A bien y regarder, peu de choses dans son histoire prédestine le système éducatif français à l’appropriation et à l’usage innovants des technologies et des réseaux numériques d’information et de communication car fondamentalement l’accès à la connaissance y procède plus de la théorie, de la spéculation et du droit que de la pratique, de l’expérimentation et de la coutume, parce que son organisation s’appuie sur une conception hiérarchisée, ordonnancée et cloisonnée des savoirs et des compétences qui leur sont associés, parce qu’il est l’émanation et la matrice d’un processus séculaire de centralisation de l’exercice des pouvoirs et des systèmes d’information et de renseignements qui l’ont permis.
Classes et classements, cartes et rythmes scolaire, programmation et inspection, évaluations et notations, contrôles et devoirs, ordonnés par l’Etat au nom de la Nation sont quasi-orthogonalement opposés à l’autonomie nécessaire aux apprentissages latents mais aussi au partage, aux échanges, aux hybridations d’information, de savoirs, de compétences de pair à pair, à l’organisation de petites communautés collaboratives d’enseignants et d’apprenants constitués en réseaux de proximité ou en voisinage lointain, à distance, comme Internet le permet désormais au quotidien.
Certes partout, l’évidence du recours aux nouvelles technologies s’est imposé. Certes partout depuis dix ans, se sont multipliées les expérimentations. Mais force est de constater premièrement que leur généralisation est attendue du haut, top-down, et qu’elle risque de se faire attendre comme on attend Godot (d’ailleurs qu’attendre des Etats-Nation à l’heure de leur remise en cause par la mondialisation des contraintes) et, deuxièmement, que nous n’osons pas imaginer que la mutation numérique soit telle que les principes, les infrastructures, les lieux physiques même de l’enseignement scolaire, son organisation, aient à changer ou plus exactement à vivre une metamorphose.
Ainsi, par exemple on pense qu’ad vitam aeternam, les élèves continueront à rejoindre tous les jours leur travail posté, leur établi, dans des classes d’âge identique juxtaposées les unes aux autres dans des établissements architecturalement identiques, comme on allait à l’usine autrefois, du temps de la France industrielle, ou au bureau du temps où les services administratifs ne pouvaient pas avoir l’idée qu’ils puissent être eux aussi dématérialisés et rendus en ligne.
Concevoir quelques utopies imparfaites…
Sans doute du fait d’une intériorisation poussée des contraintes, et parce que nous pensons la théorie avant de penser la pratique, nous nous interdisons de formuler des utopies concrètes et donc forcément imparfaites, nécessaires à la métamorphose par touches, de notre système éducatif.
Une première piste raisonnablement utopique serait par exemple de promouvoir la classe inversée comme cela s’expérimente en Norvège. L’idée de base est simple. Ce sont les cours qui, sous forme de vidéos et de didacticiels réalisés et/ou choisis par l’enseignant, sont donnés à découvrir et à apprendre en ligne aux élèves, à la maison ou pendant des temps d’études en médiathèque, et ce sont les devoirs et les exercices qui sont faits en classe, en groupe ou individuellement, avec l’aide de l’enseignant.
A elle seule, surtout si elle n’est pas systématisée, cette inversion introduit un autre rapport entre les enseignants et les élèves, entre le présentiel et la distance, entre les enseignants entre eux qui peuvent s’appuyer sur l’échange des ressources multimédia qu’ils ont créés et/ou assemblés, entre les élèves dont la collaboration peut être encouragée et organisée en classe et en ligne, etc…
Mais point d’inversion possible sans formation initiale et continue des enseignants à l’écriture multimédia, à la mise en scène et en ligne de leur production pédagogique. Rien de possible bien sûr, sans matériel et réseau adéquates…
Une deuxième piste plus utopique mais pas moins raisonnable pourrait être de se dire que la possibilité sera demain ouverte aux élèves d’être inscrits dans des superclasses coopératives, multiniveaux et hybrides car mixant l’enseignement en présentiel et à distance grâce à la mise en réseau des ressources, des outils pédagogiques et des méthodes d’évaluation et leur mobilisation pour baliser et former un parcours d’acquisitions et d’apprentissages centré sur chaque élève.
Concrètement, et sans rentrer ici dans le détail, cela voudrait dire qu’une classe pourrait gonfler jusqu’à 150 élèves, être prise en charge par des équipes pédagogiques assurant des fonctions de cours traditionnels et/ou inversés, d’animation et de tutoring des apprentissages multimédia en présentiel et à distance, d’organisation des coopérations entre élèves en fonction de leurs acquis, d’évaluation collective des progrès de l’élève au regard d’unités valeurs acquises personnellement (comme à l’université) et de son investissement dans la coopérative apprenante ainsi constituée.
Cela voudrait dire aussi pour l’enseignant, des temps de travail différenciés du fait de l’éclatement de son métier en plusieurs sous-métiers complémentaires assurés en équipe, indifféremment en présentiel et en ligne: prof magistral, animateur et entraîneur, co-évaluateur, co-gestionnaire.
Cela signifierait encore une refonte architecturale des établissement scolaires, la possibilité aussi de créer de nouveaux espaces scolaires plus petits, moins concentrationnaires, plus ouverts sur leur environnement, sur la vie sociale et économique de proximité. Ce n’est pas moins que l’aménagement du territoire, les conditions de vie et de travail, les déplacements qui s’en trouveraient progressivement transformés tant dans les bassins de vie ruraux, péri-urbains qu’urbains.
Conclusion : inventer un récit positif pour l’éducation à l’âge numérique …
En introduction, il était question de pastèques mutant en groseilles. Cette métaphore était empruntée à Pierre Radanne, ancien Président de l’Agence pour le Développement des Economies de la Maîtrise d’Energie et spécialiste international des politiques énergétiques de lutte contre le réchauffement climatique. Dans une récente conférence à l’Assemblée des Départements de France devant les élus territoriaux, Pierre Radanne expliquait, qu’en toutes choses en France on tend à privilégier des solutions globales, lourdes, identiques pour tous et régulée centralement parce ce sensée être les plus rationnelles et efficientes. La politique du nucléaire en étant la caricature.
Or, démontrait Pierre Radanne, les contraintes environnementales comme d’épuisement des matières premières nous conduisent à ne plus concevoir la production d’énergie à partir de grosses centrale, de «grosses pastèques» mais à partir de «grappes de groseilles», d’une multitudes de petites unités de production autonomes gérées en réseau grâce aux technologies de l’information.
Cette métaphore est d’autant adaptée au système éducatif que c’est de lui dont dépend l’avenir et la façon nous allons négocier le changement de civilisation en cours. Lors de tel changement les fonctions les plus utiles sont d’une part l’imagination et la créativité et d’autre part la conception d’un récit de vie positif suscitant l’empathie et l’adhésion.
Ce n’est plus du ciel, d’une parole unique, que tombera comme autrefois ce récit. Il se formulera progressivement dans les échanges d’information et de savoirs, au sein des réseaux collaboratifs, dans les nouvelles coopératives d’apprenants, à proximité dans les territoires, et deviendra une évidence, lorsqu’ un enfant de 7 ans saura l’exprimer.
Fin de la dernière partie// ORME 2.12 Marseille, Jean-Pierre Quignaux