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L’imaginaire, entre technique, pratiques et usages

imaginaire

Les substrats physiques et linguistiques des ordinateurs et des réseaux semblent n’obéir qu’à des concepts de logique et de physique appliquée. Les langages informatiques ne recèlent pas explicitement de créativité et le vocabulaire de l’électronique n’enjoint pas aux débordements oniriques. Pourtant, les concepteurs parlent d’intuition, de création et d’imagination ; autant de phénomènes qui seraient à l’œuvre jusque dans les métaphores cognitives (Von Neuman, 1957) qui furent à l’origine de la naissance des machines numériques.

La pensée mécaniste fournit, dès lors, un mode de représentation du monde en empruntant des termes comme « émetteur » et « récepteur » (Shannon, 1949) associés au « temps des ingénieurs » (Escarpit, 1995 p. 23) pour décrire les communications humaines. Il s’agit déjà d’un imaginaire où des théories et des modes interprétatifs issus d’un champ traversent les disciplines et s’insinuent dans les représentations collectives sous formes de mots, d’outils et de schémas utilisables pour décrire des pans de réalité.

Ainsi, la dénomination française du mot ordinateur fut proposée en référence à Saint Augustin pour qui l’ordinator était « Dieu qui met de l’ordre dans le monde » (Peret, 1954). L’ordre et le classement ne sont pas étrangers aux paradigmes informatiques.

Pourtant, les espaces virtuels, les jeux, les œuvres artistiques et l’ensemble des créations numériques font explicitement appel à autre chose qu’au calcul et l’ordonnancement. Une débauche de créativité et d’affranchissement des règles est même revendiquée tant par les utilisateurs finaux que par les concepteurs. L’avènement d’Internet et le foisonnement des échanges sur les sites socio-numériques, le courriel, les forums et les blogs semblent relever d’un éclatement, voire d’un chaos.

Ne parle t-on pas de ce Web qui, échappant à tout contrôle, serait livré, en toute incompétence des pouvoirs politiques, à l’emprise des activités souterraines de groupes mercantiles et de nébuleuses mal intentionnées ? En outre, qui peut aujourd’hui décrire les médiations qui permettent la réception d’un mail ?

L’ordre initial serait perdu ou caché dans les arcanes du Web et les couches logicielles qui forment un palimpseste numérique dans les systèmes d’exploitation, les exécutables et les serveurs. Des cercles d’initiés, formés par des personnes ayant arpenté le chemin de l’apprentissage de la programmation et des langages, détiendraient des parcelles de ce savoir tandis que des mythes de l’origine (dans un garage) sont disséminés sur la toile. La connaissance est à la disposition de tous, mais il faut être initié pour la recevoir.

Ainsi, un ordre originel se cache derrière l’apparence de chaos de la profusion créative et des fioritures esthétiques. L’aridité des lignes de code, dans lesquelles est traduite l’intégralité des réalisations numériques, aussi esthétiques et artistiques soient-elles, reste dissimulée aux yeux du néophyte, qui est une manière courtoise de décrire un profane qui ne connaitrait pas la symbolique du nombre « 42 » (Adams, 1979).

Ceux qui souhaitent partager ces savoirs ont créé les premières communautés virtuelles (Rheingold, 1993) avec un modérateur, des participants et un imaginaire partiellement puisé dans les œuvres de fiction de la fin du XIXe et du XXe siècle. Certains textes sont considérés comme fondateurs ou « cultes ». Ce sont des références telles que « le problème de Turing » (Harrison, Minsky, 1998), « Star Trek » (Roddenberry, 1964), et la majorité des longs romans de type médiéval fantastique comme « Le seigneur des anneaux » (Tolkien, 1973).

Ces œuvres épiques puisent à l’aune de croyances anciennes et d’habitus machiniques habités par des intentions de natures humaines. Elles fonctionnent comme des arkés, des moules à partir desquels de nouvelles images peuvent se développer. Elles peuvent être interprétées, au même titre que les traces qu’elles ont laissées dans les mythèmes informatiques au regard de structures anthropologies de l’imaginaire.

Le structuralisme, avec sa perspective humaniste, souligne le caractère « programmé » du vivant, par ses gènes, ce qui se manifeste dans des « universaux de comportements » (Eibl Ebesfeldt, 1973) et par la culture et le mythe, qui sont des formes de modernité (Levi-Strauss, 1962).

Cette généralisation autorise l’élargissement le périmètre de la recherche à des communautés plus accessibles afin d’explorer avec elles les traces d’imaginaire parmi leurs ressortissants. Aussi, nous évoquerons les phases de prospection, de ritualisation, de découverte, de prise de rôle puis de déclin dans ces espaces privilégiés qui, opposent le petit dedans au grand dehors, la communauté à la société, le partage et l’échange semi-oral du courriel et du texto à la commercialisation et à la médiation de masse. Internet y est décrit comme une « source de hasards » en référence au choix d’un forum plutôt que d’un autre.

Des mots forts associés à de la synchronicité (Jung, 1888) ont été entendus, tout comme des propos sur l’éthique, l’ambivalence et des références à une grande idée de liberté empreinte de nostalgie. Le vécu de la technologie est habité par des imaginaires et leur analyse fournit un champ d’investigation fécond.

Aussi, les lieux virtuels sont-ils des domaines capables d’enracinements même si ce sont des espaces vécus au présent. Il y a 20 ans, l’inventeur de l’expression « communauté virtuelle » assurait déjà que « d’emblée », il ressentit le Well « comme une vraie communauté parce qu’il était également lié à sa vie de tous les jours ». L’imaginaire technique n’est pas constitué des seules supputations sur « l’existence d’objets que l’individu peut entrevoir aujourd’hui mais dont il ne disposera que « demain » (Gobert, 2000, p. 26). Il questionne particulièrement les pratiques et les usages car ce qui alimente les croyances est avant tout de l’ordre du ressenti, du sentiment et des représentations.

« Tout un délire traverse le social » (Durand G., 1993) dès lors qu’il s’agit de technologies.

Ainsi, le raisonnement rationnel ne suffit plus à fournir un cadre à ce qui, par la multiplication des fonctionnalités et le nombre d’utilisateurs dont chacun actualise sa propre consocréation (Gobert, 2008), ses formes de présence (Turkle 1995) et ses imaginaires, relève du registre de la complexité.

 

C’est pourquoi cette communication évoquera dans un premier temps la tension qui met en dialectique les formes mécanistes de la technique et les fluctuations du vécu et des imaginaires qui lui sont associées. Après un rappel définitionnel sur l’imaginaire et les ancrages théoriques sur les textes classiques (Durand, Morin, Thomas, Jung), le propos soulignera le rôle de l’imaginaire dans les pratiques et usages des nouvelles technologies, et cela plus particulièrement dans le contexte sensible de l’apprentissage instrumenté par des dispositifs numériques.

Les éléments seront appuyés par l’observation participante et des entretiens semi-directifs effectués avec deux populations d’apprenants aux caractéristiques très différentes. Les résultats mettent en lumière l’actualité des travaux de Gilbert Durand et l’importante d’un imaginaire compris comme un « un système dynamique organisateur des images ». Ainsi, Crede mihi, plus est quam quo videatur imago (Ovide, Héroïdes, 13, 53) « Crois moi, l’image, c’est plus qu’une image ».

 

Bibliographie indicative

Adams D. (1982), Guide du voyageur intergalactique, Paris : Denoël, Série H2G2, trad. J. Bonnefoy, ed. orig. 1979.

Aristote (2008), Métaphysiques, Paris : Garnier Flammarion, éd. orig 4e sicèle av. J.-C.

Durand G. (1993), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris : Dunod.

Eibl Ebesfeldt I. (1973), L’homme programmé, Paris : Flammarion.

Escarpit R. (1995), L’information et la communication, Paris : Hachette.

Flichy P. (2005), « La place de l’imaginaire dans l’action, le cas d’Internet », Réseaux, Paris : La découverte, n° 109, pp. 52 à 73.

Gobert T. (2000), Qualification des interactions observables entre l’homme et les machines numériques dotées d’interfaces à modalités sensibles, Lille : Septentrion, éd. 2003.

Gobert T. (2008) « Consommer pour créer, créer en consommant, la consocréation », Do it yourself, Ax les Thermes : Ludovia 2008, du 27 au 29 août 2008

Harrison H., Minsky M. (1998), Le problème de Turing, Paris : Le Livre de Poche, trad. Sigaud B., éd. orig. 1992.

Jung C.-G. (1929), Synchronicité et Paracelsica & Jung C.-G., Kerényi C. (1958) Introduction à l’essence de la mythologie, Lausane : PBB.

Levi-Strauss C. (1962), La Pensée Sauvage, Paris : Plon, 1962.

Ovide (2005), L’Héroïde, Paris : Belles Lettres, trad. Bornecque H., orig. 29 et 19 av. J.-C.

Ovide (2012), l’Enéide, chant I, Paris : Albin Michel, trad. Vyen P., orig. 29 et 19 av. J.-C.

Perret, 1955, Que diriez-vous du mot ordinateur ? Lettre du 16 avril 1955.

Rheingold H. (1993), The virtual community, Homesteading on the Electronic Frontier, Addison-Wesley, trad. Lumbroso L., http://www.well.com/~hlr/texts/VCFRIntro.html

Roddenberry G., (1964), Star Trek 1, first draft, http://leethomson.myzen.co.uk/, 16 pp.

Thomas J. (1998), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Elipses,

Tolkien J.-R.-R. (1973), Le seigneur des anneaux, Paris : Bourgeois, trad. Francis Ledoux, ed. orig. 1955

Von Neumann J. (1957), L’ordinateur et le cerveau, Paris : Flammarion, trad. Pignon D., ed. orig. 1958.

Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici

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