On est samedi matin, le jour de nos vacances. Après avoir écouté dans la voiture Apocalypse de Cigarettes after Sex, je prends un bol d’air marin sur la côte de granit rose. Sans voix devant tant de beauté, je prends ces rochers galets en photo. Je me prends parfois pour un artiste à la fleur d’instantanés numériques…
Aujourd’hui, c’est un dièse sans filtre, demain surement un sépia 2.0. Je pense à ces paysages des films d’héroïque fantaisie aux longs-pieds que je regarderais surement le lendemain, peut-être dans trois semaines ou même jamais. C’est un peu comme ces livres que l’on accumule parfois. On se dit : on ne sait jamais. La vitesse de l’actualité littéraire et scientifique étant celle qu’elle est, finalement, on l’oublie sous quelques millimètres de poussière.
Le temps s’écoule, le soir venu, en jouant à un jeu de société, on s’amuse à se poser des colles. Il arrive parfois qu’elles soient collectives. Heureusement, une encyclopédie à notre disposition nous permet de sortir de l’ornière. La réponse nous ouvre des possibles. Un seul regret, nous ne captons pas la radio, enfin nous ne la captions pas. Cela fait cinq minutes que l’espace musical est de nouveau occupé.
Un coup de téléphone interrompt ma rêverie et m’oblige à un effort d’organisation. Je note sur mon agenda et règle une alerte. Je n’oublie pas un message d’absences. Une cloche sonne, c’est l’anniversaire d’un ami. Il m’arrive d’avoir des trous de mémoire et de calcul mental. Du coup, pour ne rien oublier c’est ceinture et bretelles. Encore une année sans fausse note, l’amitié ne garantit pas toujours la ponctualité.
J’ouvre ma ligne d’informations. C’est un geste, presque un réflexe. Depuis quelques temps, j’ai la chance de rencontrer l’altérité. Je lis un article traduit par ce que certains appellent un Troll alors que je le considère comme un ami critique. Dans ce monde en mouvement dans des bulles, le contradicteur est indispensable. Je me dis qu’il faut que je rencontre ce type. On n’est peut-être pas d’accord sur tout mais ce sera forcément intéressant parce qu’on a plus en commun qu’en différence. A moi de choisir la forme épistolaire.
Au hasard de mes pensées, je me rappelle cette lecture fondatrice du sociologue espagnol Joaquín Rodríguez Marco dans ce qui était encore le nouvel observateur. Il discutait de la peur du progrès technique et surement de l’éthique de responsabilité pour y faire face. Je vais rechercher dans mes archives. Avec un petit sourire, je lis cette inspiration de Phèdre de Platon. Je me dis surtout que la liste est un peu longue.
Je zappe devant la télé. Je tombe sur Mac Giver et son couteau suisse. Tout ça, c’est pas nouveau, surtout quand je regarde mon médium unique et multifonction de 6”5. Rien ne change et tout à la fois change : l’émotion se dessine toujours sur mon visage.
Si je veux, avec ce que je veux : mon carnet rouge
Je n’ai pas mis par hasard mon carnet rouge en photo. Il symbolise la manière dont je travaille.
C’est un mixte entre numérique et analogique. J’ai appris à travailler avec le papier et cela me va bien.
J’ai même trouvé la bonne carburation car je tire la sève du numérique sans en prendre l’amertume. Je ne suis pas un Smartphone native. J’ai connu son début et il m’a accompagné tout au long de mes usages professionnels.
Il est vrai qu’au départ, il n’était qu’un simple gadget, une extension de mon PC. Je me souviens encore prendre des notes pour la forme plus que pour le fond. Je suis revenu en arrière et j’ai repris mon vieux carnet rouge. J’aime écrire et avoir les doigts bleus. En vérité, je préfère y travailler, c’est mon geste professionnel. C’est comme ça.
Trier, classer, organiser, partager et supprimer
Je vois encore les yeux désespérés de mes professeurs face aux millefeuilles de papetiers qu’étaient mes classeurs. Un vrai problème d’organisation régnait ou en tout cas le classeur cet agrégateur de cours ne correspondait à ce que j’étais. Trop fragile, trop complexe, pas assez pratique, on ne s’est jamais vraiment rencontré. J’étais revenu au cahier. J’aimais retrouver le storytelling du cours et le classement dans le secrétaire de ma chambre.
La seule peur : perdre un cahier ou le jeter.
Chez mes parents, la masse physique s’accumulait dans les cartons du sous-sol au risque de l’obsolescence du savoir et de ne rien y retrouver. Indiana Jones n’y aurait pas retrouvé l’Arche. Pas de plan de classement, d’indexation et finalement une accumulation d’informations et de connaissances désorganisées et donc inutilisables. Les archives, c’est pourtant pratique quand on souhaite analyser et comprendre un document. Fastidieux, je préférais recommencer depuis le début… perte de temps.
Un jour j’ai rencontré un ordinateur puis les nuages. Non seulement, classer une masse importante devenait facile mais elle était disponible partout. La fin de l’angoisse de la corne d’abondance sans pour autant celle de la mobilité. Parce que le web est une mine, plus d’hésitation à organiser pour supprimer, archiver. Un jour les plateformes de curation et les réseaux sociaux sont arrivés et là on travaillait à plusieurs. Gain de temps, on parle de flat design, j’aime à penser à l’organisation légère et frugale.
J’ai eu un ordinateur portable, puis un second et enfin un troisième.
Portable mais pas mobile, portable mais pas connecté. J’ai repris mon carnet rouge.
Lui était mobile. Il n’était pas connecté mais pas plus que l’autre… Un jour est arrivé le smartphone, enfin… on y reviendra.
La question du flow : économie de l’attention
Je me souviens de mes recherches fastidieuses. Je commençais par visiter Tout l’Univers pour chercher l’Universalis. La télé toujours branchée de l’autre côté de la cloison, la voix d’un doc à la radio ou mon livre caché, bref… peu d’économie de l’attention, enfin, quand je m’ennuyais ou quand je ne voyais pas où tout cela me menait.
Le sujet posait toujours la question du flow.
Vous savez ce moment où vous êtes complètement plongé dans une activité. Dans une concentration où un orage, une alerte ou même une finale de ligue des champions vous laisse de marbre. Depuis, j’ai toujours des choses qui m’ennuient mais les nipcasters m’ont appris le pomodoro. On doit toujours passer par le fastidieux mais autant le rendre productif.
Nous sommes déjà des cyborgs
La question de la technologie pour moi se pose moins que l’espace qu’elle délivre pour le plus important : réfléchir, comprendre, apprendre, créer et rêver.
Sans aller jusqu’à neuralink, je suis déjà un être augmenté.
Non pas parce que j’ai des lunettes ou une barbe bien fournie. Ce n’est même pas mon ordinateur. Je viens de m’apercevoir qu’il n’est qu’une simple extension de mon smartphone et de mon carnet rouge.
A tous les deux, ils sont imbattables. Je prends des notes sur l’un, fais des recherches sur l’autre. J’y dépose ma mémoire, mes habitudes et mes idées. J’y dresse mes scénarii. Je fixe et partage mon planning. Je pose des questions au robot conversationnel de mon téléphone Google et obtiens une réponse instantanée. J’écoute de la musique, travaille sur mes articles de blogs, note mes idées, maintiens le lien avec ma famille.
La visio conférence, quelle belle manière de faire correspondance. Je m’essaye à la créativité avec instagram. Je suis allé sur un moteur de recherche pour trouver des tutoriaux en streaming et apprendre à faire une photo parfaite. Je partage ce que je vois en direct et surtout ce que j’apprends. Mon identité est faite d’enthousiasme, le reste je le garde pour moi. J’ai deux couches supplémentaires à mon cerveau l’une numérique et l’autre analogique.
Je crois que Socrate m’aurait pris pour son Phèdre. J’ai appris à apprendre comme cela, c’est comme ça, il fallait résoudre des problèmes d’organisation, d’ubiquité de l’information pour me consacrer au seul geste qui compte l’apprentissage. J’ai utilisé les technologies natives et ajouter celles qui viennent. Les technologies, nous les façonnons et elles nous façonnent en retour, c’est vrai, elles nous offrent des possibles surtout. Ne tapons pas sur l’outil sans penser à notre démarche.
Je ne sais pas travailler sans écrire, je ne saurais plus sans mon téléphone.
Demain, il ne s’agira pas de smartphone, cet objet déjà obsolète, mais de Neuralink. Cela interroge le monde et l’École en tant que projet de société. La quantification de la société, l’émergence de la société du calcul, la place des algorithmes, les voitures autonomes, la blockchain… vont changer l’emploi, le service ou même nos capacités cognitives. Faut-il pour autant céder à un déterminisme techniciste ?
Non, à nous l’éthique, la manière de penser demain, à nous en emparer ou pas. Le non est l’honneur de notre humanité. Il ne s’agit pas d’anathème ou d’ancien contre moderne. Il s’agit de direction du monde. On nous parle de transhumanisme, d’hyperhunanisme…
Notre rôle est d’aider l’élève à devenir, à acquérir les compétences professionnelles, sociales et humaines pour qu’il puisse s’emparer de demain. On peut refuser l’innovation technique à la manière de Socrate pour Phèdre. Faut-il refuser ou penser l’avenir ?
Sources :
Flow, article wikipédia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Flow_(psychologie)
Nous sommes déjà des cyborgs, Ludovic Louis, Siècle Digital, 9 mai 2017
https://siecledigital.fr/2017/05/09/nous-sommes-deja-des-cyborgs/
Neuralink, la start-up d’Elon Musk qui veut mettre des implants dans votre cerveau pour le rendre surpuissant, Gregory Rozière, Huffington-Post, 28 mars 2017