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  • L’autonomie des établissements, pourquoi ?

    L’autonomie des établissements, pourquoi ?

    Avant 1992, les lycées anglais (les sixth form colleges qui scolarisent les jeunes de 1ere et de terminale) étaient gérés par leurs municipalités comme les collèges et les écoles. Depuis une loi du gouvernement Conservateur qui a ‘incorporé’ tous les lycées, nous sommes entièrement indépendants des collectivités.

    Nous sommes donc très autonomes ; quasiment des entreprises privées quoique financées par le gouvernement.

    En revanche, il nous faut subir des audits et des inspections très sévères et faire preuve assez constamment de notre performance par rapport aux moyennes nationales.

    Effectivement, je suis un chef d’entreprise, sélectionné par un conseil d’établissement auquel je réponds. Nous sommes entièrement responsables du projet d’établissement, des priorités budgétaires, la gestion du budget, l’immobilier, les investissements financiers, y compris les prêts commerciaux,  le maintien, la rénovation et la reconstruction de l’immobilier, du nombre, des structures et du recrutement de tous les employés y compris leurs contrats, leurs salaires, leurs conditions de travail et leur formation continue.

    Nous sommes aussi responsables du choix des programmes, du recrutement et de la sélection des étudiants, leurs heures de cours, la politique générale éducative de l’établissement y compris nos programmes de soutien et d’encadrement et nos programmes d’enrichissement éducatif.

    Nous décidons aussi notre orientation envers nos concurrents, notre politique de marketing et nos choix de partenariats régionaux, nationaux et internationaux.

    Au niveau stratégique, je réponds directement au conseil d’établissement et je suis soutenu par une équipe de gestion de 8 autres cadres supérieurs. Au niveau juridique et financier je réponds à un organisme semi-autonome (the Education Funding Agency) qui nous finance et qui fait partie du ministère de l’éducation.

    Cette large marge d’autonomie n’est limitée que par un financement public de plus en plus étroit. Nous sommes financés essentiellement en fonction du nombre d’étudiants recrutés l’année précédente. Pour recevoir un financement maximal chaque étudiant doit suivre un programme assez proscrit. Ces dernières années, nous avons subi des réductions très importantes du tarif étudiant et notre marge de manœuvre a été bien réduite. Néanmoins, chaque lycée choisit de créer un équilibre particulier des investissements qui lui sont possibles. L’autonomie que nous avons nous permet de d’innover et de répondre aux besoins particuliers de nos étudiants et de notre quartier.

    Par exemple, mon établissement a besoin d’un nouveau centre de documentation et nos espaces sociaux sont insuffisants. Nous allons donc construire un nouveau bâtiment avec une nouvelle entrée, un nouveau théâtre et un nouveau centre de documentation 3 fois plus grand que celui d’aujourd’hui. C’est un investissement qui va nous couter £8 Millions, dont £4 Millions sont déjà en réserve et £4 Millions seront fournis par le moyen d’un prêt commercial qu’il faudra financer nous-mêmes sur plusieurs années.

    Cette autonomie existe dans un contexte très marchandisé.

    A 16 ans, les jeunes ont le choix d’étudier ou ils veulent et il n’y a aucune carte scolaire ; aucun planning.

    Le gouvernement a voulu encourager la concurrence et la création de nouveaux établissements, par exemple les ‘free schools’ (espèce de charter schools a l’Américaine) ou les collèges qui peuvent ‘ajouter’ des classes de 1ere et de terminale. Dans mon quartier par exemple, nous sommes allés de 3 établissements concurrents en 2008 à 9 en 2015.  En conséquence, il nous faut faire face à ces nouveaux concurrents et dans ce cadre notre budget de marketing devient de plus en plus important.

    Cette année dans notre quartier, vous verrez affichées sur plusieurs arrêts de bus et sur les bus eux-mêmes des publicités avec des belles photos de nos étudiants les plus performants de l’année dernière.

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    Nous en sommes très fiers bien sûr, mais je préférerai dépenser ce budget pour nos programmes éducatifs. Tout cela est fait pour attirer des étudiants, ou pour éviter que nos concurrents en attirent trop !

    Nous avons plus de 2,600 étudiants et un budget annuel de plus de £15 Millions. Nous pouvons faire de la publicité et des économies d’échelle. Dans une grande ville comme Londres, nous pouvons aller recruter dans les quartiers voisins. Dans le contexte d’une concurrence croissante tous les lycées n’ont pas cette marge d’action s’ils sont moins grands ou situés en province.

    Les 93 lycées anglais ont choisi de se fédérer dans une association (SFCA : Sixth Form Colleges Association, dont je suis président) ce qui nous permet d’offrir du soutien à chaque membre, d’être en rapport avec le ministère d’une façon plus unie et de négocier collectivement avec nos syndicats. Heureusement que la marchandisation n’a pas pu rompre cette solidarité entre établissements du même type.

    Pour conclure, j’apprécie l’autonomie. Il faut bien responsabiliser les responsables et leur permettre de gérer leurs établissements sans trop de lourdes intrusions. Notre autonomie nous donne la flexibilité de pouvoir répondre rapidement aux besoins de nos étudiants. Le fait que nos employés et nos étudiants ont tous choisi de faire partie de notre communauté éducative nous permet de créer une ambiance particulière et un attachement unique à chaque établissement.

    Mais il faut aussi demander de cette autonomie : « dans quel contexte ? ». Les établissements ne sont pas des particules détachées indépendants de la société ou sans rapport les uns aux autres.  Ce qui nous manque en Angleterre c’est un système, un cadre rationnel qui permettrait un projet vraiment national pour l’éducation des jeunes de 16 à 19 ans. Dans ce vide, il n’y a que le marché, et il est bien évident que dans un marché concurrentiel il y a toujours des gagnants et des perdants. Incontestablement, ceux qui sont déjà les moins favorisés de la société seront les perdants.

    Donc, j’accepte d’être responsable et je revendique l’autonomie. Mais l’autonomie dans un vide n’est que l’ombre de l’autonomie réelle.

    Je préfèrerai pouvoir l’exercer dans le cadre d’un système national avec des valeurs nationales et un plan national susceptible d’être interprété et traduit au niveau de la région et du quartier d’une façon qui encouragerait les établissements à travailler en coopération plutôt qu’en concurrence.

    Tous les étudiants en seraient les gagnants.

    Eddie Playfair est chef d’établissement de Newham Sixth Form College (NewVIc) un lycée polyvalent inclusif de 2,600 étudiants dans un quartier défavorisé de l’Est de Londres.

  • Citoyens multilingues, société multiculturelle

    Citoyens multilingues, société multiculturelle

    Quelques réflexions sur le vécu bilingue et biculturel et ses avantages éducatifs.

    Je ne suis ni expert ni chercheur et je ne vous propose pas de résultats d’une recherche scientifique. J’enseigne depuis 30 ans dans des communautés diverses et je vous propose ma perspective personnelle et professionnelle. Mon vécu bilingue et biculturel n’est pas unique, en fait c’est l’expérience majoritaire dans tous les établissements ou j’ai travaillé.

    Mon récit personnel n’a rien de remarquable. Il commence avec le fait que j’ai une mère française et un père anglais. Cela parait simple, mais cette mère française est Corse et ce père anglais est d’origine écossaise d’un coté et huguenot français de l’autre. Déjà, la perspective se déplace du centre vers la périphérie. Corses, écossais et huguenots partagent une perspective minoritaire. Ils sont d’outre frontière, ils ont lutté pour se faire entendre et pour avoir accès au langage du pouvoir.

    J’ai été éduqué à Londres, un des plus puissants centres de gravité humains du monde. Londres, ce grand creuset métropolitain ou tout le monde est un étranger, ou chacun peut a la fois se perdre et se trouver. Mais j’étais tout aussi à l’aise au village en Corse ou je passais les grandes vacances. Un village ou l’on ne peut pas se perdre, ou les maisons sont ouvertes à tous, ou tout le monde se connaît et connaît les affaires des autres.

    J’étais donc bilingue, avec comme outils, deux langues indispensables qui me permettaient de me débrouiller dans ma ville, Londres, dans mon école, un lycée français et de pouvoir communiquer avec mes amis et tous les membres de ma famille. Je faisais la transition entre ces langues sans effort, me servant des ressources lexiques pour m’exprimer. Il n’était jamais question de traduction, seulement de choix d’expression dans une ou l’autre de ces langues.

    Si on m’avait demandé : ‘tu penses en Anglais ou en Français ?’ je ne pourrais que répondre : ‘les deux’ ou ‘ni l’un ni l’autre’.

    J’étais conscient de la culture et du rapport entre langue et culture. Certaines façons de voir les choses ou de faire les choses s’annonçaient clairement : français, anglais, corse…Mes lectures étaient différentes : Tintin et Astérix en Français, E.Nesbit et Richmal Crompton en anglais entre-autres. Mes parents avaient un cercle d’amis du monde entier, ce qui me démontrait au quotidien que les gens voient les choses, font les choses, expriment les choses de façon très différente et que chaque perspective a de valeur égale.

    On ne m’a jamais sermonné sur le besoin de respecter les autres. Le respect des autres était la norme dans la cadre de toutes les relations sociales. Il m’était évident que la différence était toujours intéressante et méritait toujours notre attention. Une perspective xénophile si vous voulez. J’ai eu très peu de contact avec des propos xénophobes et quand cela m’est arrivé j’étais assez choqué. J’ai compris éventuellement d’où cela provient et à quoi cela peut mener.

    Je suis donc bi-culturel et bi-lingue mais les passions de mes parents pour les cultures africaines et asiatiques ont créé chez nous un environnement multi-culturel et multi-lingue. J’ai été élevé dans un contexte stable mais riche en différence, à la fois très sûr et aussi très stimulant ; une bonne base pour s’ouvrir à tout ce que le monde peut offrir.

    Tout cela m’a semblé très normal mais je suis bien conscient d’avoir eu de la chance.

    Il me semble que la base de tout apprentissage est l’association du connu et de l’inconnu. Pour apprendre il faut aller vers l’inconnu, ce qu’on ignore. Nous nous servons de nos connaissances pour appréhender ce nous ne connaissons pas encore, pour construire des hypothèses et pour les évaluer contre la réalité qui nous confronte.

    Pour vraiment apprendre il faut aller chercher la différence, changer de position et voir les choses autrement, prendre une nouvelle perspective. Pas toujours facile, mais toujours éducatif.

    Devenu adulte, je n’ai pas bien maintenu mon bilinguisme, mais récemment j’ai eu le plaisir de rencontrer de nombreux collègues français et j’ai été intervenant et conférencier en France sur l’éducation. Il m’a fallu faire l’effort de communiquer mes idées plus aisément en français. L’effort de traduction a été lui-même un apprentissage. Cela m’a permis de réfléchir, et m’a obligé à questionner de que je veux dire et la précision de notre vocabulaire, autant en anglais qu’en français.

    Donc, par exemple, apprendre c’est ‘to learn’ et l’apprentissage c’est ‘learning’ mais en Anglais ‘apprenticeship’ s’applique plutôt à la formation. La ‘formation professionnelle’ c’est ‘vocational training’ qui signifie un processus plutôt répétitif. Nous n’avons pas d’adjectif ‘solidaire’ en Anglais ; ‘solidaristic’ nous semble un peu maladroit.

    Pourrions-nous parler de ‘valeurs républicaines’ en Angleterre sans être accusés de haute trahison? Et ces valeurs ressemblent-elles à nos ‘British values’?

    Et les Français ont une expression: ‘projet de société’. Comment traduire en anglais ce sentiment de vouloir un monde meilleur sans sembler utopique? Et surtout, il y a l’idée de l’Education Nationale autour de laquelle la nation se rassemble et qui se débat passionnément. Nous sommes bien fiers de notre ‘National Health Service’ mais malheureusement nous avons peu d’espoir de pouvoir créer un National Education Service.

    Toutes ces traductions ne s’appliquent pas seulement aux mots, ce sont des traductions d’idées, de perspectives et d’émotions dans le cadre d’une culture. Se prononcer dans une autre langue c’est changer la pensée et repenser les objectifs.

    Où se situe l’identité là-dedans?

    Nous construisons notre identité chacun le long de notre vie. Elle est fluide et elle est formée pas nos relations avec les autres, toujours provisoire, une œuvre en progrès, pleine de conflits et de dialectique. C’est un dialogue avec nous-mêmes et avec le monde.

    Il nous faut préserver une identité ouverte et mutable. Il faut se méfier de la politique intransigeante de l’identité fixe et de ceux qui sont convaincus que leur assemblage particulier de valeurs et de perspectives est supérieure aux autres et qui ont perdu la capacité de prendre un pas a côté pour voir le monde d’un autre point de vue.

    Ce n’est pas un souci théorique. Le chef du quatrième parti Britannique s’est plaint l’année dernière de se trouver mal à l’aise quand il n’entend que des langues étrangères dans les transports publics. Plus récemment il a proposé que les enfants d’immigrés perdent leurs droits de scolarité pendant 5 ans. Cela témoigne d’une méfiance envers l’autre et d’un désir qu’il ne se montre pas, qu’il soit exclu de l’éducation et de la vie en commun. Pas besoin d’aller chercher très loin pour comprendre les sentiments qu’il espère encourager.

    En réalité, quand nous rencontrons l’autre, plutôt que de s’obséder sur les différences nous cherchons d’abord ce que nous avons en commun; une langue, une passion, un rapport historique, des intérêts communs. A la base nous sommes tout d’abord des très humains et nous pouvons partager notre humanité commune. Nous savons tous ce qu’est la vie, le désir, la tristesse.

    Je citerai le poète Indien Rabindranath Tagore qui décrit si bien ce que nous désirons peut-être dans son poème Gitanjali : « Là où l’esprit est sans crainte et où la tête est haut portée ; Là où la connaissance est libre ; Là où le monde n’a pas été morcelé entre d’étroites parois mitoyennes ; Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité ; Là où l’effort infatigué tend les bras vers la perfection ; Là où le clair courant de la raison ne s’est pas mortellement égaré dans l’aride et morne désert de la coutume ; Là où l’esprit s’avance dans l’élargissement continu de la pensée et de l’action » (traduction d’André Gide)

    Je citerai aussi en exemple le projet Ponte-Cultura qu’anime ma sœur et qui organise des stages de musique ou les jeunes Corses et Anglais se rencontrent et partagent leur apprentissage musical et culturel.

    Vivre le multilinguisme et le multiculturalisme, c’est dépasser nos différences. L’étudiant multiculturel et xénophile est conscient de son identité plurielle, il reconnait la différence en soi-même et comprend l’autre par ce qu’après tout l’autre c’est aussi lui.

    Mais ce vécu n’est pas unique aux multilingues. Chacun peut être multilingue et multiculturel. Nous pratiquons des lexiques différents et nous jouons des rôles différents dans des contextes différents. Nous sommes tous capables d’aller vers l’autre et d’adopter une nouvelle perspective parce que nous avons tous nos identités uniques, différentes et plurielles.

    Il nous faut simplement refuser d’être prisonniers d’une seule perspective, une seule identité ou une seule voix. Il nous faut simplement rejeter les catégories étroites et les stéréotypes culturels. Ils seront suivis par l’ignorance, le mépris, la haine et la division.

    N’ayons pas peur, célébrons notre diversité, notre multilinguisme et notre multiculturalisme, en commun et en tant qu’individus. C’est là que nous trouverons notre apprentissage de la vie en commun.

    Discours à l’ occasion de la présentation des Palmes Académiques, à NewVIc, Londres le 18 Mars 2015.

  • Socrate et le numérique

    Socrate et le numérique

    Par Principal of Newham Sixth Form College (NewVIc) East London

    Il considérait que la parole écrite était inflexible: le discours « vivant » est dynamique et prêt à être découvert et interrogé par le dialogue. Dans le discours « mort » de la parole écrite, les mots semblent nous parler comme s’ils étaient eux-mêmes intelligents. Une fois écrits, ils continuent à raconter la même chose pour toujours, quoique nous en pensons. Les mots écrits sont susceptibles d’êtres confondus avec la réalité et les lecteurs peuvent obtenir la fausse impression de bien comprendre quelque chose quand ils ne font que commencer à le comprendre.

    Il considérait que l’écriture détruirait la mémoire : l’effort de mémoire permet la transmission orale et préserve une mémoire culturelle tout en améliorant la compréhension personnelle de chacun. Le lecteur ne peut pas s’approprier le texte sur une page comme il le peut avec celui qu’il a mémorisé.

    Il considérait que nous perdrions la maîtrise de la langue : la lecture représente une perte de contrôle de nos connaissances. On ne peut pas savoir qui va lire notre texte et comment cette lecture sera interprétée. Une fois qu’une chose est écrite elle peut tomber dans les mains de ceux qui la comprennent tout aussi bien que de ceux qui n’en comprennent rien. Le texte ne peut pas s’adapter pour répondre aux différents besoins des différents publics et quand il est maltraité, il ne peut pas se défendre. Les dérives sont possibles de tous les côtés.

    Socrate ne nous a pas laissé d’écrits, mais heureusement que son disciple Platon avait moins de scrupules, ce qui nous permet d’avoir un compte-rendu des meilleurs arguments Socratiques.

    Plus de deux mille ans plus tard, sommes nous en mesure de répondre aux préoccupations de Socrate ?

    L’écrit est devenu un élément essentiel de la transmission culturelle et nous dépendons tellement de la parole écrite qu’il est impossible d’imaginer notre monde sans elle.

    Face à un Socrate du 21eme siècle, nous pourrions commencer par rappeler qu’il est inconcevable aujourd’hui qu’un individu ou même un groupe puisse acquérir toutes les connaissances humaines. Nous pourrions lui expliquer la nécessité absolue d’avoir des textes écrits pour pouvoir rassembler la totalité de nos connaissances contemporaines dans une forme capable d’être partagée et comprise par nos concitoyens de la république humaine des connaissances.

    Nous pourrions également lui démontrer que l’avancée de l’écrit n’a étouffé ni le dialogue ni le débat, il en est en fait le principal moyen.

    C’est généralement en langue écrite que nous proposons, que nous partageons et que nous contestons nos idées nouvelles. On pourrait convenir que l’écrit est sujet aux abus, y compris ceux que l’auteur n’aurait pas pu prévoir, mais on pourrait aussi montrer que le développement de l’alphabétisation généralisée et la lecture critique peuvent protéger contre ces abus.

    Bien que la mémoire n’a pas été détruite, nous apprenons beaucoup moins par coeur qu’autrefois et la pratique routine de la mémoire est bien moins valorisée hormis à des fins très spécifiques. Nous avons remplacé la mémoire par une gamme de compétences de recherche sophistiquée qui nous aide à sélectionner précisement ce dont nous avons besoin parmi la masse des sources écrites disponibles et à en évaluer la validité. Le plaisir d’apprendre un poème, une chanson ou une citation préférée par cœur est toujours à notre disposition et même si nous ne récitons plus les grands poèmes épiques notre mémoire nous sert quotidiennement dans toutes sortes de situations complexes.

    L’inquiétude de Socrate au sujet de l’impact négatif d’une nouvelle technologie de communications a été réitéré à chaque cycle suivant de révolution en communication.

    L’imprimerie encouragerait-elle une propagation de l’hérésie et appauvrirait-elle la culture? La photographie et puis le cinéma entraîneraient-ils la fin de la peinture et du théâtre? Le téléphone et l’email détruiraient-ils l’art d’écrire? A chaque étape certains craignent que les pertes l’emporteraient sur les gains, mais une fois qu’une nouvelle technologie de communication s’implante et mûrit, nous trouvons éventuellement qu’elle renforce les interactions humaines et qu’elle permet aux anciennes technologies de s’adapter et de trouver un nouveau rôle.

    Nous sommes aujourd’hui en pleine révolution de la communication.

    La connectivité mondiale à grande vitesse entre les individus, la création de ressources accessibles, interrogeables et interactives intégrant l’image, le son et l’écrit ; tout cela nous offre de merveilleuses possibilités éducatives. Les enseignants ont toujours été soucieux d’appliquer les nouvelles techniques pour renforcer l’apprentissage, mais il faut du temps pour percevoir leurs avantages.

    Ceux d’entre nous qui ont vécu l’introduction des premiers ordinateurs en classe se souviendront qu’ils nous offraient très peu de valeur éducative. L’incorporation technologique nécessite un temps de scepticisme, d’expérimentation et de réflexion.

    En tant qu’enseignants, nous devons incorporer ces nouvelles technologies dans notre boîte à outils tout en posant le même genre de questions que poserait Socrate : Que risque t’on de perdre? Quels aspects des anciennes technologies faudrait-il préserver ?

    Dans leur essai Questions for a Reader dans la collection Stop what you’re doing and read this (Vintage 2011) Maryanne Wolf et Mirit Barzillai décrivent certains des défis du numérique pour le lecteur contemporain :

    « Les lecteurs de demain apprendront-ils à ne réclamer que la simplicité, la rapidité et l’explication par un autre ? Ou seront-ils plongés dans l’innovation technologique, devenus habiles à faire le triage et l’évaluation critique de différents types de lecture en fonction de leurs intérêts et de leur but ; recherche, compréhension? …La souplesse du texte numérique…pourrait-elle améliorer l’expérience de la lecture pour les lecteurs, les propulsant vers un engagement plus profond avec le texte, ou est ce que tout cela ne fera que multiplier les distractions? »

    Selon Wolf et Barzillaï, pour réussir leur apprentissage, les étudiants auront besoin de : 

    « connecter des compétences de lecture profonde aux compétences de traitement de l’information afin d’être en mesure d’utiliser les ressources et les plates-formes du 21ème siècle judicieusement. La tâche est de comprendre comment le faire. »

    Le numérique n’est pas une mode passagère ou une tentative de pertinence. Nous ne voulons pas niveler vers le bas pour atteindre une génération en-ligne avec leur prétendue courte durée d’attention.

    Les enseignants qui connaissent bien leur sujet, qui ont des objectifs clairs et qui comprennent l’apprentissage doivent développer et sélectionner les meilleurs matériaux possibles et s’en servir intelligemment pour renforcer l’acquisition des connaissances et de la compréhension approfondie. Ils doivent également se servir du numérique pour partager leurs bonnes pratiques pédagogiques et éviter de réinventer la roue.

    Tout en faisant cela, nous devons rappeler que pour un apprentissage réussi, il faut pouvoir se concentrer, penser, parler, écouter, lire et écrire en profondeur. Par conséquent, nos objectifs pour le numérique doivent êtres ambitieux.

    Nous voulons que nos étudiants puissent naviguer l’internet pour les commentaires et les sommaires de livres mais aussi qu’ils puissent lire des livres entiers et et en former leur propres opinions. Nous voulons qu’ils puissent tweeter mais aussi qu’ils puissent écrire une bonne rédaction, qu’ils puissent critiquer leurs études avec leurs camarades tout en s’engageant dans un effort personnel soutenu.

    Bref, nous devons développer des étudiants qui peuvent maitriser tous les moyens à leur disposition pour enrichir leur apprentissage et leur vie.

    Il se pourrait bien que l’exploitation du numérique par des enseignants experts et créatifs puisse les libérer et leur permettre d’engager leurs étudiants de plus en plus en dialogue « Socratique ». Le grand philosophe approuverait certainement.

     

  • Le numérique en questions : une perspective anglaise par Eddie Playfair, chef d’établissement

    Le numérique en questions : une perspective anglaise par Eddie Playfair, chef d’établissement

    Bus in London

    Par Principal of Newham Sixth Form College (NewVIc) East London

    Nous ne sommes qu’au début d’une transformation de la communication et de la connectivité humaine. Les possibilités du partage et de la démocratisation des savoirs sont immenses. Pour comprendre l’effet de cette transformation dans le cadre de l’éducation il faut d’abord comprendre son effet social et global.

    Nous avons vécu d’autres révolutions de la communication, avec l’écrit, l’imprimerie et l’audiovisuel, et nous avons certains repères pour comprendre les défis. Par exemple, au début de la révolution de la langue écrite, Socrate avait prévenu que l’écrit était inflexible par rapport à l’oral, qu’il détruirait la mémoire et que nous perdrions notre maitrise de la langue.

    Ce genre d’inquiétude a été réitéré à chaque révolution de la communication et à chaque fois,

    on peut constater que les nouvelles technologies élargissent l’accès aux connaissances et approfondissent les interactions humaines et que les anciennes technologies ne se perdent pas mais trouvent de nouveaux rôles.

    Plusieurs d’entre nous ont vécu l’époque de l’introduction des premiers ordinateurs dans l’éducation. Il faut rappeler que, confronté à ces nouveaux outils, on s’est demandé à quoi ils pourraient bien servir en classe.

    Maintenant, nous sommes inquiets que nos étudiants ne puissent réclamer que le divertissement et la simplicité de leur lecture en ligne. Pourtant il est bien possible de créer des matériaux qui encouragent un effort de concentration, un apprentissage en profondeur, la collaboration et la créativité en commun.

    Ces matériaux ne sont pas toujours d’origine pédagogique. J’observe, par exemple, la popularité du site Wattpad qui permet aux jeunes abonnés de partager leur esquisses et leurs avant-projets de roman, de critiquer et de répondre aux critiques et de trouver un public global qui apprécie leurs essais.

    Une perspective anglaise

    Il faut d’abord préciser qu’en Angleterre nous n’avons pas de système national. Chaque établissement existe comme une entreprise dans un marché plus ou moins compétitif et nous sommes surtout jugés sur les résultats de nos étudiants.

    Newham est un quartier défavorisé qui a bénéficié d’immenses investissements infrastructurels, une régénération commerciale depuis les Jeux Olympiques de 2012, le centre commercial de Westfield à Stratford City, les Royal Docks ou se trouvent l’aéroport de London City et une nouvelle ligne Crossrail de transit urbain. Tout cela donne l’impression que le centre de Londres se déplace vers l’Est, donc vers nous. Malgré tout, c’est toujours un quartier économiquement défavorisé.

    Newham est une des 32 communes du grand Londres avec 270,000 habitants, un quartier d’immigration dont 70% de la population sont de minorités ethniques. Une population jeune, diverse, en croissance, riche en ressources culturelles et intellectuelles: c’est une des 3 communes les plus pauvres de Londres qui sont l’East End de la capitale,

    Il y a 14 collèges (11-16 et 11-18 ans), 4 lycées et 2 universités. Le nombre d’établissements concurrents pour les classes de 1ere et de terminale (en lycée ou en collège-lycée) est en croissance : nous étions 3 à Newham en 2008, en 2014 nous sommes 7. La réussite scolaire à 16 ans est en hausse et la participation dans l’éducation des jeunes de 16-18 ans est en excès de 90%.

    NewVIc est un lycée polyvalent général et professionnel de plus de 2,600 étudiants de 16-19 ans, le plus populeux de Londres. Nous recevons un budget de l’état d’environ £15 million qui nous est versé entièrement en fonction du nombre d’étudiants. La gestion de ce budget dépend entièrement du chef d’établissement et de son conseil d’administration.

    On trouve à NewVIc une mixité ethnique, culturelle et linguistique extraordinaire qui rassemble des jeunes d’origine africaine, bangladeshi, pakistanaise, indienne, antillaise, chinoise, européenne et bien plus d’autres avec plus de 80 langues parlées, y compris le Français.

    Tous nos étudiants bénéficient d’un enrichissement culturel et sportif et d’un encadrement personnalisé. Un Sports Academy spécialiste en cricket, basketball et coaching, un partenariat et colocation avec le Newham Academy of Music, un conservatoire de jeunes pour toute la commune, un partenariat avec le centre culturel de Stratford Circus qui attire un public de plus de 20,000 par an: théâtre, musique, danse, medias, colloques littéraires – animation culturelle de la commune

    La plus grande proportion de nos étudiants suivent des programmes Advanced levels : 15-21h par semaine pour 2 ans d’éducation générale avec 3 ou 4 sujets sélectionnés parmi plus de 40 options. Ils sont au niveau du Bac et sont une préparation pour les programmes universitaires pour quasiment tous les étudiants.

    Ils suivent aussi les Advanced vocational programmes: 15h-21h / semaine. 2 ans d’éducation professionnelle ou technique. C’est une préparation pour la formation professionnelle et l’emploi et 85% progressent vers l’université.

    Une minorité de nos étudiants suivent des Intermediate programmes : 17h / semaine : 1 an d’éducation générale préprofessionnelle qui prépare les classes Advanced (donc 3 ans en tout) ou les Foundation programmes : réintégration, compétences et savoirs de base et préparation aux études du niveau “intermediate” (donc possibilité de rester 4 ans au lycée).

    Nos candidats à l’équivalent du Bac réussissent en grande proportion : 96% de succès global (A levels), 100% de réussite pour un grand nombre de sujets et plus de 200 de nos étudiants de terminale dépassent la moyenne nationale. 767 étudiants de terminale ont progressé en faculté en 2013 dont 130 aux universités les plus cotées.

    Notre projet d’établissement est de « créer une communauté réussie d’apprentissage .» Pour le numérique, nous voulons que nos enseignants et étudiants utilisent l’informatique pour l’apprentissage : d’une façon effective, créative et confiante.

    La politique d’établissement pour l’informatique fait partie d’une politique pédagogique et administrative qui propose la création d’un environnement riche, accessible et stimulant en ligne. C’est un élément clé de l’apprentissage.

    L’autonomie de l’établissement nous permet de choisir comment investir nos ressources – humaines et technologiques.

    Nous bénéficions du Wi-fi et somme équipés pour le  BYOD (bring your own device) et le vidéo streaming partout.

    Les chiffres de participation en ligne sont en hausse, en Mars 2014 notre espace numérique de travail (iVIc) qui intègre Moodle, Mahara et Planet e-stream, a enregistré plus de 48,000 vues étudiantes par mois pendant l’année scolaire 2013/14.

    Le système Anglais est très différent, nous avons une autonomie quasiment total , en revanche il nous faut être très performants. Nos résultats sont très publics : ils sont en ligne et le public, les responsables politiques et les médias comparent constamment les établissements.

    Plus de questions que de réponses

    En parlant du numérique et de l’éducation, je pense qu’il faut que notre point de départ soit absolument l’apprentissage et la pédagogie plutôt que la technologie ou les outils particuliers. Il faut surtout se demander « pourquoi ? » avant de se demander « comment ? »

    Je veux poser quelques questions qui me semblent importantes et proposer quelques tentatives de réponse :

    Tout d’abord : pourquoi éduquer ?
    L’éducation est un projet à la fois personnel et social. Un projet qui doit mener à l’épanouissement de l’individu et de sa communauté. Si nous voulons une société démocratique et plurielle qui peut résoudre les défis globaux qui nous confrontent, il nous faudra créer un accès démocratique et pluriel aux connaissances qui permettent aux jeunes de comprendre la culture et l’histoire humaine, de participer au progrès social et connaitre le plaisir personnel d’apprendre.

    Nous avons de nouveaux outils mais le rôle de l’éducation a-t-il vraiment changé ?

    Et pourquoi l’école ? Quel est le rôle de ce lieu que nous connaissons bien mais qui devra certainement changer ? Prison ou fenêtre sur le monde ? Espace d’évasion ou place du village ? Usine ou lieu de débat philosophique ? Centre de formation sociale ou centre de culture et de connaissance ? Les unités de la classe sont peut-être éclatées mais je suis convaincu que l’école restera un lieu essentiel de la construction sociale.

    Et le rôle de l’enseignant ? Il ne sera pas simplement un guide ou un conseiller, mais restera certainement un agent essentiel de la transmission culturelle, de l’interprétation et de l’évaluation des savoirs, du débat et de la créativité.

    De quelles compétences et de quelles connaissances les jeunes auront-ils le plus besoin ?

    Je ne suis pas convaincu qu’il nous faut des compétences différentes pour le 21eme siècle. Sinon des compétences nouvelles, certainement certaines compétences améliorées : le triage, la sélection, la lecture, l’évaluation et l’analyse de l’information.

    Quel rapport entre l’élargissement et l’approfondissement – tous deux essentiels dans l’éducation ? Quel rapport entre le canon ; les connaissances spécialistes et le pluridisciplinaire ; la recherche et l’exploration personnelle ?

    Tout en se demandant ce qu’il faudra changer il faut aussi bien se demander ce qu’il faudra ne pas changer.

    En conclusion…

    Hannah Arendt a dit:

    L’éducation est le moment où nous décidons si nous aimons le monde assez pour en être responsables.”

    En tant qu’éducateurs il nous faut accepter que nous sommes responsables. Si nous aimons le monde et que nous voulons sa continuité, sa survie et son progrès nous devons avant tout présenter et interpréter ce monde pour nos étudiants d’une façon éducative qui leur permettra de changer les choses pour le mieux. Et finalement il n’y a rien de plus important.

     Crédit Photo : Bus in London © rabbit75_fot