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Le web 2.0 apporte-t-il une nouvelle forme de pensée culturelle ?

Cette pensée à l’œuvre dans le web 2.0, qui peut se définir comme catégorielle et classificatoire ; l’information est en effet manipulée, fabriquée, transformée, indexée, interchangée, accessible à volonté, tend à désacraliser l’information et son auteur en la transformant en simples données, en objet manipulable à souhait. Quel(s) système(s) de valeurs se substituent à celui de la sacralisation de l’information et de son auteur ? Autrement dit, en quoi sa mise à portée de tout un chacun et de tous, tant en production qu’en réception, sans origine auctorielle précise, s’accompagne-t-elle d’un autre mode de croyance, d’une autre manière de faire sens pour l’usager, que ceux accordés à l’information des médias habituels, radios, chaînes de télévision, presse ?

Le web 2.0 ou « do it yourself » existe-t-il ? 
Si d’évidence le terme mercatique «web.2.0» inventé par l’américain Tim O’Reilly ne désigne pas une révolution de la communication  sur le Web, il recouvre pourtant, quoique souvent contesté par les chercheurs, une réelle mutation des pratiques de l’information.  Certes, son invention est une histoire mercatique, mais elle correspond aussi à une évolution des technologies informatiques, qui se fonde sur l’interopérabilité des systèmes ; chaque application informatique  devient capable de communiquer et d’échanger des données par le biais d’interfaces de programmation ouvertes appelées Application Programming Interface ou API (Gervais, 2006 : 12 ; 42-43).

Joël de Rosnay, dans son ouvrage intitulé La révolte du pronétariat, précise que cette évolution technique accompagne une évolution des  usages du web, ce dernier permettant alors aux usagers de :
– s’approprier l’information, la partager, la diffuser, dans un mouvement collectif où tous les usagers peuvent informer tous les usagers (c’est le principe du many to many et non plus du one to many dont les médias traditionnels faisaient usage quand une marque, une chaîne, … s’adressaient à tous les spectateurs ou à tous les lecteurs ) ;
– trier, appeler l’information que l’on veut recevoir grâce aux flux rss  et non plus recevoir passivement de l’information non désirée, envoyée indiscrètement dans nos boîtes mail ou boîtes postales par exemple. Ce ne sont plus les annonceurs qui doivent pousser l’information vers les clients (principe du push)  mais ce sont les usagers qui disent ce qu’ils veulent obtenir comme contenu  (pull). (De Rosnay, 2006 : 182).

De nouvelles pratiques ou expériences de l’information
Ces nouveaux usages du web sous-tendent une nouvelle pratique ou expérience de l’information. Celle-ci ne se veut plus tant captivante de façon intrinsèque que parce qu’elle est manipulable au sens étymologique du terme : appréhender avec la main. Le contenu ne reste pas une entité abstraite, intouchable, communiquée par une instance médiatrice supérieure mais il devient un ensemble de données mises en forme à l’écran dans des grilles, des icônes, voire  des gadgets ou widgets  que les usagers peuvent déplacer à volonté, accumuler, soustraire, …  Le web devient ainsi une machine à produire et à transformer de l’information ; cette dernière est pour l’usager une matière première à (re)transformer autant dans son contenu que dans sa forme d’affichage et dans ses modalités d’énonciation .

Chacun autrement dit, peut en faire varier la source, le réseau de diffusion, la teneur intrinsèque, le format, l’interface d’accueil aussi via les agrégateurs de contenu. Ces derniers permettent en effet de rassembler dans une même interface différents types de services, d’informations, provenant de sites-sources divers et traités par des API. Netvibes , en est un exemple ; les usagers se créent un espace composé de types d’informations qu’ils aiment, de services souhaités et à leur gré, ils déplacent, composent, enlèvent, ajoutent les widgets, les icônes (figure 1).

En fin de compte, si avec les autres médias chaque destinataire pouvait reformuler à souhait le message, désormais, avec les outils simplifiés et libres à disposition de chacun, chacun peut en outre, « jouer au lego »  avec l’information dans l’interface de son agrégateur de contenu. Annonceur-journaliste, chacun peut être fournisseur de vidéos, photos, textes, messages radiophoniques. C’est l’acte de faire soi-même l’information, au sens propre du terme, qui génère du sens à celle-ci et c’est cet acte que note l’expression « Do it yourself ».
Nouvelles possibilités techniques, nouveaux usages, nouvelle expérience de l’information, l’époque mondiale du « faire soi-même » l’information accompagne-t-elle ou s’accompagne-t-elle d’une nouvelle forme de pensée culturelle, d’une nouvelle façon de se représenter les choses, les autres et de les représenter ?

Dans quel cadre de recherche se situe cet exposé ? 
Au fil de notre travail sémiotique sur les interfaces web, nous avons démontré comment, plus qu’un moyen d’afficher l’information, les interfaces des sites créent un support matériel figuré de l’information via les métaphores d’écran telle la page A4, un support formel de l’information organisée en vignettes, carrousel, grille…, un support de travail manuel de l’information, aussi (Pignier et Drouillat, 2008 : 34-38), (Pignier 2008, à paraître).

Nous avons montré comment ces différents supports suggéraient une certaine pratique, une certaine expérience du contenu, plus ou moins ludique, artistique, utilitaire, entre autres. Nous avons montré comment les interfaces web construisent, à notre insu ou non, non pas seulement un moyen d’appréhender le contenu mais aussi une manière de l’appréhender, un Faire social pour reprendre le concept que l’anthropologue François Laplantine emploie par ailleurs. Selon ce dernier en effet, une pratique sociale n’est pas un fait, un objet, mais un acte dynamique, un processus (2005 : 119) qui prend son sens pour l’usager comme pour l’observateur dans le Faire qui le sous-tend et l’accompagne. Être attentif au Faire social sur le web, c’est pour nous aussi non pas considérer les pratiques dans leur seul objectif ou dans leur résultat, mais c’est les appréhender dans leur mise en œuvre, avec leur sensibilité culturelle.

Le corpus que nous nous étions fixé pour ces recherches comprenait 150 sites de grandes marques et environ 50 sites communautaires, agrégateurs de news et de réseaux sociaux , sites  de géolocalisation c’est-à-dire de localisation sur cartes interactives. Dans cette étude, nous avons privilégié les sites de marques en précisant en quoi leur interface exprime une représentation imaginaire et morale de l’annonceur, un ethos  que l’usager est invité à partager. Tandis que certains sites web de marques proposent une interface propice à une expérience immersive quasi artistique de l’information, l’usager ne distinguant plus le contenu de l’interface, d’autres offrent une interface plus usuelle, dont les signes fonctionnels, les formes d’organisation de l’information et la métaphore de la page A4 relèvent du sens commun, partagé par le plus grand nombre d’usagers. Ainsi, on peut distinguer l’écart en terme de pratique de l’information entre les sites de marques  tels ceux du chocolatier Patrick Roger ou du styliste Issey Miyake (figures 2 à 5) qui offrent une expérience  créative de l’information, apte à l’immersion  de l’usager dans les plis et les replis de l’interface/contenu, tandis que d’autres offrent une expérience plus standard du texte. Ce dernier est alors cadré dans une interface qui se veut un « moule » pré-conçu séparé du contenu . L’usager peut alors avoir l’impression qu’il maîtrise l’interface et qu’il peut en parcourir le contenu de manière productive (figure 6).

Quelle hypothèse de départ ? 
Quant  aux sites et blogs à l’esprit communautaire, aux agrégateurs de contenu, ils se caractérisent généralement par des interfaces le moins designées possible, à la portée de tous, standardisées et faites à partir de logiciels et d’applications gratuits. Appartenant aux sites dits « de contenu », ils misent tout sur la manipulation de l’information, l’interface devant être le plus pratique possible pour la main, pour l’oreille et pour l’œil. C’est ainsi que Jean-François Gervais parle, à propos des sites dits web 2.0., de sites standardisés dans leur interface, avec une séparation totale de l’interface et du contenu (2006 : 136). De la même manière, Patricia Gallot Lavallée (2007 : 147) définit le web 2.0 par les standards non seulement de l’interface mais aussi de la forme technique des contenus afin que ces derniers soient exportables.

En l’occurrence, ces sites offriraient une expérience de manipulation de l’information, une expérience de l’interface non plus  immersive mais productive. L’interface consisterait à faire en un minimum de temps le plus de choses possibles, en un minimum d’espace le plus d’accès possible à l’information.  Les principes ergodiques de ces sites se fonderaient, c’est notre hypothèse de départ,  sur une pensée plurielle ; privilégier l’accumulation et la pluralisation des possibles, ordonner, catégoriser, classer, maîtriser. Tout cela dans une relation  usager-interface clairement établie ; l’usager se vit maître de ses actions, de son parcours de travail et a l’impression de maîtriser son objet. À l’œuvre, une pensée catégorielle et classificatoire de l’information manipulée, indexée, interchangée, désacralisée, accessible à volonté. Les sites relevant du « Do it Yourself » mettraient en œuvre une pensée de la pluralité consistant à privilégier continuellement l’augmentation des services, des outils alors que les sites propices à l’exploration esthétique du contenu privilégieraient une pensée de la profondeur, du multiple.

Nous retrouverions alors sur le web deux sensibilités culturelles entre autres, deux formes de pensées totalement différentes que l’anthropologue François Laplantine a, tout ailleurs qu’à propos des médias numériques , mis en exergue comme caractéristiques de formes de pensées contemporaines. Pour ce dernier, « il existe une différence entre le pluriel et le multiple. Le pluriel (du latin plus qui a donné plein et plénitude) désigne seulement une quantité d’éléments dans une totalité donnée, alors que l’une des significations du multiple explore l’activité qui consiste à former de nombreux plis et à les former de manière chaque fois différente. Pour dire les choses autrement, le pluriel relève d’une logique quantitative et arithmétique : la logique cumulative qui est celle des signes s’ajoutant à d’autre signes.

La multiplicité, quant à elle, ne peut être comprise dans ce modèle d’adjonction d’éléments nombreux formant une totalité. […] Le multiple ainsi entendu ne consiste nullement à additionner, ni même à déplacer, des éléments d’un endroit à un autre, mais dans un mouvement du geste, de la marche ou de la danse, à former, à déformer, à transformer, bref à créer des formes sans cesse nouvelles. La multiplicité n’est pas accumulation (de signes ou de biens), mais tension. Elle n’est pas tant totalité (d’éléments assemblés, composés, recomposés) qu’intensité et rythmicité ». (2006 : 36-37).

Quel corpus ? 
C’est cette hypothèse concernant les sites dits web 2.0 que nous avons souhaité valider ou invalider avec un corpus plus conséquent d’une centaine de sites, allant des séminaires en ligne ou networking, à des agrégateurs de contenu, des sites et blogs communautaires. Une des spécificités de notre corpus est un magazine en ligne régional Loops , qui va sortir à l’automne 2008, à la conception de laquelle nous avons participé pour une étude sémiotique sur les expériences culturelles générées par les interfaces du magazine en vue de recommandations. À l’origine de Loops, deux porteurs de projet accueillis dans l’incubateur de projet du Pôle edesign faisant partie de Limousin Expansion, à Ester Technopole,  Jean Nivelle et Pascal Ardillier. Le magazine gratuit pour ordinateur et téléphone mobile regroupera les régions Poitou-Charente, Limousin et la Dordogne. Loops pourra être expérimenté par les usagers comme un site Web d’actualités en régions, de services pratiques pour la vie quotidienne mais encore comme une exploration identitaire du territoire.

Chaque usager en effet pourra proposer des actualités marquant le territoire mais aussi aura la faculté, dans un mode d’interface spécifique, de parcourir corporellement le territoire de manière fictive ou par géolocalisation. Loops proposera à l’usager deux modes d’interface : l’un sous forme de portail typique des journaux et magazines en ligne, l’autre sous forme de carte fictive ou de géolocalisation retravaillée graphiquement.

La méthode et les résultats de notre étude sémiotique
Avant de présenter ci-dessous les résultats de nos recherches sur les formes de pensées à l’œuvre dans les sites web 2.0 réalisées pour Loops et pour Ludovia 2008, nous devons préciser  notre manière de procéder pour l’analyse sémiotique du corpus. Pour chaque site, nous avons recherché :
– 1. les axes sémantiques fondamentaux  qui fondent les catégories sémantiques propres au contenu ;
– 2. les axes sémantiques fondamentaux à l’œuvre dans l’interface dans ses statuts de supports  matériel (ou métaphore d’écran), formel (ou organisation de l’information sur la page), ergodique (ou support de travail) ;
– 3. les formes de sensibilité qui se dégagent de ces sites.

Globalement, les contenus des sites dits web 2.0 jouent sur les axes sémantiques suivants :
– l’axe proche/lointain et l’axe local/universel. Ils offrent aux usagers l’occasion de promouvoir mondialement des communautés culturelles locales en mal de liberté d’expression ;

– l’axe individu/collectif. Les sites dits 2.0 permettent à chacun d’organiser sa vie en collectifs ou appelés « réseaux ». L’individu devient un internaute au pouvoir pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-François Gervais (2006) mais il se rend dans le même temps dépendant de ses réseaux, du collectif en lui soumettant l’information comme dans Youtube ou Flickr où chaque contenu vidéo, photo est soumis au vote et au classement. En outre, l’individu se donne à la collectivité économique des marques en dévoilant ses aspirations, ses goûts, ses croyances, ses actes… Contrairement à l’autobiographie qui au XVIIIe siècle constituait un genre d’expression individuelle florissant soumis à des destinataires intimes avant d’être possiblement publié, le blog livre l’individu à des destinataires non intimes qui peuvent reprendre le contenu à des fins mercatiques et commerciales (Pignier, 2006);

– le tri et le mélange. Les sites web 2.0 médiatisent de plus en plus le contenu dans un but de sélection, de tri. Cela par les flux RSS, les moteurs de recherches intégrés, le pouvoir de sélection attribué à la communauté. Et pourtant, cette tension vers le tri est en corrélation converse avec la propension au mélange des médias, des thématiques, des genres, des sources. Ainsi, la géolocalisation repense dans ses usages le genre de la carte ; on peut y ajouter des couches successives avec des bulles de BD, des fenêtres, on peut en faire varier la nature de l’image, satellite, plan ou mixte, on peut en faire varier les points de vue comme dans l’application mapstats sur mapstats.blogflux.com (figure 7), outil permettant aux possesseurs de sites de localiser la source géographique de leurs usagers. Plus les services et contenus augmentent, plus le tri s’impose dans les plates-formes de services personnelles telle Netvibes Ginger, agrégateur de news, de services, de réseaux sociaux (figure 8) ;

–  l’ouverture/fermeture : le renouvellement des genres et des sites est indéniable, les méthodes agiles fréquemment utilisées en gestion de projet consistent par exemple à ne plus faire de cahier des charges stabilisé mais à le laisser en perpétuelle évolution en fonction des avis sollicités des usagers des sites dans les blogs, entre autres. L’usager devient alors concepteur en partie du site, ou tout au moins il peut en avoir l’impression. Les usagers du web 2.0 cultivent cette propension pour l’aspect dynamique au sens d’ouvert, d’évolutif des interfaces et des contenus. Ceci dit, l’ouverture grandissante des contenus et des net-journalistes nécessite un minimum de fermeture pour éviter l’anarchie ; modérateurs sur les blogs, comité de rédaction sur des journaux comme Agoravox  ou sur le magazine Loops où l’usager proposera une information néanmoins filtrée. La fermeture semble aussi nécessaire pour que l’ouverture aux autres fasse sens pour l’usager ; c’est le principe du réseau social qui nécessite obligatoirement la création d’un compte. Cet acte marque matériellement l’entrée dans le réseau, il en est un indice ou une trace. La communauté, le réseau social ne permettraient pas à l’usager de se construire  une identité s’ils étaient ouverts à tous.

Toute valeur est une différence et c’est en partageant avec les autres membres du réseau l’impression de cultiver ensemble cette différence que le sentiment identitaire peut naître. Ainsi, Jean-Claude Kaufmann précise dans L’invention de soi que l’identité est censée marquer ce qui est unique par le biais de ce qui est commun et partagé par un nombre limité de gens (2004 : 122). Le sociologue note que de plus en plus, les sujets ont besoin de revendiquer des appartenances diverses pour alimenter le sens de leur existence (ibd). Le web 2.0 permet justement cette ouverture identitaire à de nombreux réseaux qui offrent à la fois ce que Kaufmann appelle une identification collective et une identification par les rôles . Contrairement à sa thèse qui consiste à voir une opposition entre ces deux modes d’identité, le web 2.0 témoigne d’une association des deux modes ; on ne va pas forcément sur Flickr, sur Digg par opposition à youtube ou dailymotion, ou facebook mais peut-être aussi par complémentarité. L’interopérabilité ouverte des réseaux permet d’avoir le sentiment d’appartenance à plusieurs groupes, à des réseaux de réseaux et de cumuler les rôles sociaux que l’on veut vivre. Le web 2.0 est en un sens une ouverture identitaire emboîtée, mise en abîme par le principe des réseaux de réseaux, avec néanmoins un besoin de fermeture symbolisée et marquée par le compte  qui exprime l’adhésion à un groupe. Différemment, le magazine Loops renouvelle aussi le sentiment d’appartenance à un territoire. Ni vraiment local, -il englobe plusieurs régions-, ni vraiment global, -il se limite géographiquement-, il repense le découpage territorial et peut amener ainsi l’usager à se penser non plus limousin, charentais, périgourdin ou français mais dans un jeu élastique entre tout cela. Loops marque aussi l’ouverture du web sur le réel puisque des événements seront créés dans la vie territoriale réelle qui auront germé sur le magazine en ligne. Cela pour renouveler l’émotion de l’appartenance au réseau des usagers de Loops ;

–  l’axe stable/dynamique. La photographie argentique nous a habitués au « çà a été » comme le disait Roland Barthes, le support papier stabilise dans leur forme et dans leur contenu les messages mais les médias web 2.0 cultivent ce qui n’est jamais stabilisé, ce qui peut toujours changer de contenu, d’interface, l’exportation et la reformulation dynamiques. Pour cela, le langage informatique doit être standard.

Les interfaces de notre corpus «Do it Yourself» se fondent sur les axes sémantiques suivants :

–   l’axe proche/lointain et l’axe local/universel. Elles offrent aux usagers un moyen de saisir localement et à proximité des contenus et des services dispersés sur la toile et dans les médias, de rapprocher les gens en réseaux et de les faire travailler sur la même interface. C’est le principe des sites de favoris qui permettent d’avoir une sauvegarde de ces favoris, d’y avoir accès depuis n’importe quel ordinateur et de les partager avec d’autres usagers, c’est le principe des agrégateurs de news ou de réseaux tel netvibes ;

–  l’axe individu/collectif. Les interfaces de sites dits web 2.0 sont dans l’ensemble collectivement adoptées par le sens commun ; barres d’outils, widgets, métaphore d’écran en page A4, elles se disent cependant personnalisables. L’usager peut combiner différemment les éléments de l’interface, peut choisir les couleurs et les formes des gadgets. Quoique peu originales et peu créatives, les interfaces laissent une place minimale à l’expression individuelle, un peu comme un client de constructeur immobilier a le droit de combiner différemment les pièces par rapport au plan type, de jouer sur la décoration. La  personnalisation de ces interfaces se veut ludique comme l’expriment les termes « gadgets », « icônes personnalisables » ;

–  l’axe stable/dynamique : les interfaces dites « web 2.0 » proposent à l’usager d’être en permanence averti de ce qui se passe sur le site. Par exemple, le site de travail en réseau (Networking) de l’association des designers interactifs créé avec la plate-forme libre Ning avertit l’usager des activités récentes ; tel designer interactif qui vient d’ajouter ou de modifier son profil, l’ajout d’un commentaire, d’une question. Sur les sites communautaires, on retrouve de manière générique cet aspect dynamique de l’interface où ce qui est privilégié n’est plus tant le contenu que son devenir, ce que l’on appelle communément les activités sur le site. Ainsi, se développe une expérience du devenir du site et de ses acteurs qui suggère une lecture évolutive, sans cesse réorientée sur un nouvel événement. L’absence de recherches esthétiques originales de ces interfaces, la présence de cadres vient donner une impression de stabilité cognitive, de bonne maîtrise des contenus encadrés pour compenser la mouvance perpétuelle du contenu ;

–   l’axe continu/discontinu. Dans une sorte de compensation, les cadres discontinus qui, dans l’interface des agrégateurs de contenu, délimitent l’affichage des informations, viennent pondérer la continuité des flux d’informations. Cependant, les sites de géolocalisation adoptent un principe d’organisation de l’information en continuité sur la carte et en profondeur, par couches. Il permettent ainsi une expérience immersive de l’information, une expérience exploratoire.

C’est ce que nous allons privilégier dans le deuxième mode d’interface de Loops. Pour l’usager en quête de découverte du territoire, d’exploration, le magazine proposera une interface propice à l’immersion à plusieurs niveaux :

1. au niveau des métaphores d’écran (une carte du territoire sous diverses formes fictive ou plus réaliste) offrant une découverte insolite et exploratoire des sommaires. Cette métaphore actualisera le sens figuratif des réseaux architectural, routier, tracés des chemins de fer et des voies fluviales par exemple qui sont envisagés culturellement comme circulation dans un corps-territoire, de façon analogique à la circulation sanguine dans le corps humain. Selon Lucien Sfez (2002 : 68), les cartes ont toujours exprimé le schéma de la circulation qui se pose tel un filet sur le territoire, comme ce qui en l’enserrant le fait vivre, lui apporte le sang nourricier, c’est-à-dire argent, pensée, savoir, culture. En l’occurrence, la carte – interface de Loops pourra être parcouru par l’usager dans ses plis et replis afin d’intensifier l’expérience du corps-territoire;

2. au niveau du mode d’affichage des articles ; l’affichage ne se fera plus sous forme d’une liste cumulative mais sous une forme poético-ludique, (par exemple un cube que l’on tourne, ou un jeu de cartes, …) à la fois facile à lire, à manipuler, très aéré et sobre et qui crée un lien de connivence entre Loops et sa tonalité décalée et l’usager ;

3. au niveau du parcours de travail (navigation), on proposera une mise en scène des signes fonctionnels incarnant un parcours corporel du territoire, offrant des relations  de contiguïté avec la carte. Ce mode d’interface, alliant sobriété et immersion poético-ludique, offrira à l’usager un parcours corporel et imaginaire de l’information ancrée dans son territoire, une forme de pensée continue et dynamique.

– L’axe un/pluriel/multiple.

On trouve dans les interfaces web 2.0 des tendances à la pensée plurielle du « tout en un » ; des accumulations de modules, des grilles, des signes fonctionnels qui donnent l’impression à l’usager de maîtriser de façon omnisciente, omnipotente le contenu. L’avertissement des nouvelles activités sur le site renforce cette impression d’omniscience, le panel de moteurs de recherches, de flux et d’outils de production de contenu  que l’on peut placer dans une interface bien cadrée instaure une impression de temporalité productive et maîtrisée. Cependant que les incessants avertissements sont propices à happer l’attention de l’usager qui en fin de compte est maîtrisé par l’interface.

Le principe des informations sur cartes interactives, lui, invite à une pensée du multiple. Selon J.L. Weisberg, la carte, d’origine, est l’autre du guidage linéaire. Elle se consulte par variation des points de vue, par saisie globale, locale, exploiter une carte, c’est aussi se construire des chemins, explorer à travers une saisie multi-sensorielle, s’ouvrir à une multiplicité de séquences (1997 : 258). Les cartes interactives peuvent à l’infini ou presque augmenter cette saisie immersive et multi-sensorielle. Nous souhaitons offrir ces deux modes de pensées aux usagers de Loops à travers les deux modes d’interface retenus.

En fin de compte
Ce qui frappe l’observateur de ces résultats, c’est une tension permanente entre les pôles extrêmes  des axes sémantiques fondamentaux. Dans les contenus comme dans les interfaces de notre corpus, ce qui semble caractéristique est une position chaque fois élastique ; variations entre individu et collectif, entre ouverture et fermeture, entre tri et participation, entre stable et dynamique, entre continu et discontinu, entre proche et lointain, universel et local. S’élabore au travers de tout cela, c’est notre conclusion, une forme de pensée que l’on peut dire élastique ou hybride, sensible à la bonne maîtrise des choses mais aussi ouverte à leur devenir, à leur dynamique. La temporalité élastique qui caractérise le temps numérique contribue certainement, en amont ou en aval, à l’impossibilité de fixer durablement la pensée dans une forme et un contenu stable, et, du coup, à l’impossibilité de se figer dans un système de valeurs précis, si ce n’est celui de l’imprécis, du mouvant et de l’hybride.

Ainsi que le précise très clairement Edmond Couchot en définissant les propriétés de la temporalité virtuelle, le temps du calculateur se libère de toute orientation – il est sans fin ni origine –, à chaque opération de l’usager, il peut, dans la limite du programme informatique retenu, faire advenir une multitude d’événements (Couchot : 206-208). Ces propriétés mouvantes et élastiques semblent se retrouver dans la sensibilité hybride à l’œuvre dans la culture « web 2.O ». Enfin, notre objet de recherche nous invite à pratiquer une sémiotique ouverte aux autres disciplines, l’anthropologie, la sociologie, les sciences de l’information et de la communication, entre autres (Pignier 2008).

Communication Scientique Colloque Ludovia 2008 (Extraits)
Nicole PIGNIER
MCF Université Limoges, CeReS

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