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Les jeux vidéo, utopies contemporaines ?

imaginaire

Actuellement inextricables de la sphère sociale, les jeux vidéo viennent supporter et diffuser des valeurs hypermodernes dont l’hypercapitalisme, indélogeable de nos modes d’existences et de nos manières de penser. Ceux-ci véhiculent des idéologies au même titre que les autres médias et œuvres contemporaines.

Mais leur particularité vient du fait que les jeux vidéo canalisent toutes les critiques et soupçons d’une culture populaire industrielle. Il devient alors difficile de poser une critique scientifique construite et de l’explorer dans toute sa complexité.

Il y a pourtant une nécessité à développer dans la recherche et le game design une pensée critique des valeurs et représentations présentes par les jeux vidéo, comme elle est développée ailleurs en Études Culturelles.

Il nous semble pertinent d’interroger et de nous approprier le concept d’utopie comme un outil pour la création vidéoludique, en explorant notamment une rencontre naissance du jeu vidéo avec la sphère artistique et politique : nous proposons, au travers du mouvement du game art et de l’artgame, de prendre comme premier exemple la performance « Freedom » d’Eva et Mattes Franco.

Archéologie de l’utopie : constat sur notre société contemporaine

Les définitions de l’utopie varient suivant la position de pouvoir qu’occupe celui qui l’emploie[i]. Ainsi elle ouvre une controverse politique entre ceux qui désirent le changement vers une société meilleure, ceux qui veulent conserver la société telle qu’elle est, et ceux qui ne croient plus au changement.

Si depuis l’Antiquité, jusqu’à leur essor au 16ième siècle, les utopies ont un rôle socio-politique présentant une alternative aux pouvoirs en place, dans notre société hypermoderne, nous sommes face à une rupture. L’utopie devient polémique, à la fois soupçonnée d’être l’instrument du pouvoir menant à de possibles dérives totalitaires, et à la fois décriée comme un projet creux et risible.

Pourtant, en modifiant notre réalité par un effet de contrastes [Jameson, 2007], l’utopie est un moyen de faire apparaître notre société sous un angle nouveau. Elle devient un outil critique dont l’énergie est l’imagination : elle incarne des « lieux autres » révélateurs et expressifs, des « hétérotopies » [Foucault, 1966]. L’hétérotopie entre dans la boîte à outils critiques que nous propose Michel Foucault dans le concept de dispositif sociotechnique, qui nous sert à construire cet article.

Les jeux vidéo à la lumière de l’utopie : des hétéropies émancipatrices

Ainsi nous préférons les dystopies fictionnelles, retraçant avec relief les effets les plus néfastes des mécaniques de notre société hypermoderne [Lipovetsky, 2008]. La société de demain ne laisse se dessiner qu’un horizon pessimiste, et souligne fondamentalement notre incapacité à penser une société meilleure hors de l’idéologie actuelle.

Partons de la performance « Freedom »[1] des artistes Eva et Mattes Franco : elle met en scène une expérience de jeu dans Counter Strike [Valve, 2000] où les artistes expriment aux joueurs leur refus de tuer et leur incompréhension face à cette guerre qui se joue. La rupture du contrat de communication fictionnelle met la violence au niveau de la technique qui contraint les actions dans l’image. Face aux intonations vraies, tout semble faux, du déplacement jusqu’à la communication ; sans le joueur et sa volonté de croire dans la fiction proposée, le système de jeu apparaît, et déconstruit notre regard sur la réalité virtuelle.

Nous sommes devant un espace hétérotopique, miroir déformé de notre société. Espace de compensation, Counter Strike se dévoile non plus comme une illusion mais comme un moyen de saisir la violence d’une guerre avant de reprendre sa respiration et de se rappeler que « ce n’est qu’un jeu » !

L’utopie apparaît comme un concept essentiel à l’émergence de nouvelles valeurs.

Il pourrait bien être utile de le ranger dans la boite à outils du game designer afin d’offrir enfin des jeux vidéo porteurs d’un projet émancipateur.

L’utopie ouvre un nouveau paradigme esthétique et politique qui n’est pas une représentation réaliste d’une autre société, mais une ouverture, un espace virtuel, contenant de nouvelles idées et la volonté de créer une société meilleure.

Publications

« Les jeux sur Facebook : quelques paradoxes du gratuit et du convivial »

Valérie Arrault et Emmanuelle Jacques, Les jeux vidéo, Quand jouer, c’est communiquer, Hermès, La Revue, 2012, CNRS Editions, Coordonné par Jean-Paul Lafrance et Nicolas Oliveri, supervisé par Éric Dacheux.

« Quels usages pour les jeux vidéo sociaux sur Facebook ? »

Colloque les « Usages des médias sociaux : enjeux éthiques et politiques », Organisé par le LabCMO dans le cadre du Congrès de l’ACFAS, Sherbrooke (Québec, Canada), mai 2011.

Le Plaisir de Jouer ensemble, Joueurs casuals et interfaces gestuelles de la Wii

Emmanuelle Jacques, L’Harmattan, collection communication et civilisation, 2011

« Au cœur de l’action motrice : l’information »

17ème congrès de la Société française des sciences de l’information et de la communication, Dijon, 23 – 26 juin 2010

« Les joueurs occasionnels et l’expérience-joueur »

L’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF), Namur, 19-20 mai 2010

« Les usages sociocognitifs de la Wii : Les relations entre avatars et joueurs »

Congrès international IHM 2008, Metz

« Les interfaces utilisateurs »

CCA Annual Conference 2008, Vancouver

« Les usages des jeux vidéo, La mimésis sociale »

Congrès de l’association internationale des sociologues de langues françaises 2008, Istanbul

« La conception numérique, entre espace intime et monstration, à la recherche des intelligences collectives »

Actes du colloque RIC 2006, édition L’école des Mines, Paris

 

Positionnement scientifique, méthode appliquée, terrain d’expérimentation…

Cet article s’inscrit dans le positionnement du laboratoire IRIEC (Institut de Recherche Intersites Etudes Culturelles) dans la composante ECART (Etudes Culturelles des Arts et Technologie). La spécificité de cette composante se fonde sur une utilisation d’une méthodologie auto-poïétique, soit sur l’interaction entre la pratique plastique et la pratique théorique. Son inscription dans les études culturelles tourne autour de trois axes majeurs :

–       analyse du support (ici en l’occurrence l’analyse de jeux vidéo issus de l’industrie et du courant game art, artgame ou encore indépendant)

–       prisme des représentations véhiculées,

–       intention de l’auteur et réception du joueur.

Nous utilisons à la fois une méthodologie et des outils issus de la Théorie Critique de l’Ecole de Francfort et de la sphère vidéoludique. La discipline sociocritique née à Montpellier III permet une analyse des tensions sociales qui s’inscrivent dans les œuvres artistiques et vidéoludiques, à l’issue ou à l’insu de ses créateurs. Les théories et pratiques du game design ainsi que la sociologie des usages et des innovations permettent d’apporter un regard à la fois distancié et intérieur au processus de conception des jeux vidéo, trouvant une réelle portée au travers de la mise en place d’outils pour la création de projets vidéoludiques.

Références bibliographiques

ABENSOUR Miguel, « L’utopie une nécessaire technique du réveil dans L’atlas des utopies », Le Monde, Hors-série, 2012

FOUCAULT Michel, Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement Continuité, n°5, octobre 1984, pp.46-49

« Le Corps utopique », « Les hétérotopies » (Conférence de 1966), Paris, éditions Lignes, 2009

JAMESON Frederic, Archéologie du futur, Un désir nommé utopie, Paris, Max Milo, 2007

JENKINS Henry, « Game Design as narrative architecture », Pat Harrington and Noah Frup-Waldrop, Eds., First Person, Cambridge, MIT Press, 2002

LIPOVETSKY Gilles, SEROY Jean, La « culture-monde », Réponse à une société désorientée, Paris, Odile Jacob, 2008

RICOEUR Paul, L’idéologie et l’utopie, Paris, Point Essais, 2005

RIOT-SARCEY Michèle, Dictionnaire des utopies, Paris, Larousse, 2008



[1] Nous travaillerons également sur un exemple d’artgame, « Chain World » réalisé par le game designer Jason Rohrer pour le GDC « Games which could become a religion » : ce jeu est une expérience singulière et unique (le joueur ne peut jouer qu’une fois avant de le transmettre à une autre personne) axé sur la création d’un monde commun dont les valeurs et les représentations se basent autour de la transmission et de la découverte d’un univers forgé par d’autres.



 Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici 

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