Tandis que s’imposent de multiples innovations techniques et la possibilité d’agir sur le vivant, les artistes de la première génération du numérique interrogent, dès 1990, les effets culturels et psychiques de ces bouleversements. Ces « fictions prométhéennes » sont marquées par le retour de figures mythologiques, chimériques ou androgynes qui, de Prométhée à Protée, semblent inscrire l’imaginaire post-humain sous l’égide d’un archaïque en devenir.
Ces artistes, pionniers du numérique, expérimentent alors des potentiels d’identités fictives et favorisent le glissement d’une problématique du corps – devenu obsolète et nomade – vers celle du visage, afin d’insister sur une époque marquée par des interfaces communicationnelles, par le règne des surfaces et travaillée par de nouvelles modalités de pouvoir.
Or, si l’apparition d’une nouvelle technique résonne sur la société sous le prisme séducteur d’une fiction, le numérique agence, lui, à l’image d’un mythe des origines, la narration d’un « imaginal[1] », autrement plus subtil. Il remémore en effet un intermonde mi-réel, mi-virtuel qui brouille toutes les frontières et donne consistance à des formes hybrides et « entre-deux ». Sans doute, ces récits ont-ils favorisé l’accueil et la critique du numérique en préparant les esprits, mais aussi les aspects culturels, éthiques et politiques de nos sociétés. Sans doute, ont-ils débridé l’imaginaire et renouvelé les expériences perceptives et cognitives des individus selon des logiques transversales, complexes ou topologiques.
Cependant la postérité ne semble retenir de cette épopée, ni l’image de l’homme d’après ni les enjeux politiques et épistémologiques de ces expérimentations, mais la fascination quelque peu fétichisée des spécificités numériques. Le désir de perturber le réel par le « jeu des possibles » institue une grammaire visuelle à part entière qui s’épuise peu à peu dans une codification normalisée par le marché des images.
Cette imagerie façonne dès lors un nouvel ordre visuel, mais également un nouveau marché cognitif où se définissent les croyances et les idées d’une époque. L’étau du réel se relâchant, le capital imaginaire est devenu une force sociale généralisée, dont le capitalisme culturel ou cognitif a fait sa matière première. Cette nouvelle économie semble alors commander et réguler, par l’appropriation des pouvoirs imaginaux, l’énergie psychique, créatrice et symbolique des individus. L’exploitation sociale de cet imaginal, parce qu’il dialogue avec l’inconscient collectif, devient donc l’enjeu d’une appropriation et d’une modélisation. Car qui dit contrôle de l’image et de la production symboliques dit aussi gestion et administration des visibilités et des subjectivités.
Aujourd’hui, le passage d’une problématique de l’ontologie vers une médiologie, préférant aux notions de « virtuel », de « déréalisation » ou de « simulacre », celles de « 2.0 », de « traçabilité » ou de « données sémantiques » inscrit les discours dans une optique performative. Ainsi la question n’est-elle pas de savoir si c’est mondes intermédiaires existent ou pas, s’ils font revivre le fantasme d’un arrière-monde platonicien, ce qui compte c’est comment cet imaginal pénètre les consciences et participe à modéliser une mémoire commune tissée de virtualités et de mondes possibles.
De telle sorte que le retour aux origines signe plus profondément la crise du réel lui-même. Il n’y a plus de réalité que construite, si bien qu’il s’agit désormais de découvrir la vérité derrière les apparences, de penser l’origine non plus en arrière de nous, mais en avant. En un mot, plutôt que de faire retour, il faut prédire, modéliser, anticiper.
C’est pourquoi, au cœur de l’imaginal numérique se produit l’articulation entre arkhaios et arkhein. L’arkhè désigne en effet, à la fois le « commencement » et le « commandement » : arkhaios signifie « qui remonte aux commencements » et arkhein « commander »[2]. Ainsi tekhnè et arkhè se confondent-ils à travers la nécessité d’articuler l’origine et le commandement. La fiction imaginale devient le liant entre mythes et mythologisation des innovations, modèle et matrice d’un univers construit techniquement.
La compréhension des imaginaires du numérique est donc une opération complexe, puisque d’une part, se cristallise un imaginal archaïque, et d’autre part, s’esquissent les bases d’une confrontation entre fantasmes technophiles et crispations technophobes liées au contrôle, non plus des corps, mais des imaginaires (de la psychè et du cognitif). Afin d’éviter tout glissement conduisant fatalement à un double écueil : celui naïf d’un archaïsme fictionnel et celui stérile d’une lutte entre deux visions de la technique, nous examinerons comment l’art d’aujourd’hui devient l’instrument d’un jeu du possible mimant les dispositifs d’une « mythologisation » propre au discours technique.
Méthodologie :
Ma communication s’appuie sur un corpus d’œuvres contemporaines exploitant le medium numérique. Si mon domaine de prédilection est l’esthétique, ma méthode est avant tout transdisciplinaire et se prolonge volontiers dans les Cultural Studies.
Références bibliographiques :
Balandier G. (1985), « L’imaginaire désorienté » in Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard.
Barthes R. (1957), Mythologies, Paris, Seuil.
Couchot E. et Hilaire N. (2003), L’art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Paris, Flammarion.
Janicaud D. (1985), La puissance du rationnel, Paris, Gallimard.
Mons A. (2006), Paysage d’images. Essai sur les formes diffuses du contemporain, Paris, L’Harmattan.
Scardigli V. (1989), « Nouvelles technologies : l’imaginaire du progrès », in L’imaginaire des techniques de pointe. Au doigt et à l’œil, sous la direction d’Alain Gras et Sophie Poirot-Delpech, Paris, L’Harmattan
Semprini A. (2003), La société de flux. Formes du sens et identité dans les sociétés contemporaines, Paris, L’Harmattan.
Sfez L. (2002), Technique et Idéologie. Un enjeu de pouvoir, Paris, Seuil.
Musso P., Ponthou L., Seulliet É. (2005 et 2007), Fabriquer le futur 1 & 2. L’imaginaire au service de l’innovation, Pearson Education France, Paris.
[1] Entendons par imaginal, un ensemble de représentations primordiales, de prototypes symboliques n’ayant pas d’équivalent dans le réel, mais qui pourtant participe au rayonnement psychique en proposant un « univers partagé de symboles ». C. Fleury (dir.) Imagination, Imaginaire, Imaginal, PUF, Paris, 2006, p.15.