Il s’agira d’examiner dans quelle mesure le rapport que l’institution scolaire entretient avec les fictions numériques est le prolongement du statut de l’imagination dans cette institution.
En effet, les rapports ambigus qu’entretient la sphère éducative avec la question de l’imagination- plus spécifiquement l’imagination dans le cadre de la fiction littéraire- sont bien connus dans les recherches historiques sur la littérature de jeunesse. En France, prime une conception rationaliste de l’éducation dont une des origines philosophiques est une certaine interprétation pédagogique du kantisme, défendue entre autres par Piaget.
Ce qu’a retenu l’institution scolaire de la Critique de la raison pure est que l’imagination a un rôle déterminant dans l’acte de la connaissance en ce qu’elle produit les images nécessaires – les schèmes – pour que les données sensibles viennent se ranger sous les catégories de l’entendement. En revanche, ce que cette même institution a oblitéré, bridé du kantisme est l’imagination en tant que faculté débridée, libre créatrice d’images, constituant un imaginaire absolument nécessaire et décisif à la formation d’une personne. Cette oblitération se retrouve tout au long du XIXe siècle et jusqu’au début du XXe siècle.
Les contes merveilleux n’ont ainsi aucune légitimité scolaire, leur part imaginaire est considérée comme dangereuse, pervertissante (Nière Chevrel, 2009), et ils ne sont pas plus conseillés en tant que lecture privée. Duborgel, dans Imaginaire et pédagogie a mis en évidence le rôle des images dans cette méfiance. Cela explique sans doute en partie pourquoi le cinéma et la bande dessinée tardent à se légitimer à l’école. Enfin, il nous semble que la dimension économique est un autre facteur de méfiance : la sphère éducative rejette tout lien trop explicite avec l’industrie.
Dès lors, le rapport que l’institution scolaire entretient avec le numérique est extrêmement ambigu, en ce qu’il cumule place des images, dimension industrielle et rôle de l’imagination.
Tant qu’il est un outil permettant d’améliorer des performances « techniques » (gagner en rapidité, alléger les cartables…) il est accepté, mais si on l’associe au pouvoir de l’imagination, il devient inquiétant : cela rejoint donc la question de la fiction, et la peur de l’identification qu’elle générerait dans de jeunes esprits.
Pourtant, dans le même temps, depuis les années 1970/80 l’institution scolaire, du fait de la massification, considère qu’elle doit tenir compte des pratiques extra scolaires, qui, actuellement, sont fortement liées au numérique, et plus spécifiquement aux pratiques vidéoludiques…
Dès lors elle accepte un certain imaginaire du numérique, notamment vidéoludique, mais en le bridant, en le scolarisant, de même qu’elle a scolarisé la fiction littéraire par le bais d’exercices qui ne permettaient pas à l’identification de se mettre en place (extraits, morceaux choisis…)
Cet imaginaire bridé du numérique est manifeste dans l’absence d’imagination dont font preuve les concepteurs de serious games scolaires, ou de manuels numériques, parce qu’ils ont une représentation de la discipline, de l’outil, des apprentissages assez passéistes.
Bibliographie indicative
BANTIGNY, Ludivine, « Les deux écoles. Culture scolaire, culture de jeunes : genèse et troubles d’une rencontre (1960-1980) », Revue française de pédagogie, n° 163, 2008, p. 15-25.
CHARTIER Anne-Marie, et HEBRARD Jean, Discours sur la lecture (1880-2000), Paris, Fayard-BPI, (2e édition, revue et augmentée), 2000.
DUBORGEL, Bruno, Imaginaire et pédagogie, Le sourire qui mord, 1983.
KANT, Emmanuel, Critique de la Raison pure, 1788. Traité de pédagogie, 1798
NIERES-CHEVREL, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier jeunesse, 2009.
Les manuels scolaires : situation et perspectives, Rapport à monsieur le ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative, 2012 [cache.media.education.gouv.fr/file/2012/07/3/Rapport-IGEN-2012-036-Les-manuels-scolaires-situation-et-perspectives_225073.pdf]
Manuel numérique : dossier (2011). Paris : France. Ministère de l’Éducation nationale.
[http://eduscol.education.fr/numerique/dossier/manuel]
publications récentes de Laetitia Perret
« Regard fasciné, œil ouvert Approche comparative des versions numérique et papier d’un album de littérature jeunesse pour le cycle 3 » écrit avec Emilie Rémond-Paradossi, Pierre J. Truchot, Olivier Rampnoux, Documents numériques, Hermes-Lavoisier, 2013.
« De la légitimation à la patrimonialisation : destinée scolaire des fictions enfantines, du conte au jeu vidéo», en collaboration avec Emilie Rémond, Champion , 2014, 13èmes rencontres des chercheurs en didactique de la littérature: École et patrimoines littéraires quelles tensions, quels usages aujourd’hui ? Université de Cergy-Pontoise (site de Gennevilliers) les 29, 30 et 31 mars 2012
« Clara et Noé, une articulation problématique entre jeu et apprentissage en sciences expérimentales », écrit avec Emilie Rémond- Paradossi, Argos, SCEREN-CRDP académie de Créteil, décembre 2012
Dernières publications de Pierre J. Truchot en ce domaine
Serious games/art games : un (bon) mélange des arts, in Argos, décembre 2012, n° 50.
« Regard fasciné, œil ouvert Approche comparative des versions numérique et papier d’un album de littérature jeunesse pour le cycle 3 » écrit avec Emilie Rémond- Paradossi, Pierre J. Truchot, Olivier Rampnoux, Documents numériques, Hermes-Lavoisier, 2013.
Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici