POINT DE VUE

Réduisons le décalage entre la « promesse » et l’utilisation réelle des technologies numériques

Ludovia Magazine : Dans le contexte de crise économique, est-ce que vous notez une perte de vitesse sur le marché e-éducatif ? Quels changements ? Quelles adaptations ?

Thierry Klein : La baisse du marché e-educatif est, grosso modo, un phénomène mondial, lié à la faillite des états occidentaux. Des sociétés spécialistes de l’éducation numérique, comme par exemple Smart ou Promethean, ont vu leur capitalisation boursière divisée par 10 au cours des 2 dernières années, ce qui crée des problèmes de développement industriel et peut être même de survie.

La France est relativement peu équipée par rapport à d’autres pays dans le domaine du numérique.  Paradoxalement, ce n’est pas forcément une mauvaise chose car, actuellement, aucune étude fiable ne montre que l’investissement numérique se traduit par une amélioration du niveau des élèves.  Au contraire, les études, lorsqu’elles ne sont pas directement ou indirectement financées par les constructeurs, montrent plutôt  le contraire.

Malheureusement, le taux d’équipement relativement faible du pays n’est nullement le résultat d’une quelconque sagesse mais d’une certaine lourdeur administrative conjuguée à l’absence de moyens. Les investissements français en matière de numérique restent opportunistes et naïfs.

Opportunistes parce qu’ils sont un bon moyen pour les politiques de montrer leur attachement à l’école.

Naïfs parce qu’état et collectivités locales, dont la culture numérique reste faible, font beaucoup trop confiance au discours des constructeurs.

Les politiques, eux aussi peu formés au numérique, subissent de plein fouet le chantage à l’éducation numérique présentée par les constructeurs comme la seule façon de s’adapter au futur.

Aujourd’hui, l’industrie de l’éducation numérique est structurée un peu comme celle du médical. C’est un lobby qui cherche à influencer la puissance publique pour parvenir à ses fins en termes économiques et qui parfois y arrive remarquablement, comme l’a montré le récent rapport Fourgous.  Mais alors qu’il existe des procédures rigoureuses pour valider l’intérêt d’un médicament, rien, absolument rien n’a été fait pour évaluer l’apport réel des outils numériques !

Même si on peut juger – c’est mon cas –  que l’introduction des technologies numériques à l’école résulte avant tout d’une vision politique et que le développement du numérique en milieu scolaire est inévitable, il n’est pas admissible que les investissements se fassent en dehors de tout cadre sérieux d’évaluation des politiques. Cela nous nuit à tous en tant que citoyens et cela nuit aussi, à moyen terme, à l’industrie e-numérique qui sera complètement décrédibilisée le jour où la supercherie sera dévoilée.
Certains états, comme le Canada, vivent actuellement ce phénomène et d’ailleurs, la baisse du cours de bourse des principaux acteurs, que j’évoquais plus haut, le reflète en partie.

LM : Les annonces (recrutement d’enseignants… ) et le rapport sur la refondation de l’Ecole (inclus la concertation Etat-collectivités locales) vont-ils avoir des répercussions sur votre secteur d’activité en 2013 ? Comment l’appréhendez-vous ?

TK : D’abord, je ne sais pas si la concertation Etats – collectivités locales est une bonne chose en matière de politique e-numérique. Chaque région, chaque département, chaque mairie passe son temps à évaluer les technologies numériques de façon indépendante sans qu’aucun enseignement d’utilité générale soit réellement dégagé pour la collectivité dans son ensemble.

Henri Emmanuelli avouait récemment dans Ludovia magazine que 12 ans après le lancement de l’opération « Un collégien, un ordinateur » et malgré une enquête Sofres sur le sujet, il est difficile d’obtenir une analyse globale. Le principal enseignement semble être que « les résultats dépendent de l’implication des études éducatives ». Tout ça pour ça ? (On pouvait s’en douter…).

Comprenez moi bien le problème que j’ai avec ce type d’expérimentation n’est pas leur coût, ni leur échec. Mon problème est qu’il est impossible d’en retirer quelque généralisation ce soit parce qu’il n’y a aucun cadre d’étude préalable mis en place.

Comme aucun cadre un peu structurant pour analyser les initiatives n’est mis en place, presque toute l’activité e-numérique se ramène à une sorte de mouvement brownien, les gagnants étant ceux qui communiquent le plus ou qui dépensent le plus. Tout ça n’a rien à voir avec l’intérêt profond des élèves.

Le plan numérique annoncé par Vincent Peillon ne me semble pas de nature, pour l’instant, à changer radicalement les choses. Au-delà du côté purement politique de certaines annonce, une erreur majeure sous tend le plan, qui, comme les précédents, vise à développer les usages plutôt que l’enseignement du numérique.

L’enseignement du numérique lui-même est bouclé en 2 petites lignes totalement marginales (“Extension progressive d’une option “sciences du numérique” dans l’éventail des options proposées en terminale générale et technologique“). Or, le numérique est une matière à part entière.

Je suis frappé par la multiplication des investissements visant à faire utiliser les technologies numériques (tableaux interactifs, classes numériques…) par les élèves et la quasi-absence, avant le niveau bac, des formations leur permettant de comprendre comment ces technologies sont développées – je parle de cours de programmation, de génie logiciel, d’algorithmie et d’architecture des ordinateurs, bref, de tout ce que les anglo-saxons recouvrent sous l’appellation “Computer Science”.

De telles formations sont devenues indispensables pour comprendre le monde qui nous entoure. Elles font partie de la culture générale que devrait avoir tout bachelier qui se destine à faire des études supérieures (avec – et non pas contre – le latin, la philo, les maths…).

Il ne s’agit pas de créer une génération d’informaticiens, pas plus qu’il ne s’agissait de créer une génération de latinistes ou de mathématiciens. Simplement de créer des citoyens cultivés dans ce domaine, capables de comprendre et, pour les meilleurs, de créer les outils de demain. On n’obtient pas cet effet en faisant utiliser des IPADs aux élèves, mais en leur expliquant comment ils sont faits – pas plus qu’on ne formerait des cuisiniers en se contentant de leur faire manger des plats.

L’informatique est devenue une science indispensable à l’honnête homme de notre temps, mais sa présence dans le socle scolaire commun est quasi-nulle.
Pour moi, l’éducation nationale fait fausse route en s’attaquant au retard dans les usages qui est un symptôme et non pas la source du problème.

LM : Au delà des annonces, pour l’instant théoriques, quelles mesures pensez-vous qu’il faudrait privilégier pour l’avenir du numérique en éducation ?

TK : Le foisonnement actuel des expériences n’est pas spécifique à la France. La maîtrise du numérique créera, demain, les avantages compétitifs des états. Tout le monde en a conscience. La difficulté est que tout le monde a un avis, autorisé ou non, sur la question. Au nom de leurs visions respectives sur l’école, les nombreux ministres de l’Education Nationale n’ont cessé, depuis 30 ans, de secouer l’Education Nationale.

Pour l’un, la clé est dans l’apprentissage de la lecture. Pour l’autre, c’est le soutien individualisé. Pour un troisième, il s’agit de la motivation des professeurs, du nombre d’élèves par classe, du rythme scolaire ou bien encore de la quantité de graisse disponible sur le mammouth. On voit bien que de telles initiatives imposées par le haut, quelle que soit leur pertinence, ne font pas avancer l’école.

Malheureusement, la vérité ne sortira pas non plus d’un quelconque consensus. Le grand débat national sur l’école organisé il y a 10 ans, qui avait recueilli quelque 50 000 contributions, n’a pas non plus fait bouger quoi que ce soit. Et d’ailleurs, rien ne prouve, en matière d’éducation, que les mesures obtenues de façon consensuelles soient intrinsèquement meilleures que la vision d’un ministre, d’un professeur ou d’un chef d’entreprise !

Jusqu’à présent, le développement du numérique en classe a été uniquement basé sur les usages. Or, il se trouve que la technologie numérique nous apporte aussi des méthodes d’évaluation nouvelles qui nous permettent de trancher presque tous les problèmes concrets de méthodologie, de rythme scolaire, d’usage qui se posent dans l’éducation aujourd’hui.

Ces techniques ont été négligées jusqu’à présent mais représentent bien à elles seules une révolution : en gros, la méthode expérimentale peu, pour la première fois, être appliquée à l’école et la pédagogie scolaire, qui n’a que peu évolué depuis l’antiquité, va pouvoir suivre un chemin d’amélioration permanent, continu et observable, comparable à celui que la science a suivi depuis l’écriture du Discours de la méthode.

Un grand nombre d’élèves, dès le plus jeune âge (qu’on le déplore ou pas) disposent aujourd’hui de téléphones intelligents, tablettes pouvant être utilisés en permanence pour mener des évaluations agiles, peu coûteuses et rapides dont des résultats statistiques significatifs peuvent être dégagés.  Ces outils (aujourd’hui interdits à l’école !) peuvent permettre de réaliser des évaluations selon la technique dite « aléatoire »  et ainsi de faire bouger les pratiques.

La méthode aléatoire repose sur des évaluations faites sur des petits groupes (quelques centaines d’élèves) dont les caractéristiques sont identiques au départ. Un de ces petits groupes adopte un “processus nouveau” (par exemple il va utiliser une méthode de lecture nouvelle jugée prometteuse, tester un rythme scolaire différent). On compare ensuite, sur des critères précis, la performance de ces groupes (rapidité de lecture, compréhension, etc.).

Depuis quelques années, Esther Duflo, a utilisé la méthode aléatoire pour évaluer les effets des politiques de lutte contre la pauvreté avec des résultats remarquables. Les techniques qu’elle a développées peuvent être appliquées à l’école.
Avec des moyens très faibles, la méthode aléatoire a donné, en Inde, plus de renseignement sur les usages du numérique que dans tous les pays développés.

Les processus d’évaluation actuels sont lourds, coûteux, longs et ne peuvent pas influencer les politiques d’éducation. En les remplaçant, ou en les complétant, par un grand nombre de micro-évaluations aléatoires peu coûteuses, rapides à effectuer, bien ciblées et déterminées avec méthode, on peut disposer d’un outil remarquablement efficace, permettant d’obtenir des premiers résultats en quelques mois, d’infléchir les politiques, de mieux dépenser l’argent public et de sortir de l’inefficacité actuelle.

LM : Au regard de ce qui se passe sur les marchés internationaux, européens et autres, quelles préconisations pourriez-vous soumettre au Ministère de l’éducation nationale français ?

TK : Quels que soient les affirmations et le lobbying des constructeurs, un taux d’équipement numérique faible ne traduit pas en soi un retard. Le Royaume-Uni a équipé intégralement ses écoles de tableaux interactifs sans amélioration quantifiable du niveau des élèves et le principal avantage qu’ont les anglo-saxons sur nous aujourd’hui, c’est qu’ils comprennent de mieux en mieux  que l’avenir n’est pas forcément dans les usages.  Je pense en synthèse qu’il y a trois types de mesure à adopter pour mener une politique numérique efficace et cohérente :

1. Enseigner l’informatique plutôt que les usages (j’en ai parlé plus haut)

2. Créer des écoles numérique pilotes et un cadre d’expérimentation simple, léger et rigoureux.

Le Ministre actuel fait souvent référence à Jules Ferry mais l’époque ayant changé ne peut gérer l’Education Nationale avec les mêmes méthodes. En revanche, il faut se souvenir que Jules Ferry avait accompagné et soutenu le développement de l’école Alsacienne pour l’expérimentation de méthodes pédagogiques nouvelles . Il faudrait créer un nombre importants d’écoles numériques pilotes (peut être 50) et y rassembler des professeurs d’élite, ceux qui comprennent le mieux la technologie numérique et qui innovent, de façon à pouvoir évaluer un grand nombre de nouveautés pédagogiques induites par la révolution numérique.

Ces enseignants existent évidemment et nous en connaissons un certain nombre chez Speechi. Le recrutement initial dans ces écoles serait effectué sur la base du volontariat, complété ensuite par un concours.
Les innovations pédagogiques pourraient toucher à tous les domaines de la pédagogie, de la société, de l’environnement de l’école. Les enseignants auraient carte blanche à partir du comment où le processus d’évaluation suivi est rigoureux et agile.
Dans cette tâche, ils seraient aidés par des fonctionnaires issus de l’INSEE et de la Direction de l’Evaluation du Ministère de l’Education Nationale.

3. Utiliser les nouvelles technologies pour développer le savoir et pas pour détourner du savoir.

Le potentiel éducatif d’Internet est immense et Google a pour objectif de numériser tous les livres. Mais, comme personne n’a la possibilité physique de lire toutes ces pages, tout ceci ne constitue que le savoir disponible potentiel. Dans la réalité, un outil comme Google a pour but de créer du trafic sponsorisé par des bandeaux publicitaires et ces bandeaux sont optimisés de façon à maximiser le nombre de clics, c’est-à-dire que toute recherche faite à travers Google soumet un étudiant à une pression publicitaire qui le détourne du savoir (et ceci de la façon la plus rapide et la plus efficace possible).

C’est ce que voulait dire Steve Jobs quand il affirmait que « Sur le Web, la publicité détourne du contenu ».

De même, le potentiel pédagogique des IPADs est énorme, mais malheureusement, ces outils ne sont pas utilisés pour apprendre mais pour jouer.

C’est ce que veut dire Obama lorsqu’il déclare que « Avec les iPods, Ipads, Xbox et autres Playstations, l’information devient une distraction, un détournement, une forme d’amusement vain, plutôt qu’un outil qui ouvre des possibilités, qui permet une vraie émancipation. » (ce qui montre la différence de culture numérique entre les dirigeants américains et les dirigeants français, qui se cantonnent, au mieux, à la contemplation admirative des nouvelles technologies numériques – avec tendance extatique prononcée).

Il faudrait aussi, très tôt, former les élèves aux dangers de la distraction numérique. Pour les petits, cet enseignement devrait être dispensé en cours d’instruction civique (numérique). Au niveau du lycée, tout élève devrait être initié, en cours de géographie ou d’économie, aux modèles de revenu de sociétés telles que Google, Apple ou Facebook.

La politique éducative en matière de technologie numérique, au sens noble du terme, doit avoir pour but de réduire le décalage entre “la promesse” et l’utilisation réelle, moyenne, statistique, des technologies numériques (aujourd’hui, une vraie catastrophe).

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