MANIFESTATIONS

Plaisir d’apprendre et technologies numériques dans l’éducation

Premier épisode de notre Série « L’e-éducation sur le divan avec Serge Tisseron »

Commençons par le modèle de toute relation ludique. Inutile d’insister sur le fait que le lien unissant un bébé à son adulte de référence soit, de part et d’autre, tissé de plaisirs. Si ce n’était pas le cas, l’adulte se détournerait vite de l’enfant et celui-ci aurait tôt fait de se désintéresser du monde. Le Moi en construction ne se nourrit que de plaisirs ! Plaisirs d’échanger, de se regarder, de se sourire, d’interagir de la voix et du geste, et de voir ses propositions relayées, amplifiées et transformées par l’autre.

C’est dans cette première relation mutuelle et réciproque – cette «dyade» – que se mettent en place les fonctions mentales nécessaires au développement ultérieur de l’attention, de la concentration, de la prise de risque et du bonheur de la découverte. Et tout cela est possible parce que ce premier environnement réunit plusieurs caractéristiques.

D’abord, il est rassurant
La mère ne soumet jamais l’enfant à des situations émotionnelles qu’il ne peut pas gérer, et ces situations, qui sont en nombre limitée – la tétée, le change, les premiers jeux – sont prévisibles. En même temps, l’enfant vit ce premier environnement comme indestructible et transformable à l’infini. En outre, il réagit selon ses caractéristiques propres aux sollicitations de l’enfant et il le sollicite autant que celui-ci le sollicite. Enfin, il est disponible à tous moment, ce qui permet à l’enfant de le percevoir comme fidèle inconditionnellement. Ces cinq caractéristiques font du premier environnement ce qu’on appelle un «medium malléable» .

Evidemment, l’être humain a toujours rêvé de fabriquer des objets qui lui permettent de renouer avec les illusions et les bonheurs qui président à ce stade du développement. Or c’est maintenant possible avec les technologies numériques… pour le meilleur et pour le pire.

Pour le meilleur, ces technologies permettent de renouer avec le jeu comme support d’expérimentation et de découvertes. C’est possible parce que les espaces numériques sont d’abord rassurants. En effet, les réponses qu’ils apportent sont récurrentes et les difficultés auxquelles ils confrontent sont à tout moment adaptées aux possibilités de chaque utilisateur. Chaque élève y trouve un niveau de difficultés adapté à ses compétences. C’est ce qu’on appelle la motivation de sécurisation.

En plus, ces mondes permettent la visualisation à tout moment des parcours accomplis et à accomplir.
Cette caractéristique permet de sortir de la logique de l’immédiateté et de se projeter dans une temporalité plus longue. Le pilote d’un avion a besoin de connaître son point de départ et son point d’arrivée pour construire sa «feuille de route», et toute personne en situation d’apprentissage est dans la même situation. Il doit avoir conscience du parcours à accomplir et du temps dont il dispose pour le réaliser, qu’il s’agisse de l’année scolaire ou d’un trimestre. Or la virtualisation permet de visualiser au fur et à mesure quatre domaines essentiels aux apprentissages : l’état des connaissances au départ, les progrès dans les compétences,  la diversité des stratégies utilisées et enfin la nature des contacts et des liens mobilisés, notamment dans le recours aux pairs et aux bases de données.

Ce pouvoir de réassurance est essentiel. En effet, tout apprentissage confronte à une remise en cause de ce qu’on croyait établi. Jean Piaget avait déjà repéré ce processus dans les années 1930 . Accepter la nouveauté est souvent difficile, c’est pourquoi sa découverte doit s’accompagner d’un climat de sécurité pour que la déstabilisation cognitive ne soit pas trop forte et n’inhibe pas l’apprentissage. Les technologies numériques réalisent d’autant mieux cet objectif qu’un écran ne juge pas et ne condamne pas. Elles participent ainsi à la fois au renforcement des connaissances et de la confiance en soi des utilisateurs.

Les mondes numériques sont également indestructibles et transformables à l’infini. 
Chacun y organise son temps comme il le souhaite et y construit son propre parcours. Ils permettent donc de s’autodéterminer. C’est la motivation d’innovation. L’utilisateur d’un espace numérique éducatif peut y consulter des documents selon son rythme et son goût (c’est l’interaction de consultation) et aussi voir apparaître des informations au fur et à mesure de ses explorations (c’est l’interaction de navigation). Ces deux formes d’interactions contribuent ensemble à entretenir le désir de s’engager dans les espaces virtuels et d’y progresser. Elles constituent ainsi un puissant levier de motivation intrinsèque.

Enfin, les mondes numériques sont toujours accessibles et disponibles.
Chacun peut y travailler aux moments où il le souhaite. Du coup, leurs utilisateurs ont la possibilité de s’y confronter quand ils se trouvent dans un état d’esprit favorable et pour la durée qui leur convient.

Mais les technologies numériques peuvent aussi favoriser une activité compulsive et dissociée. C’est le cas  lorsque les premiers échanges avec le monde ont été marqués par l’insécurité et des frustrations excessives. Le risque est alors que l’usager utilise son ordinateur pour oublier sa souffrance. A la limite, il établit  avec son ordinateur une situation que j’ai appelée de dyade numérique  parce qu’elle tente de reproduire les conditions idéales d’une première relation mère bébé…. évidemment sans jamais y parvenir.

Il dépend alors d’une présence éducative à ses côtés que l’utilisateur s’engage d’un côté ou de l’autre. Le bon usage des espaces numériques nécessite parfois un accompagnement. C’est le rôle de l’enseignant, à condition, bien entendu, qu’il ait lui même utilisé ces technologies pour apprendre, et qu’il en connaisse les plaisirs, et les impasses.

Serge Tisseron, janvier 2012

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