POINT DE VUE

Citoyens multilingues, société multiculturelle

Quelques réflexions sur le vécu bilingue et biculturel et ses avantages éducatifs.

Je ne suis ni expert ni chercheur et je ne vous propose pas de résultats d’une recherche scientifique. J’enseigne depuis 30 ans dans des communautés diverses et je vous propose ma perspective personnelle et professionnelle. Mon vécu bilingue et biculturel n’est pas unique, en fait c’est l’expérience majoritaire dans tous les établissements ou j’ai travaillé.

Mon récit personnel n’a rien de remarquable. Il commence avec le fait que j’ai une mère française et un père anglais. Cela parait simple, mais cette mère française est Corse et ce père anglais est d’origine écossaise d’un coté et huguenot français de l’autre. Déjà, la perspective se déplace du centre vers la périphérie. Corses, écossais et huguenots partagent une perspective minoritaire. Ils sont d’outre frontière, ils ont lutté pour se faire entendre et pour avoir accès au langage du pouvoir.

J’ai été éduqué à Londres, un des plus puissants centres de gravité humains du monde. Londres, ce grand creuset métropolitain ou tout le monde est un étranger, ou chacun peut a la fois se perdre et se trouver. Mais j’étais tout aussi à l’aise au village en Corse ou je passais les grandes vacances. Un village ou l’on ne peut pas se perdre, ou les maisons sont ouvertes à tous, ou tout le monde se connaît et connaît les affaires des autres.

J’étais donc bilingue, avec comme outils, deux langues indispensables qui me permettaient de me débrouiller dans ma ville, Londres, dans mon école, un lycée français et de pouvoir communiquer avec mes amis et tous les membres de ma famille. Je faisais la transition entre ces langues sans effort, me servant des ressources lexiques pour m’exprimer. Il n’était jamais question de traduction, seulement de choix d’expression dans une ou l’autre de ces langues.

Si on m’avait demandé : ‘tu penses en Anglais ou en Français ?’ je ne pourrais que répondre : ‘les deux’ ou ‘ni l’un ni l’autre’.

J’étais conscient de la culture et du rapport entre langue et culture. Certaines façons de voir les choses ou de faire les choses s’annonçaient clairement : français, anglais, corse…Mes lectures étaient différentes : Tintin et Astérix en Français, E.Nesbit et Richmal Crompton en anglais entre-autres. Mes parents avaient un cercle d’amis du monde entier, ce qui me démontrait au quotidien que les gens voient les choses, font les choses, expriment les choses de façon très différente et que chaque perspective a de valeur égale.

On ne m’a jamais sermonné sur le besoin de respecter les autres. Le respect des autres était la norme dans la cadre de toutes les relations sociales. Il m’était évident que la différence était toujours intéressante et méritait toujours notre attention. Une perspective xénophile si vous voulez. J’ai eu très peu de contact avec des propos xénophobes et quand cela m’est arrivé j’étais assez choqué. J’ai compris éventuellement d’où cela provient et à quoi cela peut mener.

Je suis donc bi-culturel et bi-lingue mais les passions de mes parents pour les cultures africaines et asiatiques ont créé chez nous un environnement multi-culturel et multi-lingue. J’ai été élevé dans un contexte stable mais riche en différence, à la fois très sûr et aussi très stimulant ; une bonne base pour s’ouvrir à tout ce que le monde peut offrir.

Tout cela m’a semblé très normal mais je suis bien conscient d’avoir eu de la chance.

Il me semble que la base de tout apprentissage est l’association du connu et de l’inconnu. Pour apprendre il faut aller vers l’inconnu, ce qu’on ignore. Nous nous servons de nos connaissances pour appréhender ce nous ne connaissons pas encore, pour construire des hypothèses et pour les évaluer contre la réalité qui nous confronte.

Pour vraiment apprendre il faut aller chercher la différence, changer de position et voir les choses autrement, prendre une nouvelle perspective. Pas toujours facile, mais toujours éducatif.

Devenu adulte, je n’ai pas bien maintenu mon bilinguisme, mais récemment j’ai eu le plaisir de rencontrer de nombreux collègues français et j’ai été intervenant et conférencier en France sur l’éducation. Il m’a fallu faire l’effort de communiquer mes idées plus aisément en français. L’effort de traduction a été lui-même un apprentissage. Cela m’a permis de réfléchir, et m’a obligé à questionner de que je veux dire et la précision de notre vocabulaire, autant en anglais qu’en français.

Donc, par exemple, apprendre c’est ‘to learn’ et l’apprentissage c’est ‘learning’ mais en Anglais ‘apprenticeship’ s’applique plutôt à la formation. La ‘formation professionnelle’ c’est ‘vocational training’ qui signifie un processus plutôt répétitif. Nous n’avons pas d’adjectif ‘solidaire’ en Anglais ; ‘solidaristic’ nous semble un peu maladroit.

Pourrions-nous parler de ‘valeurs républicaines’ en Angleterre sans être accusés de haute trahison? Et ces valeurs ressemblent-elles à nos ‘British values’?

Et les Français ont une expression: ‘projet de société’. Comment traduire en anglais ce sentiment de vouloir un monde meilleur sans sembler utopique? Et surtout, il y a l’idée de l’Education Nationale autour de laquelle la nation se rassemble et qui se débat passionnément. Nous sommes bien fiers de notre ‘National Health Service’ mais malheureusement nous avons peu d’espoir de pouvoir créer un National Education Service.

Toutes ces traductions ne s’appliquent pas seulement aux mots, ce sont des traductions d’idées, de perspectives et d’émotions dans le cadre d’une culture. Se prononcer dans une autre langue c’est changer la pensée et repenser les objectifs.

Où se situe l’identité là-dedans?

Nous construisons notre identité chacun le long de notre vie. Elle est fluide et elle est formée pas nos relations avec les autres, toujours provisoire, une œuvre en progrès, pleine de conflits et de dialectique. C’est un dialogue avec nous-mêmes et avec le monde.

Il nous faut préserver une identité ouverte et mutable. Il faut se méfier de la politique intransigeante de l’identité fixe et de ceux qui sont convaincus que leur assemblage particulier de valeurs et de perspectives est supérieure aux autres et qui ont perdu la capacité de prendre un pas a côté pour voir le monde d’un autre point de vue.

Ce n’est pas un souci théorique. Le chef du quatrième parti Britannique s’est plaint l’année dernière de se trouver mal à l’aise quand il n’entend que des langues étrangères dans les transports publics. Plus récemment il a proposé que les enfants d’immigrés perdent leurs droits de scolarité pendant 5 ans. Cela témoigne d’une méfiance envers l’autre et d’un désir qu’il ne se montre pas, qu’il soit exclu de l’éducation et de la vie en commun. Pas besoin d’aller chercher très loin pour comprendre les sentiments qu’il espère encourager.

En réalité, quand nous rencontrons l’autre, plutôt que de s’obséder sur les différences nous cherchons d’abord ce que nous avons en commun; une langue, une passion, un rapport historique, des intérêts communs. A la base nous sommes tout d’abord des très humains et nous pouvons partager notre humanité commune. Nous savons tous ce qu’est la vie, le désir, la tristesse.

Je citerai le poète Indien Rabindranath Tagore qui décrit si bien ce que nous désirons peut-être dans son poème Gitanjali : « Là où l’esprit est sans crainte et où la tête est haut portée ; Là où la connaissance est libre ; Là où le monde n’a pas été morcelé entre d’étroites parois mitoyennes ; Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité ; Là où l’effort infatigué tend les bras vers la perfection ; Là où le clair courant de la raison ne s’est pas mortellement égaré dans l’aride et morne désert de la coutume ; Là où l’esprit s’avance dans l’élargissement continu de la pensée et de l’action » (traduction d’André Gide)

Je citerai aussi en exemple le projet Ponte-Cultura qu’anime ma sœur et qui organise des stages de musique ou les jeunes Corses et Anglais se rencontrent et partagent leur apprentissage musical et culturel.

Vivre le multilinguisme et le multiculturalisme, c’est dépasser nos différences. L’étudiant multiculturel et xénophile est conscient de son identité plurielle, il reconnait la différence en soi-même et comprend l’autre par ce qu’après tout l’autre c’est aussi lui.

Mais ce vécu n’est pas unique aux multilingues. Chacun peut être multilingue et multiculturel. Nous pratiquons des lexiques différents et nous jouons des rôles différents dans des contextes différents. Nous sommes tous capables d’aller vers l’autre et d’adopter une nouvelle perspective parce que nous avons tous nos identités uniques, différentes et plurielles.

Il nous faut simplement refuser d’être prisonniers d’une seule perspective, une seule identité ou une seule voix. Il nous faut simplement rejeter les catégories étroites et les stéréotypes culturels. Ils seront suivis par l’ignorance, le mépris, la haine et la division.

N’ayons pas peur, célébrons notre diversité, notre multilinguisme et notre multiculturalisme, en commun et en tant qu’individus. C’est là que nous trouverons notre apprentissage de la vie en commun.

Discours à l’ occasion de la présentation des Palmes Académiques, à NewVIc, Londres le 18 Mars 2015.

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