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Ludovia#11 : retour sur la Khan Academy

Par Jean-François Cerisier, intervenant sur la conférence inaugurale sur le thème de l’année « Numérique & éducation, entre consommation et création », à lire aussi sur son blog.

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[callout]Du côté scène, sous la houlette de Bruno, les échanges sont nourris. Les questions et remarques de la salle aussi avec un public nombreux (salle comble) et persistant (clôture de la table-ronde à 23 heures). Et les discussions se poursuivent bien plus tard dans la nuit, autour d’un verre, dans la douceur de l’air exceptionnellement estival d’Ax-Les-Thermes. Sans compter les tweets, les commentaires postés sur les murs Facebook et les conversations au petit déjeuner du lendemain. Bref, la Khan Academy soulève des questions. Et c’est bien intéressant.[/callout]

Comme l’espace de discussion d’une table-ronde ne laisse pas toujours le temps de développer son argumentation et que le train retour vers Poitiers ménage un temps propice à l’écriture, je propose de revenir ici sur quelques points.

Entrée en matière

L’enthousiasme de Jérémy Lachal pour présenter la version française de la Khan Academy (KA) fait réellement plaisir à entendre. En revanche, le fond du discours à consonance quasi-évangélique dérange. Il en ressort l’image d’un dispositif « miracle » adaptable à tous les contextes éducatifs et à tous les élèves, susceptible de résoudre tous les problème d’apprentissage, restaurant l’appétence éducative des élèves qui en manquent, développant la créativité, rassurant les parents, produisant une transformation des pratiques pédagogiques …

Quelques témoignages dithyrambiques d’enseignants et de parents et quelques chiffres chocs (déjà plus de 10 millions d’utilisateurs dans le monde) accréditent un discours sans nuances. L’évocation des résultats préliminaires particulièrement positifs d’une recherche dont on ne connaît pas les conditions de réalisation parachève l’édifice.

J’avais déjà été frappé de la tonalité des présentations de Salman Khan qui me rappelait celle de Nicolas Negroponte présentant le programme One Laptop Per Child il y a quelques années. Je la retrouve ici. J’imagine que l’on peut l’imputer, au moins partiellement, à des déterminants culturels et à des formats de présentation (TED notamment pour l’une des interventions de Salman Khan). Comme je ne doute ni de la sincérité de Jérémy ni de celle du projet de Bibliothèques sans frontières, j’admets volontiers que l’on ne doit pas s’arrêter à ce discours et qu’il convient de procéder à une véritable analyse du projet. Toutefois, je suggère qu’une présentation plus nuancée, moins « lisse » et intégrant les éléments d’une dimension critique serait bienvenue.

Au fond, mes interrogations sont ailleurs.

Tout d’abord, il faut bien convenir que la genèse du projet de Salman Khan s’inscrit dans une vision de l’éducation en marge de l’institution éducative. Les modules de cours adressés à sa cousine cherchaient (avec succès manifestement) à remédier aux échecs qu’elle rencontrait dans ses apprentissages scolaires. Une partie notable des témoignages qui circulent aujourd’hui sur les usages des ressources de la Khan Academy sont du même ordre ou d’un ordre voisin : usages pour des révisions scolaires, absence d’Ecole, problème d’accès à l’Ecole pour des apprenants ayant des besoins spécifiques …

D’autres usages, parfois très différents en sont faits mais le modèle des ressources et de l’ensemble du dispositif a initialement été pensé dans et pour un contexte non scolaire (et culturellement situé). Il est de ce fait porteur d’un modèle de l’apprentissage qui, encore une fois, n’interdit pas d’en faire autre chose mais qui suggère des usages par ses caractéristiques propres. Si l’on se réfère à la théorie de l’activité instrumentée (Rabardel) et au modèle de médiation instrumentale de Peraya qui montrent notamment comment la nature des artefacts constitue un cadre d’usage, on peut affirmer que la modèle de la KA se retrouve nécessairement dans les usages qui en sont faits. Il est bien sûr possible d’utiliser un tournevis pour enfoncer une pointe mais il est probable qu’il sera plus souvent utilisé pour une vis.

Ainsi, les ressources de la KA peuvent sans aucun doute être également utilisées intelligemment et efficacement à l’Ecole mais elles y importeront son modèle sous-jacent et c’est la raison pour laquelle il faut pouvoir le caractériser. Ce qui est vrai pour la KA est vrai pour toutes les ressources, toutes les méthodes et tous les dispositifs, bien sûr. C’est pourquoi il est si important que la nation décide de l’Ecole dont elle veut se doter et charge son institution scolaire de réaliser son projet politique.

S’agissant de la KA, je relève 4 caractéristiques qui me semblent constitutives de son modèle en ce qu’elles sont susceptibles de subsister quelle que soit l’ampleur de l’appropriation qui en sera faite :
– la nature magistrale des cours qui constituent les ressources de base du dispositif ;
– la logique d’une scénarisation traditionnelle qui enchaîne la consultation d’un cours magistral suivie d’une activité d’application ;
– le découpage des contenus présentés qui s’inscrit dans une pédagogie de la maîtrise (du simple au complexe, du facile au difficile, une progression progressive subordonnée à la maîtrise des étapes à franchir) ;
– l’attribution de « badges » qui attestent des connaissances/compétences acquises.

Ces choix sont respectables, discutables, présentent des intérêts et des limites, ne conviennent probablement ni à tous les publics ni à tous les contextes et/mais sont très prégnants surtout si l’on réifie et idéalise la KA comme LE modèle salvateur. De fait, ce modèle interroge l’Ecole, du moins en France, car il s’éloigne notablement des approches que l’on y trouve le plus souvent. On peut y voir le ferment de très souhaitables innovations. On peut aussi y voir une proposition et des promesses par rapport auxquelles l’institution scolaire gagnerait à se positionner clairement.

La question du financement de la KA a également été posée lors du débat de Ludovia. 

La gratuité, avancée à juste titre par les promoteurs du projet comme un facteur favorable aux usages des ressources témoigne en fait d’un modèle économique où le financement n’est pas assuré directement par les clients finaux. C’est évidement un modèle particulièrement intéressant en ce qu’il facilite les usages de tous. Sauf erreur de ma part (les données sont difficiles à trouver et à vérifier), dans le cas de la KA, la localisation du dispositif au contexte français a été financée dans le cadre d’un mécénat de la fondation Orange d’un montant de 320 000 euros, c’est-à-dire 128 000 euros de fonds privés mais aussi 192000 euros de fonds publics sous forme de défiscalisation.

L’engagement des mécènes est une excellente chose comme l’accompagnement de l’Etat. Même si l’on sait que les caisses de l’Etat sont vides, des financements publics restent indispensables pour permettre la conception et le développement de ressources de qualité qui exigent des investissements importants. Bien des projets restent dans les cartons faute de ces budgets d’amorçage …

Le succès de la KA place dans l’ombre de nombreuses réalisations du même ordre. Certaines ont été réalisées par des enseignants, pour leurs élèves, dans des conditions relativement similaires à celles de Salman khan. Le site Maths-Vidéos réalisé par Philippe Mercier, par exemple offre plus de 900 vidéos pour 5000 utilisateurs. D’autres sont commerciales, comme l’offre de Paraschool notamment. De façon beaucoup plus générale, l’abondance de l’offre de ressources, extrêmement hétérogène en nature, formats, qualité … complique considérablement la tâche de l’enseignant.

Dominique Cardon nous invite à faire confiance à l’évaluation par les utilisateurs que traduisent les algorithmes de PageRank avec des classements relatifs à la popularité des ressources. Pour autant, il est important que ces ressources soient sérieusement documentées (ce qu’elles sont, ce qu’elles font, ce que l’on peut en faire … ) et il me semble que cette tâche d’importance incombe à la puissance publique (Canopé ?).

Pour conclure sur une note qui incite à l’optimisme, poussons le paradigme de la pédagogie inversée un peu plus avant et remplaçons les professeurs de la KA par des élèves. C’est ce que fait Muriel Epstein avec des élèves qui réalisent les ressources d’un MOOC intitulé TRANSIMOOC et dont les ressources ressemblent furieusement à celles de la KA. Ironie, la ressemblance va jusqu’au financement du projet par la fondation Orange. Si les ressources produites par les élèves autorisent des usages du même ordre que celles le la KA, leur réalisation exige des efforts d’élaboration et de structuration du discours particulièrement efficace pour conforter leurs apprentissages. Et que dire de la confiance qu’ils construisent …

Ça, c’est de l’inversion ! Et Muriel Epstein n’est pas la seule à la pratiquer …

Lire la synthèse de la soirée, rédigée par François Jourde et Caroline Jouneau-Sion sur le site de Ludovia#11

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