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Les récits numériques : de nouvelles formes narratives ?

imaginaire
Depuis une trentaine d’années est apparue toute une série d’objets numériques qui mêlent récit (quelque soit le degré de narrativité (Revaz 2009)) et interactivité : jeux vidéo, récits interactifs, films interactifs, narrations émergentes, webdocumentaires, hypertextes, … Ces derniers sont accompagnés de discours et il est devenu relativement fréquent d’en parler comme de nouvelles formes de narration (Di Crosta 2006) ou de récit (Campion 2009)1.

Nous proposons de mener une réflexion sur ce sujet afin de déterminer ce qu’il en est vraiment : ces « récits interactifs » (au sens large) reposent-ils sur de nouvelles façons de raconter des histoires ou s’agit-il d’un mythe des discours du numérique ?

Nous voulons porter un regard critique sur la prégnance de cet imaginaire de la nouveauté prêtée aux objets narratifs numériques.

Notre hypothèse de travail est que ces récits numériques déclinent en réalité des formes de narration préexistantes mais mal connues, qui trouvent de nombreuses mises en pratique dans des objets restés marginaux au sein de la production culturelle de masse : les jeux de rôle sur table ou « grandeur nature », les murder parties, les livres dont vous êtes le héros ou encore diverses formes expérimentales de théâtre (Boal 1971).

Nous souhaitons effectuer une analyse d’inspiration structuraliste (Greimas 1966, Brémond 1979), de différents concepts issus des études du récit numérique, tel que l’avatar (Amato 2008), l’arborescence ou l’émergence (Aylett & al 2011); afin de montrer en quoi ceux-ci peuvent tout aussi bien s’appliquer à des narrations non numériques.
La nouveauté de ces récits numériques ne se situerait donc pas au niveau de la structure narrative ni dans leur système d’interaction. Nous en tirerons une première conséquence directe : la technologie numérique ne serait pas déterminante au niveau structurel et narratif.
Pour confirmer ce propos, nous proposons de définir deux groupes d’objet, indépendamment de leur recours à la technologie du numérique, afin d’établir deux types de filiations. Le critère essentiel nous semble être la participation que la structure narrative interactionnelle sous-tend, en lien avec une technique d’écriture (plutôt qu’une technologie).

Nous pensons pouvoir dégager, d’un côté, un pôle dit « oral », caractérisé par la nécessité de la production d’un imaginaire par les usagers, qui inclurait les jeux de rôle (ludiques ou théâtraux), ainsi que les narrations émergentes, et certains hypertextes. De l’autre côté, un pôle dit « écrit », basé sur le besoin d’immersion et d’interprétation (Hurel 2013), reprendrait les webdocumentaires, les récits à arborescence (dont les livres dont vous êtes le héros), ou encore les jeux vidéo. Deux techniques d’écriture distinctes seraient donc mises en évidence : d’une part l’écriture d’un socle de base, dont la mise en récit dépendrait grandement de l’usager; de l’autre une écriture plus conventionnelle d’un récit, prédéterminé dans les grandes lignes, auquel l’usager prendrait part. Nous aboutirions ainsi à deux types d’oeuvres, relevant de deux logiques différentes de participation et d’écriture, s’affranchissant de la barrière illusoire du numérique.

Une fois ces différentes questions considérées, que reste-t-il de neuf dans le récit numérique ? Nous terminerons notre communication par l’examen des éléments qui peuvent finalement être
1 Ce sont ici des exemples universitaires mais ce discours est également fréquemment relayé dans les médias, spécialisés ou généralistes, notamment quand il s’agit du jeu vidéo ou du webdocumentaire.
accordés à ce domaine, telle que la coopération à distance, l’image de synthèse, ou encore l’intelligence artificielle. Il conviendra alors de déterminer en quoi cela constitue ou non un facteur d’innovation au niveau du système narratif.

Les discours sur le numérique passent parfois trop rapidement sur leurs objets narratifs et les auréolent d’un caractère novateur. Pourtant, nous pensons pouvoir montrer que la réalité est plus nuancée et que différents champs d’étude (sur le jeu de rôle, le récit interactif, les jeux vidéo) gagneraient à reconnaître les filiations et similitudes entre objets numériques et non numériques.

Une fois libérés de certaines idées reçues, différents champs d’études pourraient ainsi s’enrichir mutuellement, et distinguer en fin de compte les réelles spécificités du numérique.

Bibliographie
AYLETT R., LOUCHART S. et WEALLANS A., 2011, « Research in Interactive Drama Environments, Role-Play and Story-Telling », ICIDS, n°4, pp.1-12.
BOAL A., 2006, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte.
BORGSTROM R., 2007, « Structure and Meaning in Role-Playing Game Design » in Harrigan P. et Wardrip-Fruin N. (dir.), Second person : role-playing and story in games and playable media, Cambridge, MIT Press, pp.57-66.
BOUCHARDON S., DESEILLIGNY O., 2010, « SIC et littérature », XVIIe congrès de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC).
BOUCHARDON S., 2012, « Du récit hypertextuel au récit interactif », Revue de la BNF, n° 42. BREMOND C., 1973, Logique du récit, Paris, Seuil.
BROUDOUX E., 2011, « Le documentaire élargi au web », Les Enjeux de l’information et de la communication, Dossier 2011.
CAMPION B., « Vers l’actualisation d’un « récit fantôme » ? Réflexions sur les nouvelles formes de récit et leur réception », Communication [En ligne], Vol. 26/2 | 2008, mis en ligne le 01 octobre 2009. URL : http://communication.revues.org/index824.html
DI COSTA M., 2006, « Nouvelles formes de récit cinématographique. Vers une écriture des interactions film / spectateur », Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines, http://www.omnsh.org/spip.php?page=imprimer&id_article=72
GENVO S., 2009. Le jeu à son ère numérique : comprendre et analyser les jeux vidéo, Paris, L’Harmattan.
GREIMAS A.J., 1966, Sémantique structurale : recherche et méthode, Paris, Larousse. HUREL P.-Y., 2013 (à paraître), « Récit et interaction : la piste structuraliste », Actes des
journées doctorales de l’EDSIC 2012 (belgique), Namur, PUN.
REVAZ F., 2009, Introduction à la narratologie: Action et narration, Bruxelles, De Boeck.
AMATO E.A., 2008, Le jeu vidéo comme dispositif d’instanciation. Du phénomène ludique aux avatars en réseau. Thèse en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 8.
VACHEY F., 2011, « Narration interactive ludique : les jeunes lecteurs se réapproprient la culture populaire sous forme de persona-fictions », Strenæ, n°2.

Positionnement scientifique
Notre travail de recherche s’inscrit tout d’abord dans l’héritage des thèses structurales, avec Brémond, Eco et Greimas comme principales références. Il s’agit pour nous d’aborder en premier lieu les récits interactifs sous l’angle de leur structure narrative et d’interaction. Nous souhaitons à terme compléter cette approche « du dessus » par une étude plus « à niveau », plus proche de l’expérience des usagers, en cherchant à étudier la forme matérielle que prennent les structures ainsi définies. De la même manière, nous projetons de réaliser une analyse de corpus, mais aussi de réaliser un terrain ethnographique, dans lequel sera demandé à un panel d’usagers de nous raconter le récit qu’ils ont expérimenté à travers des objets définis. Épistologiquement, nous nous positionnons à la jonction entre la tradition de la théorie des effets médiatiques (nous étudions comment l’objet fabrique ses participants) et celle de l’appropriation des objets par les personnes (comment l’interaction dépend du participant). Sur ce dernier point, nous nous inscrivons dans une filiation avec les travaux de notre promotrice Christine Servais. Nous sommes rattachés au Département des Arts et Sciences de la Communication de l’Université de Liège.

Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici

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