RETOURS D'USAGES

Face au “complotisme” : éduquer à l’esprit critique, pour mettre des mots entre les diapos

Il reste qu’une présentation ne se suffit pas à elle-même, surtout quand on parle de complot.

Je me suis dit qu’il serait intéressant de vous laisser cette porte ouverte afin de vous ouvrir la trappe et le chemin qui m’ont conduit à produire ce qui reste un simple support de présentation. Je vais essayer au travers de ces quelques lignes de vous retracer l’élaboration de ma scénarisation pédagogique pour éduquer à l’esprit critique face au complot, entre autres.

Un essai de définition

Mon premier geste était de me constituer un portrait robot du “complotiste”. Je suis un enfant des années 1980 / 1990 et j’ai, comme beaucoup de ma génération, un goût prononcé pour les séries.

La mère de toutes les séries modernes est pour moi X-Files, le seul rendez-vous qui m’empêchait de sortir le samedi soir. A l’époque, je ne pouvais penser à aucun moment qu’elle serait d’une aide incroyable pour appréhender le complotisme. Il reste qu’elle rassemble une grande partie des “mantras” de la théorie conspirationniste.

Le Pitch comme grille de lecture

Je sais que tout le monde connaît mais un petit retour sur l’histoire pour nous rafraîchir la mémoire (Non, pas de spoiler ici !). Fox Mulder est un agent du FBI chargé des dossiers non résolus. Il enquête pour cela à l’aide de sa collègue : l’agent Dana Scully. Tous les deux forment les deux faces d’une même pièce entre rationalité et empirisme. Le problème est que ces deux agents vont devoir, très vite, affronter un monde trouble empli de zones d’ombres.

Mulder est un frère traumatisé par l’enlèvement de sa soeur qu’il attribue aux extra-terrestres. Comme l’affiche de son bureau le dit “I want to beleive”,  il fait sien ce slogan. Cet homme est guidé par une conviction : le gouvernement ment sur ce qui s’est passé à Roswell en 1947 à travers une version officielle farfelue. S’il ment sur ce sujet, le mensonge est général. Il doute alors de tout, guider par la conviction que lui seul détient et accouche de la vérité. Sa conviction se renforce au moment de l’enlèvement de la cartésienne Scully.

Ils se rendent compte qu’elle a été contaminée à l’Huile Noire. Cet agent chimique aurait pour objectif de mettre en esclavage l’humanité au profit des extra-terrestres. Ce complot est soutenu par une officine clandestine dirigée par l’Homme à la cigarette. Heureusement pour Dana et Fox que les Lone Gunmen, citoyens sentinelles, diffusent rumeurs, intox ou informations secrètes pour les aider dans leur combat. (Le spoiler a été évité de justesse !).

Si la vérité est ailleurs, les “mantras” du complot sont là.

Un retour sur l’histoire :

Rumeurs, intox (hoax), informations secrètes, officines clandestines (false flag), agent toxique (chemical trail),  version officielle… N’avons-nous pas tous les ingrédients du complotisme ?

Dans nos sociétés, il faut toujours un diable qui permet d’expliquer l’inexplicable. Le souffre-douleur permet souvent de calmer les angoisses. La foule, en s’en prenant à ces populations, vit une expérience cathartique. En 1821 à Odessa, à la suite d’une rumeur concernant la participation de Juifs au meurtre du patriarche gréco-orthodoxe Grégoire V de Constantinople, un pogrom est organisé dans la ville. C’est un peu la parabole des “caquins ou caquous” de Bretagne ou les “cagots” dans le Sud Ouest de la France. Frappés de la marque indélébile de la lèpre, les “caquins” vivaient comme des proscrits. Ces populations victimes d’une forme de ségrégation étaient toujours regardées comme “des personnes louches”.

Il s’agit souvent de petits groupes, de minorités stigmatiseés qui centralisent la vindicte (C’est vrai, des gens qui fabriquent des cordes pour les pendus, faut s’en méfier. C’est sur, ils complotent. Et puis, c’est pas comme si personne ne voulait le faire). Le parallèle est facile à faire avec le complot juif des Protocoles des Sages de Sion monté de toutes pièces par l’Okhrana. C’est la peur millénariste de l’extinction ou de la contamination finale.

Paranoïa et sentiment de détenir la vérité

Le principal problème quand on envisage de travailler sur l’esprit critique face au complotisme est que les complotistes ne se voient pas comme tels mais comme des “truthers” : “diseurs de vérités”. C’est le sentiment d’appartenir à une avant-garde éclairée que le système cherche à museler absolument. Il n’y a qu’à voir la réaction de certains tenants de ces théories quand on commence à les contredire :  “Vous êtes profs, vous appartenez au système” ou “j’arrête d’argumenter, à la fin vous allez me traiter de nazi”.

Ce sentiment d’assiégé n’est pas sans rappeler, en effet, le nazisme par sa culture de l’angoisse, du sentiment d’être isolé et seul face au monde.

Être complotiste c’est un univers mental complet. On y trouve des mythes, des croyances, un au delà, une explication du monde, une langue, un univers musical, des signes de reconnaissance.

Il y a des stigmates du complot que seul l’initié peut déceler. La question se pose : peut-on parler du complotisme comme d’une Culture qu’il faut appréhender comme telle pour mieux la comprendre ?

Attention au point Godwin

Invoquer le nazisme, c’est risquer l’argument béton : “ah, je l’attendais le point godwin”. Cette “Loi” du web développée par Mike Godwin dit que :  “Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1”.

Autrement dit, c’est le meilleur moyen pour être discrédité, car pour devancer ce que je vais dire au prochain paragraphe, parmi les complotistes, il y a des collègues aussi. L’idée n’est pas de dire que l’autre est un nazi mais  de comparer pour mieux singulariser. Tous les complotistes ne sont pas nazis mais d’une manière peut-être anachronique tous les nazis le sont (le complot judéo-maçonnique pour détruire l’Allemagne). La série V emprunte et réinterprète “le bestiaire” vestimentaire des organisations de combat du NSDAP (Comme les Forces de l’Empire dans Star Wars).

On ne peut pas traiter de nazi, un homme qui pense que les dirigeants du monde sont des lézards. Le processus et le système de pensée qui mènent à cette conclusion par contre eux sont très comparables. Le risque avec un argument d’autorité en classe est l’effet “guerre de tranchées”, cliver la classe. Toute discussion devient impossible et ne ressemble plus qu’à une guerre de position.

Qui ?

Toutes les couches de la société peuvent être touchées par le complotisme et c’est bien pour cela qu’il ne suffit pas d’annoncer que le complot n’existe pas pour désarmer le complot.  Au cours des dix dernières années et notamment pour le 11 septembre, combien de “peoples” sont venus sur les plateaux de télévision présenter leur version de ce qui n’a pour eux jamais existé.

Deux articles m’ont aidé à mieux appréhender les cibles du complotisme : l’article des Inrocks “Le complotisme touche tous les milieux, Bac +10 comme Bac -5” du premier septembre 2012  et celui du Monde Diplomatique : “Personne n’est à l’abri” de juin 2015.

Les adeptes des théories du complot ne sont pas des individus irrationnels. Les raisonnements sont “relativement ordinaires” et font même preuve d’un certain esprit critique. Le problème est que le doute devient systématique pour toute chose, tout évènement et pour tout le monde. Le rapport de confiance à l’autre est cassé et le complot devient la règle. Quelle est la valeur de la parole de l’enseignant dans ce contexte de défiance ?

Ma stratégie : la métaphore de l’eau

L’eau a deux qualités, elle peut contourner un obstacle sans perdre de vue son objectif et elle peut éroder la roche jusqu’à la faire disparaître. Elle répond à la stratégie que je souhaite mettre en place en classe. Je ne désire pas braquer les élèves directement par un rapport “front contre front”. Ce rapport d’opposition, s’il ne renforce pas la position de chacun, ne fait pas évoluer les choses.

J’ai toujours préféré travailler à côté des lycéens.

Apprendre et enseigner, c’est un parcours qui ne peut être réussi sans l’autre. J’ai préféré poser “des casiers” (un autre moins breton dirait des jalons) un à un qui remonteront au moment où la question du complot se posera. Il s’agit donc pour moi de travailler sur un temps long.

Cette éducation à l’esprit critique prend le temps du cycle baccalauréat. Les programmes de lettres histoire géographie sont autant d’occasions de construire celui-ci et de prendre des chemins officiels de traverse pour déconstruire le complotisme.

Le docufiction comme indices “Canada Dry”

Il serait trop long de retracer l’ensemble de la scénarisation mais le docufiction Bye-Bye Belgium est très symbolique de cette “philosophie”. L’étudier, c’est jouer un peu l’effet Canada Dry,  “Ça ressemble à la réalité c’est doré comme la réalité… mais ce n’est pas de la réalité ».

Dans un premier temps, je laisse les élèves étudier le film avec un questionnaire. Tout semble réel pour lui. Souvent, ils se font avoir et ne remarquent pas tous les indices de la supercherie. Ils n’ont pas l’habitude de questionner l’image pour peu qu’elle possède les attributs de la réalité.  Je dévoile la vérité et nous décryptons ensemble le docufiction. Comme pour la vidéo, il n’y a pas de parole sacrée mais des indices qui permettent d’élaborer une échelle de confiance.

L’idée : inviter l’élève à réfléchir au schéma de communication et à  confronter les sources. Il se construit, à travers l’étude, une grille de lecture et des clefs de compréhension du monde.

Ensemble, il est important de poser les questions des enjeux et de la stratégie de la communication. Mon objectif est de recréer du lien.

Faire appel à la créativité des élèves

Quand la mise en scène est fascinante, les idées passent au second plan, la foule réagit comme un seul homme, synchronisée par l’émotion”, Boris Cyrulnik.

La musique est vecteur d’émotion qui installe le récepteur dans un univers qui fait sens. La bande originale de Requiem for a Dream, en toile de fond, installe dans un univers angoissant. Les élèves le comprennent rapidement. C’est un gimmick du complotisme.

Encore une fois, nous pouvons passer par d’autres oeuvres. En classe, on travaille sur la Vie est Belle de Roberto Benigni. On s’intéresse à la bande son et comment elle construit le sens du film. C’est peut être évident pour nous, mais le réalisateur nous installe dans une ambiance. Il prévoit à l’avance quand il va nous mettre en colère, nous faire rire ou nous émouvoir. Il a des outils pour cela : le jeu d’acteur, la couleur mais aussi le son. Pour créer une empathie envers l’histoire et le personnage, il joue sur ces “manettes”. On y note toute l’importance du storytelling.

Avant l’assassinat de Guido, la musique installe le drame. Elle se fait toujours plus basse jusqu’au son de l’exécution et remonte ensuite.  Supprimer le son au moment où le garde SS explique les règles du camp. Demander aux élèves d’imaginer celles-ci en s’appuyant sur les images. Ils sont loin d’imaginer les règles qu’invente le père pour protéger son fils. Il est facile de s’inspirer du jeu des sept erreurs pour faire ressortir les incohérences de ce centre de destruction (les habits civils dans le baraquement, la présence d’un enfant après la sélection…).  C’est une manière d’expliciter aux élèves les ressorts pour créer un univers d’émotions.

Savoir agir sur les bons leviers, c’est percevoir la “manipulation”. Comprendre est toujours plus efficace qu’imposer. La tactique à mettre en place est l’art de ne pas se faire avoir.

Et finalement : faire face au complotisme

Est-ce que finalement, je ne renonce pas à faire face au complotisme pendant au moins deux ans puisque dans les programmes d’histoire géographie, le 11 septembre n’est abordé qu’en Terminale professionnelle ?

Je ne crois pas car je compte sur l’effet d’aubaine.  Je ne renonce jamais mais j’agis plutôt au coup par coup. J’essaye de créer un univers intelligible et rassurant. J’ai des outils dans les mains qui m’aident dans cette tache : l’Éducation aux médias et à l’information, le cours d’histoire, le programme d’EMC. Ils sont autant d’occasions pour expliquer, décrypter et déminer. Il y a un cadre de la parole. Un échange a un début et une fin. Il y a des règles de communication à poser et une “éthique du débat” : écouter l’autre, pas de jugement, respect de l’autre et un ton à ne pas dépasser.

J’essaierais de ne jamais juger mais d’échanger pour éviter le sentiment de persécution et la paranoïa. Je compte sur le mimétisme face à l’attitude de l’enseignant. Il faut savoir dire :”je ne sais pas mais je vais faire des recherches”, “je me suis trompé” et même “vous avez raison”. Accepter la parole légitime de l’autre permet de construire la confiance. L’apprentissage est un processus. Il faut laisser à chacun le temps du parcours pour se construire sa propre grille de lecture critique du monde. La contradiction appartient à l’adolescence et il est important de laisser chacun grandir.

Une journée d’étude pour échanger nos stratégies

Écouter les autres, c’est souvent prendre du recul par rapport à soi-même.

Un enseignant dans son geste professionnel est souvent celui qui donne plus qu’il ne reçoit. On oublie souvent la règle la plus évidente de tout maître d’apprentissage : la simplicité. Thomas Huchon et Laurent Renaudet me l’ont rappelée. Il y a une première évidence que j’ai perdue de vue. Les complots ont toujours existé et la littérature regorge de références. “Toi aussi mon fils” (Tu quoque, fili) est une des expressions favorites de César dans Astérix. Cette formule interroge le jeune lecteur. La citation est liée à un complot qui a réellement existé. L’autre évidence, c’est le retournement. Faire de l’élève, le maître et lui demander d’étayer son propos.

Qu’est ce qui te prouve que c’est vrai ?” ; cette question renverse les rôles puisqu’elle pose la question de la preuve. Il est toujours plus facile d’écouter, de répondre que de poser les questions.

Pour compléter cet article, découvrez aussi le Prezi de Nicolas.

Photo : Pixabay CC0 Public Domain

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