Nous proposons lors de cette conférence de comparer et discuter des comportements et usages liés aux mondes virtuels et digitaux proposés par les jeux vidéo aussi bien en France qu’au Japon.
Question que pose Etienne Barral: qu’est-ce qui dans la culture populaire japonaise séduit des millions de jeunes dans le monde, pourquoi et a fortiori, depuis l’avènement d’Internet, une frange importante de la jeunesse mondiale se reconnaît dans la culture Manga et des jeux vidéo à la japonaise ?
Pour autant au Japon ce phénomène culturel « Otaku » a été critiqué par ses excès car il donne du Japon une image particulière voire dégradée notamment lorsque l’on a commencé à parler d’addiction aux jeux vidéo…
Une des spécialistes des jeux vidéo et de l’addiction Rika Kayama, psychiatre, nous présente son retour d’expérience…
Rika Kayama « Pour ma part j’aimerai expliquer pourquoi j’ai commencé à m’interroger sur les jeux vidéo et les phénomènes « d’addiction » dont on pourra parler ultérieurement. »
« Je suis née dans les années 60 et suis moi même utilisatrice de jeux vidéo. Les consoles de jeu existaient lorsque j’étais étudiante en médecine et j’ai été une très grosse joueuse, malgré mes études et mon travail à l’hôpital. Pendant toutes ces années je suis devenue une inconditionnelle des jeux et leur utilisation m’a procuré beaucoup de plaisir. A cette époque je m’occupais d’enfants à l’hôpital et en 1986, j’ai observé que beaucoup d’enfants que je voyais étaient des joueurs assidus de jeu vidéo, après discussion avec eux, lors d’entretiens thérapeutiques, je me suis aperçu indirectement sans le vouloir et de manière empirique, que le sujet « jeu vidéo » me permettait de rentrer en communication avec eux. »
Je les ai ainsi fait parler de leur expérience du jeu et cela m’a permis de comprendre que les jeux permettaient souvent d’obtenir ce qu’ils n’arrivaient pas à avoir ou vivre dans la vie réelle (situation de manque de communication avec la famille, problèmes de scolarité, ..) Les jeux leurs permettaient de vivre des situations de héros, de se sociabiliser dans leurs mondes virtuels, ce qu’ils n’arrivaient pas à faire dans leur vie réelle. Les progrès qu’ils obtenaient étaient plus faciles dans les jeux et les jeux leur apportaient des sentiments de gratification et d’appréciation plus aisément que dans la vie réelle.
Même si ma démarche est restée relativement empirique, je me suis aperçu que l’intuition pouvait également se développer, que des capacités pouvaient se développer de manière importante face à l’écran. Malgré ces constats relativement encourageants, je n’ai pu mettre en place de véritable méthodologie de soin car même si les résultats étaient simples à obtenir de manière virtuelle, les changements de comportement ou d’attitude dans la vie courante ne se faisaient pas sentir.
Depuis, des polémiques sur l’addiction aux jeux vidéo et les répercussions sur la violence des jeunes sont apparues au Japon et j’ai eu le sentiment d’être un peu seule à prétendre que le jeu pouvait apporter quelques bénéfices sur le plan thérapeutique. J’ai cependant œuvré pour lutter contre ces idées préconçues sur les jeux vidéo, sans réels fondements scientifiques, sur leur influence négative, voire les modifications neurologiques qu’ils pouvaient provoquer.
Serge Tisseron : « je sens une proximité théorique et d’un point de vue personnel des centres d’intérêt communs avec Rika Kayama car je suis « fan » de bande dessinée et je me suis mis il y a quelques années à jouer aux jeux vidéo.
Ce qui est important dans ce qui vient d’être évoqué, c’est la souffrance psychique des enfants qui connaissent des situations comme le divorce, le décès, la violence scolaire. Dans certains cas, ils refusent d’aller à l’école et deviennent des joueurs excessifs.
«A ce jour, rien ne prouve que la violence des jeux soit plus nocive que celle du cinéma ou de la télévision, nos préoccupations, nous ont amené à nous intéresser aux enfants joueurs. Nous avons constaté qu’il y avait deux manières de jouer: une manière sensorielle et motrice et une manière émotionnelle ou narrative».
Cette première façon de jouer (sensorielle) aboutit à une compulsion qui pousse l’enfant à jouer de plus en plus et cela peut alors devenir en effet dangereux. Dans la deuxième façon (narrative), il se raconte une histoire. Du point de vue de ma pratique, j’essaie de leur faire raconter leur jeu, le fait de découvrir que leur personnage ou avatar a une histoire, leur permet d’aborder une communication sur leur propre difficulté dans la vie, leur propre histoire ainsi que sur leurs émotions.
La richesse du jeu vidéo du point de vue narratif est impressionnante : les jeux sont des images. L’être humain fabrique des images et lorsque nous fabriquons des images, nous fabriquons des images virtuelles que nous pouvons transformer, au risque, dans le cas contraire de développer des phobies.
La volonté est d’y rentrer et d’en sortir et des les transformer. Ce qui est difficile de faire dans un roman ou dans un film contrairement au jeu vidéo qui permet de réaliser ce vœux. Le jeu vidéo devient notre monde intérieur et la narration est pensée car le jeu permet d’être spectateur de ses propres actions (quand on regarde son avatar). C’est une capacité unique apportée par le jeu que l’être humain n’avait pas pu vivre avant l’apparition des jeux vidéo.
La question qui reste posée et qui est posée par Rika Kayama est la méthodologie à mettre en œuvre pour permettre le passage de l’aisance dans le jeu, à l’aisance dans la vie réelle.
Ainsi lorsque l’on raconte ce qui se passe dans le jeu, on est amené, et le joueur est amené rapidement à parler de lui même dans la vie réelle. Cet acte permet de construire une fonction psychique qui permet de prendre du recul par rapport à sa propre histoire.
Mais comme dans toute thérapie, il ne faut pas être pressé, car comme dans beaucoup de traumatisme, les patients parlent de leurs « petites » difficultés assez rapidement mais mettent plus de temps pour évoquer leurs « grandes » difficultés.
Je met en garde par contre les mauvaises interprétations de ce que font les avatars et la réalité de l’enfant.
Question posée par Etienne Barral sur la fonction « catharsis » des jeux vidéo.
Les jeux sont présentés comme des problèmes par les journalistes japonais en ce moment, les jeux sont présentés comme un exutoire aux passions et aux violences. Les hypothèses présentées parlent d’un renforcement des addictions par certaines technologies de jeux vidéo (3D et immersion renforcée, définition de plus en plus proches de la réalité). Est-ce la technologie qui évolue ou le processus d’immersion qui doit être mi en cause ?
Réponse donnée par Serge Tisseron « Certains travaux conduisent à montrer qu’après des moments prolongés d’immersion, il existe un phénomène de violence qui peut être provoqué sur l’instant, mais qu’il n’y a pas de changement de comportement de l’individu de manière profonde et durable.»
L’impact sur la violence ou le comportement dépend également du type de jeu qui est utilisé ; certains jeux ne permettent pas ces modifications ou d’influencer l’histoire des avatars.
Rika Kayama : Il y a au Japon des résultats sur le cerveau et sur le fait que les enfants joueurs ne peuvent plus se concentrer autant et annoncent jusqu’à des répercussions ou des modifications physiologiques du lobe frontal.
L’assiduité au jeu, dixit ces études présentées comme scientifiques, conduirait à des dommages physiologiques irréversibles et cela est présenté au grand public comme des résultats, alors que ce ne sont en fat que des hypothèses !
Serge Tisseron : Le mot de catharsis n’est pas adapté en l’occurrence par rapport au contexte présenté par Aristote à l’époque, qui voulait dire « éviter la peur et la crainte », or dans le jeu on est seul. Par ailleurs des études américaines effectuées aux USA sur l’impact des images violentes, montrent que ces jeunes deviennent de plus en plus inquiets, notamment face à des images de plus en plus violentes qui poussent l’individu à souhaiter un ordre dans la société de plus en plus important qui permettrait de se rassurer.
Dans tous les cas, l’environnement familial est très important ; en France 2/3 des adolescents se reconnaissent dans les héros humanitaires car ils s’identifient à des victimes.
Face à ces images, on a vu qu’il fallait développer l’entraide et la solidarité, ce qui pose problème, ce n’est pas la violence du monde qui est bien réelle, mais le manque d’autres images d’entraide face aux difficultés, de compassion et de solidarité : les médias se contentent malheureusement de diffuser des images de violence sans se préoccuper de la diffusion des images d’entraides qui existent également aussi chaque fois qu’il y a violence ou catastrophe.
Il y a trois catégories d’attitudes ou de modes de réaction à ces violences des individus et les personnalités qui en découlent : les violents, les redresseurs de torts et les victimes. Or le choix proposé dans les jeux vidéo ne permet pas de se mettre dans le rôle d’une victime, ce qui est idéal, car le joueur devra choisir parmi les deux autres types de personnages ou avatars et ainsi pouvoir reprendre confiance en soi.
En France par exemple, dans toutes les associations de commerce équitable, ou de protection des animaux, de la planète, on constate que les bénévoles sont aujourd’hui essentiellement des jeunes, ce qui montre ce rapport et cette réaction à la violence. Je dirais cependant que le milieu familial reste primordial pour définir les orientations premières de l’individu au delà des violences vécues.
Autre chose. Le contrôle des impulsions arrive plus tard que ce que l’on pensait et s’installe bien souvent après l’âge de 17 ans en fin d’adolescence. Ainsi en ce qui concerne les enfants on ne peut pas parler d’addiction, car c’est trop tôt, mais de joueurs excessifs. Le mot « addiction » ne devrait ainsi pas être utilisé pour les adolescents.
Rika Kayama : Vous insistez sur le rôle primordial de la famille, quelles modalités de prise en charge au niveau familial préconisez-vous ?
Serge Tisseron : Personnellement, je reçois tous les jeunes en famille pour montrer aux parents que le jeune fait des choses intéressantes (d’un point de vue thérapeutique cela s’entend) avec les jeux vidéo plus qu’ils ne le pensaient !
Pour le thérapeute, j’ajouterai également qu’il se doit de bien connaître les jeux dont les jeunes parlent pour éviter de croire les histoires que les joueurs leurs racontent. Souvent les jeunes avec leurs réponses me testent par rapport aux jeux pour rentrer en confiance avec moi. Auparavant je jouais avec le jeune en consultation, mais la législation a évolué en France ce qui ne me l’autorise plus (problème de durée de la consultation effective par rapport la durée totale de l’entretien thérapeutique), je l’invite par contre à faire partie d’un réseau de jeunes joueurs ou faire partie d’un groupe de jeux.
Rika Kayama : Y a t’il une universalité du sentiment adolescent, celle-ci est-elle partagée et exprimée par une seule et unique expression émise par les jeux vidéo ? Mon expérience personnelle montre que le jeu m’a permis de me rapprocher des gens et de partager mes émotions et mes expériences de vie avec d’autres joueurs, ce que j’ai rarement pu faire avec des non-joueurs.
Questions de la salle
Question 1 : Le jeu en France est semble t’il un facteur de segmentation et on observe des problèmes de communication voire de compréhension entre les joueurs et non joueurs. Ce phénomène existe-il au Japon ?
Réponse d’Etienne Barral « a priori au Japon, nous avons dépassé le conflit générationnel vis à vis du jeu vidéo. Les premiers joueurs ont aujourd’hui plus de 45 ans et leurs enfants soient à leur tour des joueurs, mais cette fois les parents savent de quoi il retourne.
Des fabricants comme Nintendo essaient également de sortir du carcan / cible jeune adolescent et souhaitent toucher une cible plus large telle les parents, les filles, les grands parents. » Le succès rapide de ce type de jeu a permis de montrer qu’il y avait un marché mal exploité face au problèmes démographiques (de moins en moins de jeunes et de plus en plus de séniors)
Rika Kayama « la différence des habitudes de vie entre couches sociales est plus faible au Japon contrairement à la France qui est une société plus figée et cloisonnée, la culture populaire est partagée au Japon par toutes les couches sociales. Le fait de jouer à des jeux ne fait pas ainsi l’objet de critique.»
Conférence « Kids in a Virtual World » ou « les enfants du virtuel » Tokyo le 14 janvier 2009 Institut franco-japonais
Source : Compte rendu de mission, deuxième jours de voyage d’étude au Japon organisé par Transinnova, Virtual Tech 3 «Digital Japan» du 12 au 21 janvier 2009, Tokyo – Osaka – Kyoto