La grande idée révolutionnaire repose sur la conviction que l’éducation pour tous, dès l’enfance, est la meilleure façon d’assurer l’égalité et la liberté réelle des hommes, telle qu’elle est inscrite dans l’article 1 de la déclaration des droits de l’Homme et que c’est à l’Etat de mettre en œuvre les moyens nécessaires à l’obtention de l’égalité.
L’école a permis de propager les valeurs de la révolution, liberté, égalité, fraternité, la langue et la culture françaises (et aussi, à certains moments, le patriotisme et le respect des frontières).
Les besoins du capitalisme
Jules Ferry réinvente l’école à l’heure de la révolution industrielle et le système scolaire qui en résulte est centré sur les besoins d’une économie de production. L’école crée des corps d’ingénieurs et d’ouvriers spécialisés performants pour l’industrie : les ressources nécessaires pour faire de la France une grande nation industrielle. Elle est elle-même organisée – taylorisée – par Jules Ferry comme une gigantesque usine.
Les besoins de la nation
L’administration de l’Ancien Régime littéralement décapitée par la Révolution, Napoléon invente alors les élites scolaires à la française pour donner des cadres dirigeants à son nouvel état qui reste centralisé.
Les fonctionnaires, les membres des grands corps d’état (le plus souvent des ingénieurs) et bien souvent les cadres des grandes entreprises publiques ou privées privilégient la reconnaissance sociale sur la rémunération pure. Jusque dans les années 1990, il n’y a pratiquement d’élites en France qu’à travers l’école. A l’exception de quelques fortunes familiales, dont d’ailleurs les rejetons dirigeants sont souvent diplômés des grandes écoles (Michelin, Dassault, Peugeot…), tous les cadres dirigeants des grandes sociétés et tous les hauts fonctionnaires, une grande partie du personnel politique exécutif, sortent d’une petite dizaine de grandes écoles ou de facultés d’élite.
L’idée révolutionnaire que l’école est libératrice, bonne pour les hommes, la nation, etc.. est une très grande idée, une idée à laquelle je suis très attaché mais en tant que telle, c’est une idée non prouvée, un parti-pris idéologique et politique: une illusion. J’emploie ce terme au sens Freudien où une illusion n’est pas forcément une erreur ni un mensonge, mais plutôt une idée reçue, qu’on ne peut ni prouver ni réfuter.
Contrairement à ce qu’affirment tous les candidats à la Présidentielle, il n’est pas prouvé qu’investir dans l’école soit en soi rentable, libérateur, nécessaire à la démocratie, la solution à la crise économique actuelle, etc…
L’école de Jules Ferry ne peut donc pas être vue comme un simple projet pédagogique.
Tout projet d’éducation de masse est en fait une nécessaire rencontre entre une illusion (l’idéologie), des moyens de production et un état social. Il ne peut fonctionner que s’il y a cohérence et complémentarité entre ces trois points.
Or, s’il y a encore encore consensus en France sur ce que doit être le rôle de l’école (le premier point), il n’y a plus de complémentarité possible parce que les besoins du capitalisme ont évolué et parce que le pacte social qui liait les élites à la Nation s’est effondré.
Depuis le début des années 80, la mondialisation a radicalement changé les besoins du capitalisme. Les ouvriers nationaux, mis en concurrence avec ceux des pays en développement, sont marginalisés. Avec Internet, la production de masse est remplacée par la consommation de masse de produits virtuels. Le marketing et la communication prennent le pas sur l’ingénierie. Le monde devient connecté, outillé, créatif. Les besoins de formation et les formes d’éducation qui en résulte doivent être radicalement transformés.
Simultanément, les élites françaises s’effondrent. L’Etat est de plus en plus déconsidéré et de moins en moins reconnu. Le nombre de grands projets diminue. Le « deal » qui consistait à échanger richesse contre honneur ne fonctionne plus pour les hauts fonctionnaires, qui pantouflent, affaiblissant encore plus l’état qui en outre, alors qu’il est de moins en moins performant, alors que ses prérogatives diminuent, continue à grossir et à recruter, presque sans limite, des fonctionnaires.
Ce phénomène, qui a commencé au début des années 70 avant la mondialisation, mais qui a ensuite été amplifié par la mondialisation, sera expliqué de façon plus approfondie dans un prochain billet.
Ce n’est pas l’école qui a failli, c’est le monde qui a changé. Et tout nouveau projet politique de l’école ne peut être pensé que comme une réponse à la question suivante : alors que l’école ne répond plus, pour des raisons qui lui sont tout à fait extérieures, ni aux besoins économiques, ni aux besoins sociaux de la Nation, comment peut-on la faire évoluer, la corriger pour qu’il y ait à nouveau convergence ? Comment conserver vivant le mythe pédagogique, comment en faire le terreau de l’égalité entre les citoyens ?
Les candidats à la présidentielle, en se focalisant exclusivement, idéologiquement, sur l’école font fausse route. Il ne s’agit pas d’embaucher plus de professeurs, de les faire travailler plus, d’arrêter l’enseignement du latin ou de l’histoire sous prétexte que ces matières ne sont pas « utiles » – j’arrête ici parce que j’ai du mal à qualifier l’inanité de ces propositions qui viennent de bords très différents mais qui ont toutes les mêmes conséquences: faire de l’école non pas un investissement pour le futur mais un puits de dépenses sans fond – car sans fondement.
J’essaierai pour ma part, dans de prochains billets, d’apporter des éléments complémentaires d’analyse et de réponse pour le développement d’une nouvelle école.
Source : Thierry Klein, Président de Speechi, voir le blog