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L’imaginaire des TIC en questions

imaginaire

Comme le souligne avec finesse L. Sfez, « Il y aurait ainsi une collection d’imaginaires particuliers propres à des métiers, professions ou vocation : un imaginaire bâtisseur, un imaginaire des techniques de pointe, un imaginaire de la technique (sans pointe), un imaginaire social (encore plus vaste), un imaginaire de la Renaissance, etc. Le terme ennoblit la chose, il porte la technique au rang même de l’Art, avec un grand A, auquel on réfère généralement ce qui appartient à l’imagination, à la création (…). Dire [que la technique] a un imaginaire, c’est la doter d’un réservoir quasi inépuisable de figures (…) » (Voir Sfez L., Technique et idéologie, Le Seuil, Paris, 2002.p. 33-34).

L. Sfez, s’il accepte semble-t-il les imaginaires socio-anthropologiques, n’est guère enthousiasmé par la notion d’imaginaire des techniques, mérite-t-elle vraiment un tel opprobre ?

Nous voudrions dresser, dans cette communication, une sorte de bilan critique de l’usage de la notion d’imaginaire en sociologie de la technique et singulièrement des TIC à travers une série de questions qui, toutes, convergent vers cette thèse : l’imaginaire des TIC est construit pour rassurer. Cependant, cet imaginaire ne rassure pas en ouvrant la discussion mais en la fermant. Qui plus est, bizarrement ou paradoxalement, on cherche à se rassurer avec une notion qui n’est pas forcément stable…

nous commencerons par un petit détour, afin de nous assurer que notre perception n’est pas le fruit d’un biais introduit par l’usage de la notion en sociologie des techniques (première question), puis nous interrogerons son usage en sociologie des TIC et nous en montrerons les limites (à travers les quatre autres questions), avant de revenir sur d’éventuelles alternatives (avec l’avant dernière question) et de conclure sur l’existence d’un imaginaire de l‘imaginaire (conclusion).

  • L’imaginaire (en général) : une notion dure ou une notion molle, soumise à des dérapages incontrôlés ?

La notion d’imaginaire est-elle « stable », stabilisée et stabilisante ? Nous prendrons tout d’abord deux exemples, loin de la sociologie : un historien (G. Duby) et un philosophe (J. Brun). L’un a publié un livre devenu célèbre, les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (Gallimard, 1978), l’autre un livre de philosophie de la technique (le rêve et la machine, la Table Ronde, 1992). L’un est loin de nos préoccupations, l’autre s’en rapproche.

Or dans les deux cas, il est possible de montrer que la notion d’imaginaire (ou ses substituts, rêves et mythes) ne renforce pas le raisonnement, mais tout au contraire soit introduit une notion inutile, une sorte de leurre, soit introduit des dérapages.

  • L’imaginaire des TIC : l’imaginaire est-il une question ou une réponse ?  

Tout discours qui porte sur les TIC relève-t-il de l’imaginaire ? Certains semblent le penser, là encore en ne laissant pas la place à d’autres qualifications…ce qui est pour le moins discutable et que nous voudrions discuter. Nous montrerons que cette notion, loin d’offrir un cadre d’intelligibilité des TIC susceptible de construire l’enquête, est utilisée comme une sorte de réponse a priori : si il y a innovation, alors le discours porteur de cette innovation est a priori un imaginaire, par position en quelque sorte, sans autre inventaire.

La notion d’imaginaire ne sert pas à penser les TIC dans leur spécificité à l’aide de catégories nouvelles adaptées. Autrement dit, elle sert moins à comprendre qu’à rassurer le sociologue : car, avec cette notion il pense détenir un outil efficace d’arraisonnement de ce qui échappe largement à sa culture, à savoir la technique. A coté de l’usage, l’imaginaire permet de parler de la technique sans s’affronter véritablement à la technique, puisqu’il est question de ses représentations sociales.

  • L’imaginaire des TIC : de quoi s’agit-il, de quoi parle-t-on ? Utopie, mythe ou idéologie ?

On emploie beaucoup le mot de mythe aujourd’hui…comme pour dire que notre société, comme toutes les autres, possède ses propres mythes, qu’elle n’est pas si différente…mais n’est-ce pas également une manière d’éviter de penser cette différence ? Non pour la construire comme une rupture radicale, mais pour souligner ce qui continue et ce qui se transforme…y compris dans les représentations sociales.

On mobilise également beaucoup la notion d’utopie (Breton, Philippe, L’utopie de la communication, La découverte, 1992), pour, là encore, se rassurer et se dire que l’utopie a encore sa place dans notre société, que nous ne sommes pas tant que cela dans une société du vide (Yves Barel, La société du vide, Le seuil, 1984). Enfin, lorsque l’on emploie la notion d’idéologie, c’est dans une définition douce, « soft » d’outil d’intégration à un groupe (pour l’usage de ces notions, cf. Patrice Flichy, L’imaginaire d’internet, la découverte, 2001). La notion d’imaginaire est alors porteuse d’espoir(s) et rassure là aussi.

  • L’imaginaire des TIC : à quoi sert la notion d’imaginaire ?

Si tout discours social sur la technique relève de l’imaginaire, la question de la qualification même de ce discours ne se pose plus ; il renvoie à du connu et la technique, elle-même, n’est plus étrangère, comme le pensent les sociologues qui traquent volontiers le déterminisme technique, mais redevable d’un imaginaire, comme n’importe quelle autre activité sociale. Normalisation sociale rassurante de la technique.

Quelle relation la technique entretient-elle avec la culture ? Est-elle le véhicule logistique du symbolique comme le pense R. Debray (Cours de médiologie générale, Gallimard, Paris, 1991) ou est-elle l’Autre de la culture comme l’affirme le philosophe G. Hottois (Le signe et la technique, Aubier, 1984) ? L’imaginaire renverse la question, puisqu’il ne s’interroge pas sur ce que la technique fait à la culture, mais travaille sur ce que la culture fait à la technique. Car l’imaginaire récupère et réintègre la technique dans la culture. Normalisation anthropologique, rassurante là encore,  de la technique.

  • L’imaginaire des TIC : un discours critique ?  

L’imaginaire porte un discours qui, en définitive, permet de justifier la nécessité du développement des TIC. Car il justifie les pratiques et comportements des acteurs : en effet, si telle ou telle proposition, position ou décision, relève de l’imaginaire, alors c’est le droit de celui qui la profère de la tenir, au nom de quoi le critiquer ?

Dès lors, cet imaginaire fonctionne à la fois comme une machine à entériner et quelque part à légitimer ces représentations et ces actions. L’imaginaire devient alors une machine discursive à récuser la posture critique. Sous son couvert, la technique qui fait l’objet d’une simple opération de marketing politique (comme lorsqu’A. Gore a enrôlé les TIC dans son programme d’autoroutes de l’information par exemple) devient, abusivement, de l’imaginaire. Sous son couvert la technique ne pose pas question à la société, et notamment pas de questions politiques (sur les libertés, l’espace public etc.).

  • L’imaginaire : existe-t-il des alternatives ?

Selon L. Sfez (op cit) les TIC sont munies d’une imagerie, qui n’est pas un imaginaire, car il lui manque une véritable cohérence symbolique ; cette imagerie participe à l’imposition d’une idéologie de la technique qui permet de la naturaliser.

Les représentations sociales sont portées par ce que j’appelle un macro-techno-discours (un MTD). J’ai proposé la notion d’impensé informatique (Robert 2012, les éditions des archives contemporaines) pour rendre compte du fonctionnement du discours ( le macro-techno-discours) que notre société se propose elle-même sur sa propre informatique (et ses TIC) ; mais cette qualification n’est pas un a priori, elle fait l’objet d’une enquête qui montre (ou non) qu’il s’agit bien de la logique de l’impensé, caractérisée par certaines opérations et stratégies repérables ou non dans les discours.

La prise en compte de cet impensé incite le chercheur à faire des propositions pour penser les TIC, mais à travers un jeu de catégories qui ne sont ni celles de la techniques ni celles de la sociologie (tout en leur restant compatible) (Cf. Pascal Robert, Mnémotechnologies, une théorie générale critique des technologies intellectuelles, Hermès, 2010). Ce que ne permet pas la notion d’imaginaire.

  • Conclusion : un imaginaire de l’imaginaire ?

Notre société a manifestement besoin d’une telle notion pour se rassurer. Il s‘agit, dés lors, d’en faire la sociologie et non de l’entériner comme outil à vocation scientifique. Or, certains sociologues, proches peut être de grands groupes de télécommunications, n’hésitent pas à la promouvoir comme baguette magique du décryptage de nos TIC. Voilà une approche qui, dans sa facilité même, et parce qu’elle rassure, est susceptible d’intéresser les journalistes. Autrement dit, notre société a développé un véritable imaginaire de l’imaginaire comme substitut (partiel) aux grands récits ; démarche qui porte l’idéologie de la communication au lieu de la critiquer.

Pascal robert est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’ENSSIB (Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques), Université de Lyon, membre du laboratoire Elico EA 4147.

Publications et communications récentes (2011-2012)

Livres :

L’impensé informatique, critique du mode d’existence idéologique des TIC, volume 1, les années 70-80, éditions des archives contemporaines, Paris, 2012.

Chapitre d’ouvrage :

« Esquisse d’une archéologie de l’informatique communicante », projet d’une histoire du logiciel libre, Editions Framabook, à paraître.

Communication à des colloques :

« Pour une « culture du numérique », colloque de la SFSIC 2012, Rennes, Juin 2012.

En collaboration avec N. Pinède, « Le document numérique : un nouvel équipement politique de la mémoire sociale ? », colloque international Cossi 2012, Poitiers, 19 et 20 juin 2012.

« Critique de la « gestionnarisation », colloque international EUTIC 2011, Transformation des organisations : évolution des problématiques et mutations fonctionnelles, Bruxelles, 23-25 novembre 2011.

« Les revues de micro-informatique sont-elles porteuses d’une « culture technique » de l’informatique ? Une approche socio-sémiotique », colloque international de Strasbourg sur « Les cultures des sciences en Europe, Volet 2 : dispositifs, publics acteurs et institutions », Strasbourg, 13-15 octobre 2011.

Articles :

« Pour une anthropologie du virtuel, Virtuel, jeux vidéo et paradoxe de la simultanéité », MEI, N°37, L’Harmattan, Paris, à paraitre.

Positionnement scientifique

  • Section scientifique de rattachement : sciences de l’information et de la communication (71°section).
  • Ma proposition de communication se veut un bilan critique d’une démarche, sous forme de questions. En ce sens, le vocabulaire issue des sciences dites « dures » est quelque peu décalé : la « méthode » consiste ici à critiquer une position en en montrant les a priori cachés et les conséquences politiques masquées ; le « terrain » correspond au corpus d’auteurs critiqués (P. Flichy, P. Breton etc.)
  • Références : elles sont indiquées dans le corps du texte.Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici
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