« L’homme n’est pas né pour résoudre le problème du monde, mais pour découvrir la nature du problème. C’est peut-être pour cette raison que je ne prétends rien résoudre. Je me plonge dans le jeu pour le jeu. Et parfois, quand je donne l’impression d’étudier l’échiquier, je suis en fait en train de rêver… »
Arturo Perez-Reverte, Le tableau du maître flamand
L’allégorie de la caverne a jeté, dans la pensée occidentale, les germes du discrédit qui pèse sur l’imaginaire, voile de l’illusion. Or l’in-lusio, captation du jeu, est un péché qui fait prendre des vessies pour des lanternes, autrement dit l’imaginaire pour la réalité. Que l’imagination, faculté créatrice qui combine les idées, puisse se parer des habits la vertu, passe encore, mais l’imitation, origine d’imaginarius, « ce qui est simulé », ne saurait égaler le réel, étalon du vrai. A la fois condition, espace et fin de l’imagination [Rey 1992], l’imaginaire en demeure la part maudite dont l’imagination, faculté de transformation du réel, doit s’affranchir pour se rendre utile.
D’une autre caverne, celle des mines de sel de Salzbourg, Stendhal [1822] retire en 1818 un rameau d’arbre couvert de cristallisations brillantes. De même, l’amour, par le truchement de l’imagination, pare de toutes les perfections imaginaires son objet. Mais qu’arrivent les premiers orages, et les diamants se révèlent alors pour ce qu’ils sont : de simples cristaux de sels.
Cet imaginaire romantique témoigne pourtant de l’emprise de l’imagination sur nos sens : percevoir est déjà imaginer.
En effet, avec le soutien de l’imagination, l’acte perceptif habille la moindre voix du visage qui l’a produit, et ce visage vient d’un trait avec son corps, qui ne saurait aller sans l’âme qui l’habite, pas plus que cette dernière sans son identité, qui engage l’être entier de son propriétaire. Cette recréation peut puiser dans les deux réservoirs opposés de l’imaginaire que sont le souvenir et l’invention. Nous ne pouvons inventer ce qui n’a pas existé que par imitation – exactement spéculation – du réel, l’imagination étant la faculté d’association créative des idées au réel, fondement de notre capacité d’adaptation, ce que nous dénommons l’intelligence.
« Qu’on ne puisse attendre sans imaginer, cela va de soi. Aussi notre vie est-elle tout entière dominée, gouvernée, hantée par l’imaginaire. Même notre plus ordinaire représentation de la réalité est en fait esquissée, dessinée, ajustée, découpée dans le tissu de notre imaginaire. Quoi que nous percevions, c’est presque toujours par l’interprétation qu’en donne l’imagination, c’est-à-dire en le jouant. » [Grimaldi 2005 : 145] Intentionnalité de la conscience [Rey 1992], l’imagination est chevillée à notre expérience de la vie, qui est celle du temps donc de la mort, de son attente.
La conscience nous donne la sensation d’exister en nous plaçant hors de la seule domination des sens et de l’instinct. Le jeu est notre capacité tout à la fois à éprouver et à nous rendre compte que nous avons éprouvé, à donner à la moindre sensation un sens dont elle est objectivement dépossédée. Intermédiaire entre le sommeil et l’état de veille pour Aristote [Gauthier-Muzellec 1998], le jeu emprunte à la magie du premier et à l’activité du second. Passe-temps, il met en conformité notre vie, désormais limitée par notre seule imagination, avec les attentes incommensurables que nous en avons, parant des attraits de l’enchantement une existence jusqu’alors exclusivement latente, parce qu’intérieure et subjective : par la convention ludique, le fantasme individuel accède à l’illusion collective.
Comme l’imaginaire, le jeu vidéo (uideo : « je vois » en latin) repose sur l’image et la simulation. Associé au jeu, il est cette « sottise des enfants » dont Eugen Fink [1960 : 18]: se faisait l’écho, et comme le cinéma il est suspect d’être doublement un art de synthèse, qui ne serait donc que superficiellement artistique mélangeant d’autres arts qu’il abâtardit. D’autant que, selon la classification de G. W. F. Hegel [1832], les arts de la représentation sont inférieurs aux autres.
Pourtant, comme Edgar Morin [1956] l’a montré pour le cinéma, le jeu vidéo est une quadruple évolution du langage artistique : art collectif et médiumnique qui, à l’instar du cinéma repose sur une machinerie, il est également synesthésique puisqu’il s’adresse à plusieurs sens à la fois, alors même qu’en impliquant le joueur il ajoute à la dimension cinématographique celle de l’interaction. Art populaire, comme l’a été le cinéma [Le Diberder 1998] et le roman avant lui, on reproche au jeu vidéo sa littéralité qui n’est que la conséquence de sa nature à la fois technique et marchande, et de la jeunesse de son expression.
Au cœur de celle-ci, l’immersion n’est autre que l’intrusion de l’imaginaire dans le réel, qui permet non seulement de mieux comprendre les pratiques addictives mais aussi, au centre de la mécanique ludique, l’importance du choix comme exploration des possibles, ou encore d’approfondir la distance métaphorique qui existe entre suggestion et représentation [Metz 1977, McCloud 1993]. Envisager le jeu sous l’angle de l’imaginaire, en tant qu’activité projective [Pingaud 2002], participe ainsi à circonscrire le langage vidéoludique.
Par cela l’imaginaire, pour magique et subjectif qu’il soit, permet d’enrichir la réflexion en sciences humaines selon les mots mêmes d’Edgar Morin [1956 : 17] : « Le possédé d’imagination, n’est-ce pas l’inventeur lui-même, avant qu’il ne soit consacré grand savant ? Une science n’est-elle rien qu’une science ? N’est-elle pas toujours, à sa source inventive, fille du rêve ?
Bibliographie
– Bateson G., [1955] 1977, Une théorie des jeux et du fantasme in Vers une écologie de l’esprit, tome 1, Paris, Seuil.
– Becker H. S., [2007] 2009, Comment parler de la société, Paris, La découverte.
– Collectif, 2002, Le trésor de la langue française informatisé, Nancy, ATILF-CNRS.
– Derrida J., 1967, « La structure, le signe et le jeu », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil.
– Fink E., [1960] 1966, Le jeu comme symbole du monde, Paris, Les éditions de Minuit.
– Freud S., [1907] 1919, « Le créateur littéraire et la fantaisie », in L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard.
– Gauthier-Muzellec M.-H., 1998, « Du plaisir au jeu dans l’éthique à Nicomaque : une origine de la juste mesure », Philosophie 60, pp. 38-62.
– Grimaldi N., 2005, Traité de la banalité, Paris, Presse universitaires de France.
– Hegel G. W. F, [1832] 1997, Esthétique, Paris, Le livre de poche.
– Henriot J., 1969, Le jeu, Paris, Presses universitaires de France.
– Le Diberder A., Le Diberder F., 1998, L’univers des jeux vidéo, Paris, La découverte.
– McCloud S., [1993] 2007, L’art invisible, Paris, Guy Delcourt.
– Metz C., [1977] 1984, Le signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois.
– Morin E., 1956, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Les éditions de Minuit.
– Morin E., 1991, La méthode 4. Les idées : leur habitat, leur vie, leurs moeurs, leur organisation, Paris, Seuil.
– Netchine E. (éd.), 2009, Jeux de princes jeux de vilains, Paris, Seuil.
– Perez-Reverte A., [1990] 1993, Le tableau du maître flamand, Paris, LGF.
– Pingaud F., 2002, Le jeu-projet, Montpellier, G.E.L.
– Rey A. (dir.), 1992, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert.
– Schaeffer J.-M., 2005, « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’Homme, 175-176, pp. 19-36.
– Solinski B., 2012, « Le jeu vidéo : de l’héritage interactionnel au langage interactif ». Interfaces numériques, Paris, Hermes-lavoisier, pp. 153-174
– Stendhal, [1822] 1993, De l’amour, Paris, Garnier-Flammarion.
– Triclot M., 2011, La philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones.
Publications
Article dans des revues nationales ou internationales
– Solinski, B. (2012). « Pour une théorie hédoniste du jeu : application du modèle circomplexe des émotions à la compréhension de l’acte ludique » in Samuel Coavoux, Hovig Ter Minassian, (dir.), Espaces et temps des jeux vidéo, Paris, Questions théoriques, pp. 92-115.
– Solinski, B. (2012). « Le jeu vidéo : de l’héritage interactionnel au langage interactif ». Interfaces numériques, Paris, Hermes-lavoisier, pp. 153-174
Communications dans un congrès international ou national
– Solinski, B. (2012). Pourquoi jouons-nous ? Communication présentée au Colloque Ludovia : plaisir et numérique, Ax-les-Thermes.
– Solinski, B. (2012). Le fruit du hasard : de l’incertitude dans le jeu au jeu de l’incertain. Communication présentée au Colloque de l’AIFSL : Penser l’incertain, Rabat.
– Solinski, B. (2011). Le jeu : de la mobilité du concept à la conception de la mobilité, Communication présentée au Colloque Ludovia : Les mobilités numériques, Ax-les-Thermes.
– Solinski, B. (2010). Pour une théorie hédoniste du jeu : application du modèle circomplexe des émotions à la compréhension de l’acte ludique. Communication présentée à la Journée d’étude : Le jeu vidéo face aux lettres et aux sciences humaines et sociales, Ecole Normale Supérieure LSH, Lyon.
– Solinski, B. (2010). Les Systèmes non résolus : le jeu comme vecteur d’interaction. Communication présentée au Colloque Ludovia : Interactivité / interaction : enjeux relationnels, Ax-les-Thermes.
Autres publications
– Genvo, S. & Solinski, B. (2010). « Le jeu vidéo : un bien culturel ? ». Paris : INA, www.inaglobal.fr.
Note de positionnement
Section scientifique : sciences de l’information et de la communication
Méthode : approche sémiotique et ludologique
Terrain : le jeu
Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici