Si l’on a résolu cette question, sait-on s’il est issu du monde de l’industrie où l’on fabrique des objets tangibles, s’agit-il d’un enseignant qui cherche à construire les apprentissages de ses élèves ou bien encore un artiste-artisan?
Cherche t-il à bricoler parce que la réussite de son entreprise est son objectif ou bien parce qu’il cherche de façon plus ou moins consciente à subvertir son milieu? La réponse pourrait être cartésienne, tranchée, nette …
Malheureusement (heureusement ?) la réponse est complexe, il n’y a pas de bricolage, il y a des bricoleurs.
Suis je un bricoleur ? C’est fort possible ! Cerner le métier d’enseignant c’est chercher à comprendre ce qu’est le bricolage, notion élaborée à la fois dans les forêts du Brésil et dans les usines industrielles de la révolution du même nom.
« C’est quoi un prof qui bricole ? » dira le quidam, « C’est quoi ce prof qui bricole » dira le parent d’élève inquiet. Bricoler est un verbe obscur qui inquiète. Peut-on bricoler l’immatériel ?
C’est inquiétant un prof qui revendique son attachement au bricolage, il dit haut et fort qu’il tâtonne, qu’il cherche, quand la société donne de lui l’image de celui qui sait, qui organise, qui programme (d’ailleurs il doit respecter le programme !). Serait-il la machine à ne pas douter, l’instrument d’un système huilé ?
J’ai donc essayé, au gré de mes recherches, de cerner cette nébuleuse. J’ai bricolé (je continue de bricoler) un article fait de bribes de références, une forme de collage à la Breton pour m’aider à comprendre ce que je fais (ou de m’y perdre définitivement), ce que je ne fais pas aussi. Un travail commencé sans le savoir en côtoyant mes premiers élèves, poursuivi en (re)découvrant (assez tardivement) Claude Levi Strauss, formalisé (paradoxe ?) en intégrant l’INRP et poursuivi depuis.
Voici mes collages, ils ne respectent pas un véritable ordre, si ce n’est celui du hasard programmé de mes lectures.
Pris entre la posture de l’ingénieur et celle du bricoleur, ou est la place de l’enseignant ?
Le bricolage ou des bricoleurs ?
L’in[génie1]osité littéraire au service du bricolage …
La référence sur le concept de bricolage est bien évidemment Claude Levi Strauss et le passage fameux de la pensée sauvage :
«Une forme d’activité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculation, put être une science que nous préférons appeler première plutôt que primitive : c’est celle communément désignée par le terme de bricolage.
Dans son sens ancien, le verbe « bricoler » s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident: celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. Et, de nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art ». /…/
Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.
L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ».
De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état, mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type. /…/Claude Levi Strauss (1962) – La pensée sauvage – Agora
La littérature regorge d’exemples qui peuvent servir d’appui pour illustrer les réflexions sur le bricolage en pédagogie. Ces passages ne sont pas forcément issus des réflexions de sciences de l’éducation mais elles aident à cadrer le concept :
Le cas de l’ouvrier Demarty à l’usine Citroën
Après les évènements de 68, Robert Lihnart intègre l’usine Citroën et les chaines de montage de 2 CV. Il y décrit un ouvrier, Demarty, chargé de «décabosser» les ailes. Pour accomplir sa tâche, il a, au fil du temps, construit un établi …
«Le plus étonnant, c’est son établi. Un engin indéfinissable, fait de morceaux de ferraille et de tiges, de supports hétéroclites, d’étaux improvisés pour caler les pièces, avec des trous partout et une allure d’instabilité inquiétante. Ce n’est qu’une apparence. Jamais l’établi ne l’a trahi ni ne s’est effondré. Et, quand on le regarde travailler pendant un temps assez long, on comprend que toutes les apparentes imperfections de l’établi ont leur utilité : par cette fente, il peut glisser un instrument qui servira à caler une partie cachée ; par ce trou, il passera la tige d’une soudure difficile» – L’établi de Robert Lihnart (1978)
Le cas de Monsieur Quignon à la poste
Fabienne Hanique analyse les stratégies de modernisation au sein de l’entreprise « La Poste » qui s’attache à conduire «la modernisation des agents», pour transformer les postiers en «acteurs associés au changement».
Dans ses observations, elle évoque le cas de Monsieur Quignon, un vieil homme qui vient quotidiennement au bureau de poste pour vérifier l’état de son compte postal. Tous les agents savent qu’il ne perçoit que deux fois par mois sa maigre pension, le reste du temps le compte est vide. Les impératifs de rentabilité imposeraient de lui consacrer le minimum de temps.
Pourtant… à l’encontre des règles managériales qui recommandent une distance avec le client, une rentabilité et une rapidité de l’opération, les guichetiers s’occupent de Monsieur Quignon, lui consacrent du temps. Ils prennent le temps de vérifier chaque jour son compte postal, ils lui adressent un mot gentil même si le résultat est connu d’avance. Les guichetiers ont bricolé la règle, ils l’ont adapté en fonction des besoins locaux.
«La conduite qu’avait initialement adopté Annie n’était en rien critiquable au regard des procédures et des règles de l’efficacité managériale qui commandent notamment de diminuer le temps d’attente des clients et d’améliorer le temps de traitement et d’améliorer le temps de traitement des opérations. L’échange de regards avec les deux «anciens» l’a pourtant amenée à renoncer à cette posture pour se ranger aux «règles» locales de cette micro-société.
Les enjeux sous-jacents sont importants pour l’ensemble des protagonistes / Pour Micheline et Jackie, il convient de vérifier qu’en la présence d’Annie, on peut travailler, c’est-à-dire non seulement mobiliser la réglementation et les procédures, mais aussi cette jurisprudence spécifique, véritables présupposés sociaux de l’activité personnelle, qui constitue le «genre de la maison». Libre à Annie de s’y plier ou pas … mais ne pas s’y résoudre peut être coûteux. Cela reviendrait à l’isoler et, du même coup, à la priver de la possibilité de mobiliser le collectif pour faire face à des situations que la réglementation prescrite seule ne peut plus suffire à affronter. Elle serait alors conduite, pour faire face à des situations codifiées, à produire des «inventions» ou des «bricolages» que l’absence de validation du collectif renverrait au rang de transgressions.» – Le sens du travail – Fabienne Hanique (2002) – éres
Michel De Certeau et la perruque
Dans son ouvrage l’invention du quotidien M. De Certeau évoque la notion de perruque dans le monde ouvrier. C’est le temps qui est détourné par les ouvriers pour fabriquer des objets personnels. Subversion du temps normé à des fins personnelles.
« C’est la cas de la perruque. Ce phénomène se généralise partout, même si les cadres le pénalisent ou « ferment les yeux » pour n’en rien savoir. Accusé de voler, de récupérer du matériel à son profit et d’utiliser les machines pour son compte, le travailleur qui « fait la perruque » soustrait à l’usine du temps (plutôt que des biens, car il n’utilise que des restes) en vue d’un travail libre, créatif et précisément sans profit. Sur les lieux mêmes où règne la machine qu’il dit servir, il ruse pour le plaisir d’inventer des produits gratuits destinés seulement à signifier par son oeuvre un savoir faire propre et à répondre par une dépense à des solidarités ouvrières ou familiales » Michel de Certeau – L’invention du quotidien &. arts de faire – Folio essais page 45.
Philippe Perrenoud
Il évoque le bricolage chez les enseignants :
« Les enseignants bricolent, ce qui ne signifie pas qu’ils font n’importe quoi et qu’ils ne font que cela. Le bricolage n’est pas antinomique avec la planification, la préparation, la référence à des théories éducatives. C’est ce que rappelle Philippe Perrenoud dans son article intitulé « La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage » (4).
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Génie au sens de la science des ingénieurs
(4) « La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage », Philippe Perrenoud, 1983 http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1983/1983_01.html
Plus d’infos : retrouvez tous les billets de JP Moiraud dans notre rubrique « Entre ingénieur et bricoleur, un espace à investir chez les enseignants » et sur son blog