Les digital natives ne sont pas encore nés…
L’institution scolaire, bien avant que les médias et le commerce s’y intéressent, a été comptable de l’utilisation des temps de cerveaux disponibles et des corps qui les sustentent. Cette institution plonge sa raison d’être dans plus de 2000 ans d’histoire et nous ne sommes qu’à l’aube de la convergence numérique des médias, c’est-à-dire du fait de disposer partout et à tout moment sur un même support de tout ce qui a été et est diffusé sous forme d’images, d’écrits et de sons.
A cet égard, c’est un peu trop vite que l’on a affublé les gamins nés après 2000 du nom de «digital natives», de «génération numérique».
Tous ne sont pas nés avec des parents disposant d’un ordinateur et d’internet à la maison, loin s’en faut. Rarissimes sont ceux qui, dés la primaire, ont fait l’expérience d’avoir un maître ou une maîtresse passant sans problème de la craie et des bâtonnets à une console de jeu, une game-boy ou une nintendo DS, pour leur apprendre à lire ou compter.
Par ailleurs, les effets de la convergence numérique ne commenceront à se faire massivement sentir qu’avec les nouvelles infrastructures à très haut débit optique et surtout radio rendant possible l’accès immédiat , sans fil à la patte, en mobilité, à tous les écrans, à tous les programmes, au creux de la main , sur les prochaines générations de «smartphones», véritables couteaux-suisses à tout faire dans l’univers numérique, ou sur les ardoises toujours plus magiques que sont déjà en train de devenir les tablettes numériques.
Un système d’éducation met 70 ans minimum pour se transformer et porter ses fruits, le temps que des formateurs-pionniers forment en masse les formateurs des enseignants de terrain de demain.
Si ces formateurs-pionniers sont demain les «digital natives» nés après 2000, alors, dans le meilleur des cas, ce n’est qu’après 2050 que les transformations numériques du système éducatif désirées commenceront à porter leurs premiers fruits et que ce n’est que 20 ans après le système aura achevé sa métamorphose.
En fait, les questions qui se posent aujourd’hui sont de savoir à quels nouveaux principes d’éducation devraient former ces formateurs-pionniers, sur quelles bases d’analyse des transformations sociétales de long terme et pour quelle utopie pour la société de demain ?
La première réponse est dans le mot Education lui-même. Eduquer vient du latin ex-ducere, qui veut dire «conduire hors». La question essentielle qui vient ensuite est «hors de quoi ?» Hors de quoi doivent nous guider les nouveaux principes d’un système d’éducation qui est à inventer pour la deuxième partie de ce siècle ?
La réponse paraît évidente : «hors de l’histoire, hors de la tradition» qui aboutissent aux errances, aux impasses et aux mal-être d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui structure cette tradition, cette vieille histoire dont l’héritage premièrement nous paraît sans avenir ou tout du moins obsolète pour tirer pleinement partie des outils et réseaux de collecte, de traitement et de diffusion de l’information et des connaissances et, deuxièmement, nous empêche d’oser formuler des utopies raisonnables à partir de ces outils.
L’histoire du système éducatif français est celle de ses différentes couches sédiments et c’est de leur gangue qu’il faut envisager de dégager nos neurones.
S’extraire du passé ?
S’extraire d’abord d’environ une douzaine de siècles de sédiments déposés par l’éducation antique et les premiers siècles du christianisme en occident. Celle de Sparte, d’Aristote et de Rome tout d’abord dont les buts étaient de dresser les corps et les esprits par la souffrance à la discipline de la vie collective et de sélectionner les futurs élite militaires et gestionnaires susceptibles de reproduire et d’accroître la sécurité, la puissance et la violence de l’Etat.
A Sparte, le pédagogue, le pédonome (paidomos) y était en permanence flanqué par les mastogophoroi, porteurs de fouets, souvent des jeunes citoyens parvenus à cet honneur après «en avoir bavé». Comme l’a montré l’historien Henri-Iréné Marrou, la violence était omniprésente dans les institutions éducatives de la Grèce Antique et de Rome dont Aristote avait professé : «que le jeu ne doit pas être le but de l’éducation, que l’on ne s’amuse pas en apprenant, que la douleur est compagne de l’étude».
Ces principes antiques de l’éducation sont toujours là. Les premiers siècles du Christianisme n’ont pas adouci la pédagogie sélective et punitive de l’école païenne antique car elle a utilisé les écoles grecques et romaines pour prendre en main la formation réservée aux futurs clercs. Selon le sociologue Durkheim, ce fut là la véritable naissance de l’école, c’est-à-dire d’un milieu moral organisé, voué autant à façonner les idées et les sentiments de l’élève, à le discipliner par la contrainte psychique et physique, qu’à la transmission des connaissances.
Une autre couche de sédiments épaisse d’une dizaine de siècles, s’est déposée ensuite à partir des carolingiens qui ont multiplié avec la bénédiction papale, les écoles destinées à l’instruction des laïcs destinés à gérer l’Empire d’Occident et sceller ainsi le sort de l’école dans l’entre-deux du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel.
Au XVIe siècle, portés par le développement de l’imprimerie et la concurrence entre Réforme et Contre-Réforme, fleurissent les premiers collèges qui sont conçu comme des lieux d’enseignement et de surveillance d’une population dont il fallait compter les âmes pour savoir dans quel camp les mettre.
Les collèges rangent les élèves par âge, par classes de niveau et instituent les examens de passage. Les compagnies de prêtres et de religieuses enseignants (Jésuites Oratoriens, barnabites) nées dans le courant du XVIe sicle s’en emparent et le pouvoir royal s’emploie à promouvoir, protéger et soutenir l’emprise des Congrégations religieuses sur l’école jusqu’au milieu du XVIIIe.
C’est à partir du XVIIIe siècle, sous l’influence des philosophes des lumières, que commence à se déposer la troisième couche sédimentaire dans laquelle nous sommes toujours. Pourquoi ?
Parce que les sciences et les techniques commencent à démultiplier les moyens du développement matériel et que la puissance de l’Etat monarchique instauré par Louis XIV et perpétué par Louis XV et Louis XVI nécessite un enseignement plus utilitaire répondant aux besoins simultanés de l’industrie, du commerce et des armées. Louis XV supprime la Compagnie de Jésus en 1764 et crée l’Académie des Sciences en 1666.
La voie est ouverte à la création des écoles royales techniques et militaires. Une grande place est y faite aux mathématiques et aux langues étrangères, au détriment des lettres classiques et de la religion. Pour les disciples du cartésianisme comme le philosophe Bernard Lamy (1640-1715), point besoin de pédagogie ouverte car la connaissance n’est pas forcément une bonne chose. L’homme « est corrompu par la curiosité qui le détourne de sa fin« . Du point de vue de l’utilité, Bernard Lamy et ses disciples jugeait par exemple que seules les mathématiques pouvaient donner une formation de base car « les vérités qu’elles enseignent sont simples et claires« .
Pour d’autres philosophes plus humanistes, l’important n’est plus d’apprendre pour se donner les moyens de devenir un homme, un bon sujet, un bon chrétien, un bon gestionnaire, un bon officier, mais d’apprendre pour travailler au bonheur matériel de l’humanité.
Couplée aux besoins militaires, l’école utilitaire, politico-économique, scientifique et technique, industrielle et commerciale, administrative et gestionnaire se profile. Il s’agit dés lors d’imprimer « à l’éducation publique le caractère précieux d’éducation nationale » : une éducation qui relève principalement de l’Etat et qui doit être uniformisée dans tous les établissements du royaume.
La Révolution ne fera qu’amplifier le mouvement. Plus tard, tout en redonnant des gages à l’éducation religieuse, Napoléon va organiser le nouveau système, le hiérarchiser, le rationaliser, le territorialiser avec la création des académies et des inspections.
Vers l’Ecole a-normale ?
La rationalisation, l’uniformisation, l’obligation de l’instruction se déploiera définitivement avec la Troisième République sous la pression des besoins militaires (Les prussiens vainqueurs en 1870 étaient mieux instruits), de la Révolution Industrielle qui a besoin d’ingénieurs, de contremaîtres et de techniciens, de la colonisation qui a besoin de cadres administratifs,…
Les lois de Jules Ferry de 1881 de 1882 consolident le régime républicain laïque en inscrivant dans son ADN l’idée d’une république scientifique, technique, savante, industrieuse, travailleuse, méritocratique et universaliste seule capable d’apporter le Progrès matériel et moral au plus grand nombre et de faire ainsi rayonner le Génie français.
En fait, avec la conscription obligatoire née avec la Révolution Française et instituée en 1798, l’école laïque, gratuite et obligatoire a été, l’un des instruments essentiels de «nationalisation de la société» par l’État, de la formation de l’Etat-Nation français conçu comme un tout omniscient et polytechnique et dont l’Education Nationale s’est toujours voulu depuis lors la matrice, l’outil et la gardienne.
Après la seconde guerre mondiale sous la pression du baby-boom, la locomotive du progrès matériel et social par l’éducation, par l’instruction publique généralisée et générale, conduite par l’élite républicaine de ses ingénieurs et technocrates issue de ses grandes écoles s’est élancée sur la voie de la démocratisation, de la massification scolaire sans trop chercher à s’interroger ni sur les principes fondamentaux qui la caractérisent et qui la propulsent ni sur sa destination.
En fait, presque toute l’histoire de l’Education en France se résume dans la mise à angle droit, dans la mise à l’équerre, à la norme, des apprenants. L’Ecole Normale n’est-elle par l’Ecole Norma (équerre en latin), l’école de l’abscisse et de l’ordonnée, de la règle et de la réglementation, de la mise en ordre du vivant et de la nature par l’exercice de la Raison incarnée à son sommet par l’Etat-Nation et par l’ensemble de ses serviteurs missionnés à vie pour en faire fonctionner les rouages ?
Fin de la troisième partie // ORME 2.12 Marseille, Jean-Pierre Quignaux