être considérablement accrue, les savoirs eux-mêmes n’ont pas été profondément altérés ou modifiés, sauf, plus lentement, grâce à la circulation plus large des idées. Il en va tout autrement pour la révolution numérique. Si l’Internet prolonge et amplifie, de façon exponentielle et progressivement peu contrôlable, la massification des savoirs diffusés, elle a avant tout un impact direct :

    –  sur les processus mêmes de constitution et de production des savoirs : en entrant dans des logiques horizontales substituées à des logiques jusqu’ici verticalement ordonnées, c’est à la fois la structure des connaissances elles-mêmes et la structuration de leurs interrelations qui se trouvent affectées ; dès lors tous les processus didactiques sont très directement impactés ;

    –  sur les processus de cognition, de lecture ou de décryptage et plus largement de construction des savoirs individuels ; dès lors tous les processus d’apprentissage se trouvent eux aussi remis en cause.

    La révolution numérique a donc quelques points communs avec la révolution du livre (multiplication des accès à la connaissance, émergence d’un nouveau modèle économique), mais son impact sur les structures mêmes de la pensée est d’un tout autre ordre. A la différence de celle-ci,

    – elle implique inévitablement une remise en cause du système d’enseignement (didactique, pédagogie, apprentissage)

    – elle va dans le sens d’une complexification croissante des processus de production des connaissances et d’un poids accru de l’aléa dans l’accès au savoir et dans les processus de décryptage ;

    – elle ne saurait imposer rapidement un modèle (formel, technique, social, économique) stable et pérenne, tant elle dépendante d’une avancée incessante et progressive des technologies. Les modèles qu’elle propose ne sauraient être conçus dans ces conditions que comme des modèles glissants.

    Dans la même série, voir aussi « Conception et fantasme : les ruses du diable »

     

     

     

  • Conception et fantasme : les ruses du diable

    Conception et fantasme : les ruses du diable

    Penser le numérique en éducation, c’est toujours se projeter dans l’avenir, concevoir sur la base de ce qu’on connaît, de ce qu’on attend et de ce qu’on espère, un projet ou un modèle éducatif. C’est là que l’imaginaire et, plus souvent, le fantasme interviennent.

    Car, dans cette démarche prospective, pour penser les modèles du futur, il faut disposer d’un outillage conceptuel et lexical adéquat. Or, le champ du numérique éducatif (technologies, ressources, modes d’apprentissage) a été très tôt investi par un lexique anglo-américain, venant des pays pionniers en la matière. Le lexique français des TICE révèle à la fois une imprécision des concepts utilisés, un attachement à préserver les notions éprouvées de l’éducation traditionnelle (cartable, ardoise, tablettes, tableau, multimédia, informatique, manuel numérique) et souvent une incapacité à traduire et transposer les concepts anglo-saxons, appuyés sur des pratiques pédagogiques étrangères aux nôtres.

    Ce lexique est surtout révélateur de l’imaginaire et des fantasmes qui sous-tendent depuis 50 ans cette construction de l’esprit qu’est l’école numérique de demain.

    A travers les évolutions lexicales et conceptuelles se dessinent plusieurs âges de la conception du numérique éducatif. A chaque étape, un fantasme s’installe, une illusion, une crainte, dont il reste toujours un substrat, même des décennies plus tard.

    Plusieurs âges de la conception du numérique éducatif

    La période la plus ancienne, des années 20, avec Pressey, aux années 1960 avec Skinner et Crowder, reste encore dominée par ce qu’on peut appeler l’illusion mécaniste : la technologie permet de concevoir des « machines à enseigner », progressivement au service d’un enseignement programmé. De cette période, subsistent encore aujourd’hui une crainte, sans nul doute infondée (celle de l’enseignant remplacé par une machine), mais aussi l’idée que la technologie permet un apprentissage de l’élève en complète autonomie (transmission des connaissances, mémorisation, exercices, auto-évaluation, progression), à condition que le processus didactique ait été correctement programmé.

    En corollaire, s’est installée l’idée qu’une programmation fine pouvait permettre l’adaptation aux caractéristiques particulières de chaque élève, à son rythme propre d’apprentissage, dans une perspective d’individualisation d’une relation pédagogique élève/machine.

    Le plan « Informatique pour tous » dans les années 80

    La seconde période, dans les années 80, centrée autour du plan « Informatique pour tous » de 1985, traduit, dans les termes mêmes,

    l’émergence d’une autre illusion, qui fait de la technologie (« informatique ») l’instrument « démocratique » d’une transmission massive et égalitaire des savoirs (« pour tous »).

    Une idée s’en dégage, qui a la vie dure : celle que les technologies numériques gomment les différences culturelles, égalisent les niveaux de compétence et par leur aptitude à mobiliser l’attention des jeunes permettent de récupérer les décrocheurs de l’École.

    Pourtant aujourd’hui les fractures culturelles dans l’usage du numérique sont parfaitement mises en évidence.

    Apparition du « multimédia éducatif »

    Une troisième période, dans la décennie suivante et avant l’irruption de l’internet est celle qu’on pourrait appeler du « multimédia éducatif ». L’intérêt se déporte sur les contenus didactiques et surtout sur les supports de l’information ou de la pratique pédagogique : les mêmes contenus, guidés par une illusion syncrétique, se présentent de façon conjuguée sur différents supports (CD Rom, vidéo, imprimé). C’est l’époque des livres-CD.

    De cette période subsiste confusément la notion déquivalence des supports imprimés et numériques, qu’on retrouve dans les manuels numérisés, voire dans la plupart des manuels numériques de première génération. En corollaire de cette équivalence, le dispositif numérique apparaît utile mais toujours subsidiaire.

    Et si c’était des TICE…

    Avec l’arrivée d’internet, des messageries, des espaces numériques de travail et des tableaux blancs interactifs, les TICE (technologies de l’information et de la communication pour l’éducation) dominent le début des années 2000, et installent une conception à la fois utilitariste et techniciste du numérique : le développement des TICE correspond à celui d’outils, utilisant des ressources éducatives, principalement dans l’espace de la classe, plus exceptionnellement au domicile des élèves, permettant de faire de façon plus ludique ou plus efficace, ce qui reste la mission fondamentale de l’École, « transmettre les savoirs ».

    Ou tout simplement du « numérique« 

    Depuis les trois ou quatre dernières années, le générique « numérique » a été utilisé (notamment par les chercheurs et d’abord dans le domaine de l’enseignement supérieur) pour désigner à la fois les équipements, les contenus, mais aussi les modes d’apprentissage et les pratiques pédagogiques qui leur sont liés., autrement dit l’ensemble des éléments d’une « culture numérique ».

    Cette approche d’un concept global était de nature à conduire à une remise en cause fondamentale des modèles de notre système éducatif. C’est pourquoi, concomitamment et par réaction frileuse, s’est développée une idée nouvelle :

    il n’existerait pas un « numérique » mais « des » numériques

    (numérique sociétal et numérique éducatif ou scolaire, numérique propre à chaque discipline, secteurs cloisonnés du numérique, tels les manuels, les environnements de travail, les environnements d’apprentissage, la formation à distance, et l’éducation numérique informelle).

    Ce sectionnement de la réalité numérique vise en fait, inconsciemment, à dissimuler l’enjeu majeur au profit d’expérimentations particulières et à occulter l’importance du phénomène et de ses conséquences. « La plus subtile ruse du diable », fait dire John Huston à l’un de ses personnages [1], « est d’avoir fait croire au monde qu’il n’existait pas…Et pourtant il existe… »

    Cette tactique de l’esquive permet d’oublier la caractéristique essentielle du numérique : il ne s’agit pas de l’outil subsidiaire d’un système de transmission des savoirs. Il constitue l’entrée dans des logiques nouvelles et radicalement différentes de pensée, d’accès à la connaissance et de construction des savoirs. De ce fait, il met en cause tous les modèles qui sous-tendent notre « paradigme scolaire ».



    [1] Dans le film « Le dernier de la liste ».