Il considérait que la parole écrite était inflexible: le discours « vivant » est dynamique et prêt à être découvert et interrogé par le dialogue. Dans le discours « mort » de la parole écrite, les mots semblent nous parler comme s’ils étaient eux-mêmes intelligents. Une fois écrits, ils continuent à raconter la même chose pour toujours, quoique nous en pensons. Les mots écrits sont susceptibles d’êtres confondus avec la réalité et les lecteurs peuvent obtenir la fausse impression de bien comprendre quelque chose quand ils ne font que commencer à le comprendre.
Il considérait que l’écriture détruirait la mémoire : l’effort de mémoire permet la transmission orale et préserve une mémoire culturelle tout en améliorant la compréhension personnelle de chacun. Le lecteur ne peut pas s’approprier le texte sur une page comme il le peut avec celui qu’il a mémorisé.
Il considérait que nous perdrions la maîtrise de la langue : la lecture représente une perte de contrôle de nos connaissances. On ne peut pas savoir qui va lire notre texte et comment cette lecture sera interprétée. Une fois qu’une chose est écrite elle peut tomber dans les mains de ceux qui la comprennent tout aussi bien que de ceux qui n’en comprennent rien. Le texte ne peut pas s’adapter pour répondre aux différents besoins des différents publics et quand il est maltraité, il ne peut pas se défendre. Les dérives sont possibles de tous les côtés.
Socrate ne nous a pas laissé d’écrits, mais heureusement que son disciple Platon avait moins de scrupules, ce qui nous permet d’avoir un compte-rendu des meilleurs arguments Socratiques.
Plus de deux mille ans plus tard, sommes nous en mesure de répondre aux préoccupations de Socrate ?
L’écrit est devenu un élément essentiel de la transmission culturelle et nous dépendons tellement de la parole écrite qu’il est impossible d’imaginer notre monde sans elle.
Face à un Socrate du 21eme siècle, nous pourrions commencer par rappeler qu’il est inconcevable aujourd’hui qu’un individu ou même un groupe puisse acquérir toutes les connaissances humaines. Nous pourrions lui expliquer la nécessité absolue d’avoir des textes écrits pour pouvoir rassembler la totalité de nos connaissances contemporaines dans une forme capable d’être partagée et comprise par nos concitoyens de la république humaine des connaissances.
Nous pourrions également lui démontrer que l’avancée de l’écrit n’a étouffé ni le dialogue ni le débat, il en est en fait le principal moyen.
C’est généralement en langue écrite que nous proposons, que nous partageons et que nous contestons nos idées nouvelles. On pourrait convenir que l’écrit est sujet aux abus, y compris ceux que l’auteur n’aurait pas pu prévoir, mais on pourrait aussi montrer que le développement de l’alphabétisation généralisée et la lecture critique peuvent protéger contre ces abus.
Bien que la mémoire n’a pas été détruite, nous apprenons beaucoup moins par coeur qu’autrefois et la pratique routine de la mémoire est bien moins valorisée hormis à des fins très spécifiques. Nous avons remplacé la mémoire par une gamme de compétences de recherche sophistiquée qui nous aide à sélectionner précisement ce dont nous avons besoin parmi la masse des sources écrites disponibles et à en évaluer la validité. Le plaisir d’apprendre un poème, une chanson ou une citation préférée par cœur est toujours à notre disposition et même si nous ne récitons plus les grands poèmes épiques notre mémoire nous sert quotidiennement dans toutes sortes de situations complexes.
L’inquiétude de Socrate au sujet de l’impact négatif d’une nouvelle technologie de communications a été réitéré à chaque cycle suivant de révolution en communication.
L’imprimerie encouragerait-elle une propagation de l’hérésie et appauvrirait-elle la culture? La photographie et puis le cinéma entraîneraient-ils la fin de la peinture et du théâtre? Le téléphone et l’email détruiraient-ils l’art d’écrire? A chaque étape certains craignent que les pertes l’emporteraient sur les gains, mais une fois qu’une nouvelle technologie de communication s’implante et mûrit, nous trouvons éventuellement qu’elle renforce les interactions humaines et qu’elle permet aux anciennes technologies de s’adapter et de trouver un nouveau rôle.
Nous sommes aujourd’hui en pleine révolution de la communication.
La connectivité mondiale à grande vitesse entre les individus, la création de ressources accessibles, interrogeables et interactives intégrant l’image, le son et l’écrit ; tout cela nous offre de merveilleuses possibilités éducatives. Les enseignants ont toujours été soucieux d’appliquer les nouvelles techniques pour renforcer l’apprentissage, mais il faut du temps pour percevoir leurs avantages.
Ceux d’entre nous qui ont vécu l’introduction des premiers ordinateurs en classe se souviendront qu’ils nous offraient très peu de valeur éducative. L’incorporation technologique nécessite un temps de scepticisme, d’expérimentation et de réflexion.
En tant qu’enseignants, nous devons incorporer ces nouvelles technologies dans notre boîte à outils tout en posant le même genre de questions que poserait Socrate : Que risque t’on de perdre? Quels aspects des anciennes technologies faudrait-il préserver ?
Dans leur essai Questions for a Reader dans la collection Stop what you’re doing and read this (Vintage 2011) Maryanne Wolf et Mirit Barzillai décrivent certains des défis du numérique pour le lecteur contemporain :
« Les lecteurs de demain apprendront-ils à ne réclamer que la simplicité, la rapidité et l’explication par un autre ? Ou seront-ils plongés dans l’innovation technologique, devenus habiles à faire le triage et l’évaluation critique de différents types de lecture en fonction de leurs intérêts et de leur but ; recherche, compréhension? …La souplesse du texte numérique…pourrait-elle améliorer l’expérience de la lecture pour les lecteurs, les propulsant vers un engagement plus profond avec le texte, ou est ce que tout cela ne fera que multiplier les distractions? »
Selon Wolf et Barzillaï, pour réussir leur apprentissage, les étudiants auront besoin de :
« connecter des compétences de lecture profonde aux compétences de traitement de l’information afin d’être en mesure d’utiliser les ressources et les plates-formes du 21ème siècle judicieusement. La tâche est de comprendre comment le faire. »
Le numérique n’est pas une mode passagère ou une tentative de pertinence. Nous ne voulons pas niveler vers le bas pour atteindre une génération en-ligne avec leur prétendue courte durée d’attention.
Les enseignants qui connaissent bien leur sujet, qui ont des objectifs clairs et qui comprennent l’apprentissage doivent développer et sélectionner les meilleurs matériaux possibles et s’en servir intelligemment pour renforcer l’acquisition des connaissances et de la compréhension approfondie. Ils doivent également se servir du numérique pour partager leurs bonnes pratiques pédagogiques et éviter de réinventer la roue.
Tout en faisant cela, nous devons rappeler que pour un apprentissage réussi, il faut pouvoir se concentrer, penser, parler, écouter, lire et écrire en profondeur. Par conséquent, nos objectifs pour le numérique doivent êtres ambitieux.
Nous voulons que nos étudiants puissent naviguer l’internet pour les commentaires et les sommaires de livres mais aussi qu’ils puissent lire des livres entiers et et en former leur propres opinions. Nous voulons qu’ils puissent tweeter mais aussi qu’ils puissent écrire une bonne rédaction, qu’ils puissent critiquer leurs études avec leurs camarades tout en s’engageant dans un effort personnel soutenu.
Bref, nous devons développer des étudiants qui peuvent maitriser tous les moyens à leur disposition pour enrichir leur apprentissage et leur vie.
Il se pourrait bien que l’exploitation du numérique par des enseignants experts et créatifs puisse les libérer et leur permettre d’engager leurs étudiants de plus en plus en dialogue « Socratique ». Le grand philosophe approuverait certainement.