Quatre épisodes dont voici le troisième intitulé « Jouer à apprendre et devenir apprenant, tout au long de sa vie – Dans une approche réseau, le «Digital Native» a-t-il besoin d’un tuteur ?
Dans l’une des «causeries» portant sur l’alliance délicate entre pédagogie et technologie (série de vidéos rafraîchissantes disponibles sur Dailymotion), Marcel Lebrun (Université de Louvain) préfère parler, avec son complice Christophe Batier (Université de Lyon 1), de «Fun Learning» plutôt que de «Serious Game» ! Tout est dit ; un titre avec fondement humain, au regard d’un slogan à visée marketing !
Il est difficile de ne pas croiser la vague médiatique vantant les mérites de l’usage des jeux d’aventures en 3D et avec avatars multicolores, à des fins annoncées comme formatives. Le jeu a certes toute sa place dans la formation des adultes : jeu plateau, jeu de rôle, jeu de logique, jeu de simulation, etc…, même si celle-ci reste souvent sous-dimensionnée dans la pratique. Ses apports résident dans l’apprentissage et le respect de règles, dans l’élaboration et la mise en place de stratégies individuelles et collectives de coopération, dans la simulation sur le principe essai-erreur, dans la stimulation et le plaisir du risque ou du challenge, et aussi dans les acquisitions de savoirs thématiques liés à chaque jeu. Par ailleurs, les apprenants s’appuient sur leur culture jeu et réseau, pour apprendre, collaborer et donc pour travailler. Malgré cela, se pose la question de l’impact réel de l’usage de Jeux Sérieux, tels qu’on les présente en formation formelle des adultes.
Le doute repose sur deux effets convergents ; l’évolution des usages de la micro-informatique et la puissance économique des industries de ce secteur. A la fin des années 1970, la commercialisation des premiers micro-ordinateurs a fait naître des perspectives novatrices, dont celles nous laissant envisager que les machines allaient nous «aider» à nous former, voire à nous faciliter l’apprentissage. Après la télévision éducative, apparaît une nouvelle chimère avec la naissance de l’EAO ou de l’EIAO (couplage de l’intelligence artificielle et de l’enseignement).
Force est de constater que les apports attendus ne se sont pas cristallisés sur ce domaine, même si, avec la connexion du micro-ordinateur au réseau Internet, apparu vingt ans plus tard, de vraies nouvelles fonctionnalités d’assistance ont été mises à notre disposition : pour communiquer, s’informer, partager, produire, etc… et aussi pour jouer. Certes l’EAO était mort-né, mais la conception de premiers jeux sur les antiques Spectrum, Atari, TO7 et autre Apple 2.0, allait générer un secteur économique puissant : celui de l’Entertainment individuel, d’abord sur console, puis sur ordinateur, et maintenant sur tous les supports i-connectés.
Comme souvent, le micro-ordinateur a été, en partie, détourné de son usage ; on a basculé de l’EAO vers le jeu. Est-ce pour se donner bonne conscience que réapparaît, quarante ans après, l’option «micro-ordinateur en réseau pour apprendre, mais avec… le jeu» ? Notre analyse aboutit plus prosaïquement à l’observation d’une démarche d’extension de marché. L’objectif est de vendre des prestations et de nouveaux produits, à des clients quelquefois avec l’argument d’un apprentissage (enfin) distrayant, et donc (forcément) efficace.
Si souffler n’est pas jouer, souffrir n’est pas non plus apprendre ; le jeu pouvant être, aussi en formation, le souffle de l’inévitable effort !
Il s’agit aussi de se démarquer des séquences e-learning où le graphisme et les activités en ligne restent peu attrayantes et, donc, peu motivantes. Cela peut expliquer des abandons relativement nombreux durant certains e-parcours.
L’interactivité (machine-utilisateur) ne remplace pas l’interaction (apprenant-appreneur & apprenant-apprenant) qui enrichit la formation par les échanges et les confrontations. L’immersion dans les univers, à dimension professionnelle de certains «Serious games», offre l’opportunité d’interagir en situation, en développant des compétences liées à des métiers ou à des gestes professionnels, savoir-faire ou savoir-être, et non à des savoirs. Ces apprentissages sont certes simulés, mais ils sont plus nets, au moins dans un premier temps, qu’en salle ou en centre de ressources.
Des contre-exemples doivent certainement illustrer des usages pertinents et originaux en formation informelle avec des didacticiels distrayants de 3ème génération. Mais, les premiers «Serious Games», mis en avant sur la place publique, relevaient plus d’une opération de communication, voire de gestion des ressources humaines. Dans les grandes entreprises, le département formation n’a pas forcément le dernier mot.
Les «Digitals Natives» selon Marc Prensky ceux qui ont le nez dans les technologies numériques depuis leur naissance, n’ont certainement pas tous le même avis. Contrairement aux «Digitals Migrants» que nous sommes, une partie de ces apprenants qui n’ont pas le comportement passif assez répandu de «consommateur numérique», ont un usage d’internet, et de tout ce qui y est connecté, identitaire, projectif et ouvert. Ils y ont développé une culture numérique forte et erratique. Cette culture s’appuie sur les compétences acquises durant leurs multiples activités dans les jeux interactifs et les réseaux numériques associés.
Ces apprenants gèrent plusieurs identités numériques, s’activent dans une approche multitâche, cherchent la validation par leurs pairs, publient à tout va, n’hésitent pas à tester par essai-erreur, et pourraient clamer, haut et fort, qu’il est plus important de savoir qui sait, plutôt que de savoir soi-même !
Concernant la formation, on peut émettre une hypothèse à partir de ce portrait caricatural : face à une difficulté dans le jeu, dans l’apprentissage ou dans le travail, souvent la stratégie première de ces personnes serait d’abord de mobiliser leur réseau, plutôt que de s’appuyer sur leurs propres capacités et connaissances. C’est une logique de compétence collective diluée, plutôt que personnelle, mais toujours une compétence !
Dans un dispositif de type FOAD, ces apprenants nous interpelleront lors du déroulement de leur parcours de formation éclatée. Le feront-ils parce que nous sommes leurs tuteurs distants prêts à les aider à se poser les bonnes questions, ou parce que nous sommes une personne appartenant à leur communauté, avec laquelle ils résoudront un problème, même en le contournant ? Dans nos environnements ouverts, ces Digitals Natives auront-ils systématiquement recours à leurs enseignants, leurs formateurs, leurs tuteurs, en dehors des passages obligés ? Est-ce une forme d’expression d’autonomie, de repli, d’une stratégie d’évitement, ou un mixte ?
Apprendre, c’est être capable de jouer de ses relations, en s’appuyant sur des ressources en réseau, ce qui est une compétence transversale précieuse, mais c’est aussi être en mesure de se mobiliser soi-même, pour s’adapter et progresser.
Dans ce contexte, notre responsabilité de tuteur serait de s’assurer que les apprenants agissent bien dans deux directions : un espace virtuel interactif avec l’activation des réseaux dans lesquels ils échangent maintenant pour apprendre comme ils jouaient, et un espace réel d’interaction où ils collaborent durablement avec leurs accompagnants, leurs pairs, leurs collègues et leurs proches pour apprendre, y compris le dur jeu de la vie. Ainsi, ils deviendront à leur tour, «apprenant tout au long de sa vie», en faisant des allers-retours entre le «Je» et le Nous» qui donnent sens pour inter-agir !
Source : Jean Vanderspelden, retrouvez les billets sur le blog de t@d