Nous proposons d’appréhender ici les incidences de la forme numérique sur la production d’objets filmiques et sur le sens qui en émane, dans leurs relations avec les imaginaires des auteurs et des spectateurs.
Afin de mener cette investigation, nous avons sélectionné deux documents. Le premier, « Je vous ai compris » conçu et réalisé par Frank Chiche, est un téléfilm graphique de 85 minutes [France, 2012]. Alors que le second, « Le livre des morts », réalisé par Alain Escalle, est un moyen métrage d’animation de 32 minutes [France, 2012].
Le visionnement de ces films nous amène à nous poser la question suivante :
comment les écritures filmiques intègrent-elles les ressources du numérique et permettent-elles de produire de nouveaux vecteurs visuels qui élargissent les possibilités d’expression des auteurs? Plus précisément, dans les situations historiques traitées par ces films, comment énoncer l’inacceptable en pensant de nouvelles combinaisons d’écriture ?
Les deux documents présentent des points communs. D’une part, ils sont conçus et réalisés sur le fondement de l’application du principe d’hybridation d’éléments visuels photoniques et algorithmiques. D’autre part, les thèmes respectifs de la guerre d’Algérie et de la déportation sont caractérisés par la violence et la production d’imaginaires où il est parfois complexe de trouver les voies d’une expression qui repousse la haine et favorise le respect de l’Humain.
Dans les deux cas, les constructions filmiques retenues sont basées sur la production d’un discours qui tente de renouveler les représentations et de se placer sur des plans revisités, où la mémoire et l’imaginaire sont actifs. Les choix techniques et esthétiques participent aussi à l’obtention de résultats qui ne laissent pas insensible, qui tentent de compléter les représentations jusqu’alors proposées. Les deux auteurs profitent des potentialités des ressources numériques pour développer des écritures à l’intérieur desquelles les spectateurs s’introduiront, sans que cela implique pour autant une identification.
Le premier film, « Je vous ai compris », nous rappelle que malgré l’hybridation, l’analogique peut encore réserver des surprises dans le domaine de la pensée visuelle. L’emploi du rotoscoping et les « multi » numériques mettent ainsi en évidence des effets de complémentarité, mais aussi la présence d’interstices où des fragments induiront des vibrations liés à l’imaginaire.
Dans un premier temps, ce document s’appuie sur une intervention soutenue du réel dans la création de fragments visuels. Mais dans un second temps, il exploite les spécificités du numérique pour renforcer la production d’un objet filmique singulier.
Par l’usage de l’hybridation, l’auteur joue avec les écarts, la lumière et le mouvement pour construire du sens et pour effleurer différemment des niveaux demeurés cachés dans l’ombre des discours antérieurs.
Les choix du réalisateur participent aussi au renouvellement des écritures, à la création d’une forme graphique construite pour surprendre, pour emmener ailleurs les spectateurs, dans une marge où les idées reçues sont moins dominantes, où l’espoir d’un nouveau regard devient possible. Les formes créées favorisent l’adoption d’un autre point de vue sur les thèmes abordés, ainsi que de nouveaux ancrages pour les imaginaires des tendances idéologiques en prise dans les conflits.
Le second document, quant à lui, « Le livre des morts », s’inscrit précisément dans le cadre d’un projet de représentation visuelle d’un thème où les imaginaires s’entrecroisent. Quels signes visuels retenir pour évoquer une mémoire douloureuse? Pourquoi utiliser des images photoniques renvoyant à un référent réel ou des images algorithmiques non dépendantes de la lumière? Quelles solutions privilégier pour appliquer le processus de transformation qui conduit de la pensée à la forme visuelle des images filmiques? Pour appréhender l’innommable, Alain Escalle opte pour une construction allégorique et symbolique convoquant des acteurs maquillés, qui partageront l’espace-temps de l’image avec des fragments calculés. L’hybridation imbriquera alors représentation et simulation. Au-delà de la chorégraphie des corps, un ballet et une explosion de fragments visuels produiront des images résultantes comme autant de points d’accroche de l’imaginaire.
Dans les deux cas, les discours énoncés sont supportés par des écritures filmiques qui requièrent des ressources sélectionnées non pas pour imiter la forme analogique, le réel, mais pour créer des espaces-temps s’appuyant pleinement sur les spécificités du moyen d’expression. Les auteurs contrôlent les fragments et les écarts présents comme autant de vecteurs de sens que le spectateur verra et interprétera.
Nous désirons montrer que les spécificités des écritures hybrides, par leurs innovations, participent à la production d’un discours renouvelé. Cette investigation d’un thème propose des voies d’accès conduisant les spectateurs à la découverte d’une parcelle d’un nouveau territoire où l’imaginaire s’active.
Positionnement scientifique
– 71e section – Sciences de l’Information et de la communication – Laboratoire ELICO (Lyon)
Je m’intéresse particulièrement à l’incidence des technologies sur la production de signes visuels, d’images et de documents filmiques.
Je recherche ainsi actuellement des éléments de réponse à la question suivante : Comment un thème et les spécificités d’un espace-temps réel influencent-ils les choix effectués par un réalisateur pour en opérer une représentation filmique? Afin de nourrir ce questionnement, je visionne principalement des documentaires, des reportages, des clips musicaux et des documents proposés en streaming par des plateformes de diffusion (Youtube, Dailymotion, etc.). J’envisage en outre de m’orienter vers l’anthropologie visuelle pour appréhender de nouvelles approches abordant les relations réel – représentation.
J’accorde aujourd’hui un intérêt spécifique aux processus d’hybridation dans la mesure où ils permettent une démultiplication des possibilités d’écriture. L’appel à communications LUDOVIA 2013 « Imaginaire du numérique » m’a conduit à sélectionner deux films caractérisés par leur intégration de l’hybridation visuelle et des imaginaires qu’ils convoquent. A cet égard, les thèmes abordés par ces documents, la guerre d’Algérie et la déportation perpétrée au cours de la seconde guerre mondiale, conduisent les auteurs à privilégier des solutions visuelles et des écritures qui ouvrent de nouvelles perspectives à la production d’un discours offrant lui-même de nouvelles possibilités aux spectateurs : cela leur permet de poser ainsi leur imaginaire, tout en élargissant le champ du sens véhiculé.
Je m’oriente donc vers une analyse filmique intégrant la prise en compte de la mise en scène développée lors du tournage, mais aussi pendant la phase de postproduction.
La technique et la technologie proposent un ensemble de ressources et de possibilités, mais elles sont au service de l’application de processus de représentation et de simulation visuelles. Il n’est donc pas envisageable d’en assurer l’apologie, de la même manière que les dénigrer correspondrait au développement d’une approche réductrice.
L’imaginaire est central dans l’approche de la représentation. Il participe pleinement à l’investissement de l’auteur comme du spectateur, lors de la création et de la réception des images et des documents filmiques.
En 1990, Alain Renaud avait créé une revue intitulée « Imaginaire numérique ». La question du couple imaginaire-numérique demeure aujourd’hui plus que jamais actuelle, car la puissance des dispositifs décuple et nous devons en conséquence nous demander comment l’imaginaire progresse et de quelle manière il investit ses nouveaux domaines.
Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici