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Culture geek et participation : Continuités, formes nouvelles et rapport à l’industrie culturelle

Le terme geek désigne donc généralement tour à tour ou conjointement les passionnés d’informatique et de nouvelles technologies  de communication, ainsi que des mondes imaginaires et fantastiques de la science-fiction et de la fantasy.

Toute la problématique du terme se trouve ici résumée puisque l’on voit bien qu’il recouvre des éléments assez disparates : on y retrouve en effet le jeu de rôle (en version papier et vidéoludique), les comics américain, les mangas japonais, les séries télévisées, le cinéma de genre hollywoodien et indépendant, internet comme média principal, un goût pour les derniers gadgets électroniques, pour la programmation informatique, pour la littérature de science-fiction, etc.

Il y a aussi chez le geek une composante souvent péjorative, celle de l’excès, de l’obsession irraisonnée souvent lié à l’adolescence. Excès de l’immersion dans les jeux vidéo, ou dans les mondes imaginaires de manière générale, excès de temps passé sur internet, absence de vie sociale, timidité maladive etc. Cette composante tend aujourd’hui à devenir plus secondaire mais dénote de l’importance dans les définitions du terme de l’implication, de l’engagement profond (au sens de Goffman) du geek dans « sa culture ».
On voit bien là que le geek idéal, familier de toutes ces pratiques, de tous ces médias, de toutes ces thématiques et totalement plongé dans sa passion jusqu’à la désocialisation totale n’existe pas (ou de manière marginale). Alors comment expliquer cet étrange syncrétisme ?

Pour cela, il faut faire appel à ses origines contemporaines et aux théories en sciences humaines traitant des stéréotypes.
Toutes les études sur ces représentations démontrent qu’ils sont des réifications, des mises en saillances de détails réels qui sont essentialisés. Pour le dire plus simplement, le stéréotype permet à l’esprit humain pour qui le réel est un flux difficilement appréhendable de simplifier et de catégoriser le monde qui l’entoure en se basant « sur des morceaux épars de vérité » (Frank, 2000 : 18). Comme le notent aussi justement Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot les stéréotypes « peuvent avoir un ancrage dans la réalité et reposer sur une base factuelle observable » (Amossy et Herschberg Pierrot, 2007 : 38).

C’est donc dans cet ancrage que l’on peut retrouver l’essence du geek et de la culture qu’il est censé symboliser. Si le terme s’est répandu aujourd’hui bien au-delà, et notamment en France, on peut situer ses origines dans les Etats-Unis de la seconde partie des années 1970. En effet à cette période vont s’interpénétrer, surtout dans la jeunesse, les balbutiements de l’informatique grand public, l’émergence des jeux vidéo, des jeux de rôle , du phénomène Star Wars, etc. Et c’est dans ce mélange, dans ce bouillonnement prenant appui sur la culture du fandom  née avec les comics , que l’on va voir apparaître le mot geek dans le vocabulaire courant pour désigner les jeunes adeptes de tous ces mouvements.

On peut ici citer Alexis Blanchet qui note ce phénomène générationnel originel en analysant les liens historiques entre jeu vidéo et cinéma : « à la croisée de l’électronique, de l’informatique, de l’image numérique et de l’intelligence artificielle, les premiers créateurs de jeu vidéo baignent dans un contexte culturel où règnent la contre culture, la science-fiction, le jeu de rôle mâtiné d’héroic-fantasy et le cinéma populaire » (Blanchet, 2008 : 35). Il ajoute plus loin : « ces premiers artisans du jeu vidéo se façonnent donc des imaginaires où Tolkien côtoie La Guerre Des Etoiles, où le comics underground d’un Vaughn Bodé et d’un Robert Crumb, voisinent le cinéma d’horreur de Georges A. Romero » (Blanchet, 2008 : 35).

Ce que décrit Alexis Blanchet ici, sans le nommer c’est l’émergence d’une culture de genre multimédiatique qui assimile sans distinction anciens et nouveaux médias et que ceux qui s’y identifient, nomment aujourd’hui « culture geek ». Une culture de genre qui navigue entre œuvres de masse et aspects plus sous-culturels, une culture très autoréférentielle, mais aussi et surtout une culture de fans qui a vu émerger de nouvelles formes de consommation culturelle et a su s’y adapter pour assouvir leurs passions.

Voilà donc la manière dont j’aborde cette culture geek : comme un mouvement culturel vaste basée sur un stéréotype large qui permet à de nombreux individus de s’identifier sans être « trop geek »  et réalisant un mélange qui peut parfois paraître étrange, et comme une culture de fans. Car il ne faut pas se laisser entraîner par un nominalisme excessif, le geek est avant tout un fan et l’apparente nouveauté du terme ne doit pas faire oublier qu’il répond en tant que tel à certains critères bien établis par de nombreuses recherches.

La spécificité du geek est qu’il est un fan multipolaire et multimédiatique maniant avec virtuosité l’intertextualité et les passages d’un média vers l’autre. C’est ce que Henry Jenkins nomme la convergence culturelle, une culture dans laquelle les médias ne sont plus vus en opposition ou même de manière parallèle mais chacun apportant sa pierre à un seul édifice de pratiques culturelles . Cela est bien sur grandement facilité par ce que l’on nomme la convergence technologique qui permet la consommation de ce qui était auparavant plusieurs médias sur un seul écran, celui de l’ordinateur.

Mais si l’on accepte ce cadre nouveau, le geek est un fan comme les autre : pratiquant le culte des œuvres, désireux d’acquérir une expertise toujours plus grande dans son domaine, ayant un sentiment d’appartenance communautaire  et de ce fait étant « l’ambivalence entre le sentiment d’être protégé par le nombre et menacé par les autres fans » (Pasquier, 2005 : 111), et ayant une volonté d’expression et de création.

C’est cette dernière volonté qui m’intéresse particulièrement ici. En effet,  aujourd’hui, de nouveaux outils permettent aux fans de pouvoir faire plus que simplement cultiver leur compétence encyclopédique, ils peuvent (pour reprendre Fiske et Jenkins) participer, c’est-à-dire apporter leur pierre au contenu de leur culture. Cette participation peut revêtir différentes formes, l’écriture de fan-fictions, de scénarios de jeux de rôles, le fait de faire ses propres films, etc.

La forme la plus distinctive de participation est de créer véritablement son matériau (ne serait-ce que par le détournement de matériaux existants), c’est l’élément fondamental de ce que Fiske nomme « l’économie culturelle du fandom » (Fiske, 1992). Faire sa propre version de son film préféré grâce à la caméra DV familiale ou à son téléphone portable, écrire son propre scénario ou sa propre nouvelle se déroulant dans l’univers de son œuvre favorite, voilà la participation ultime, et comme le dit Jenkins « The geeks don’t just read comics, but make their own drawing as well, the geeks are not just playing game but they make (or wish to) the game content too »  (Jenkins, 2005). La participation c’est finalement passer d’un public passif à «an active audience»  (Jenkins, 2002 : 365).

Selon le sociologue américain, l’un des changements principaux de ces dernières années est justement cette possibilité de plus en plus grande de s’exprimer, de diffuser ses créations, grâce aux innovations technologiques, à la convergence numérique et à internet. Et le geek étant à la fois l’archétype du fan dans le domaine culturel mais aussi de l’expert technique et technologique apparaît comme le créateur idéal maîtrisant fond et forme.

Je vais donc analyser ici les formes de participations dans la culture geek au travers des créations des fans, mais aussi et surtout de leurs discours rencontrés dans un corpus de plusieurs centaines de forums ou blogs (ce qui est une forme de participation) à propos de celles-ci. Y’a-t-il une spécificité geek? Quel est le rôle de la création personnelle dans la perpétuelle construction de cette culture (dont la cohésion est fragile du fait de sa multiplicité) par les fans ? La spécificité geek est-elle dans la forme ou dans la démarche de création ? Quels rapports la participation geek entretient-elle avec l’industrie culturelle et les auteurs reconnus ? Voici quelques-unes des qui seront questions abordées ici au travers de la forme, du fond de la participation et des discours qui s’y rapportent.

Pluralité des manifestations formelles de la participation
La forme de participation la plus visible, la plus importante quantitativement, la plus immédiate, est simplement celle de la production de discours, via blogs, forums, et divers sites participatifs, dans lesquels les internautes échangent avis, information et évidemment définissent le stéréotype et la culture geek. Il semble bien, en effet, que conformément à l’aspect technique de sa définition, il y ait dans cette culture un goût pour les nouvelles manières de communiquer comme le note cet internaute: «le geek aime passer des heures sur internet à discuter de sujets fondamentaux comme les incohérence dans l’architecture de l’étoile noire  ou de la vitesse à laquelle son perso à WoW va atteindre le niveau 60 ».

Ces discours sont donc un moyen de construire l’image de cette culture que ceux qui s’y identifient souhaitent renvoyer, mais aussi une actualisation en situation de leur importance comme forme de participation, de non-passivité, dans une forme de mise en abyme de la définition. Cette forme de participation mérite à elle seule des études entières et n’est donc pas spécifique au geek, mais finalement tous les discours que je citerai ici étant extraits de telles discussions, je n’insisterai pas directement dessus.

Rapidement, on peut voir que la création dans la culture geek est très liée à celle des auteurs d’œuvres cultes pour la communauté. Leur travail peut être finalement vu comme le sommet de la participation, sa forme la plus distinctive. C’est ce que semble aussi indiquer une image qui circule abondamment dans les sites et forums, celle de la «hiérarchie geek» . Cet organigramme humoristique de la communauté va des individus qui écrivent des versions érotiques de Star Trek, jusqu’aux auteurs reconnus. Eux, représentent donc ce à quoi devrait aspirer n’importe quel geek digne de ce nom. En instituant les auteurs publiés, ceux qui ont réussi à percer hors de la communauté comme la forme la plus légitime de participation, cette hiérarchie en induit d’autres, celles des amateurs.

L’exemple type de participation des fans à leur culture depuis de nombreuses années est celui des fan-fictions, pourtant, s’ils sont présents, ces écrits ne sont pas la forme de création la plus mise en avant dans les descriptions de la culture geek.

Il existe plusieurs autres pratiques présentées par les internautes se revendiquant de cette culture comme de véritables participations actives geek.
 On peut citer tout d’abord le fait de faire des vidéos en se filmant, ou en mettant en scène des figurines, et il suffit de taper le terme geek sur un site de vidéo pour le constater. Les possibilités de plus en plus grandes pour chacun de pouvoir filmer et les facilités de partages offertes par internet en font un des piliers de la participation. Il y’a aussi les sketchs audio, des enregistrements amateurs diffusés en MP3 moins coûteux en matériel et permettant plus de liberté. Mais la pratique la plus novatrice, et la plus méconnue est celle des machinimas, contraction de machine et d’animation.

J’ai choisi de développer avant tout ce type dans cette partie consacrée aux caractéristiques formelles de la participation. Non pas que les autres n’aient aucune importance, bien au contraire, mais elles ne sont pas l’apanage de la culture geek et celle-ci semble l’être véritablement. Dans la suite consacrée au fond, aux discours véhiculés par ces créations, j’inclurai plus longuement les autres formes, mais pour l’instant je me concentrerai sur celle-ci.

Cette pratique considérée comme «l’art des geeks», consiste à utiliser la liberté de déplacement et d’action laissée par certains jeux vidéo pour créer sa propre histoire à l’aide du montage et de l’ajout de sons. Cette pratique est née au milieu des années 1990, lorsque les éditeurs du jeu Doom, un jeu de tir de science-fiction ont fourni un outil pour pouvoir enregistrer ses exploits et pouvoir les revoir. Dès lors certains joueurs ont commencé à détourner cette fonction de son usage premier, et à utiliser des logiciels de montage et du matériel de doublage sonore, pour faire de véritables films d’animation. On voit là le retour de l’importance de l’aspect technique et pas seulement culturel du geek.

Aujourd’hui, il existe des programmes pour capturer les images défilant à l’écran, il n’est donc plus nécessaire que le jeu intègre cette fonction, pour le détourner. On peut voir sur internet un nombre incommensurable de ces films d’animations d’amateurs que chacun peut envoyer sur les sites de partage de vidéos. 

C’est une manière tout à fait nouvelle d’être actif et de jouer avec les codes du support. En effet, les jeux vidéo n’ont en aucune façon été créés dans le but de permettre ce type de détournement de leur usage. Et justement cet aspect non prévu par l’industrie plait aux internautes geeks, qui se délectent du fait que les machinimas soient « un truc totalement inattendu, que les grosses boites n’ont pas vu venir», et « une preuve de la créativité geek qui ressort toujours là ou on l’attend pas ». Mais il faut relativiser ces remarques puisque rapidement le phénomène a été utilisé et exploité. Par exemple, les producteurs du film 300 ont lancé pour sa sortie un concours de machinimas calquées sur la bande annonce du film. Et en novembre 2005, l’éditeur Activision a sorti le jeu The Movies. Avec lui, la fin de l’effet de détournement est annoncée puisque le fait de faire son propre film est le concept même du jeu. Pourtant, alors que les machinimas connaissent une expansion toujours plus importante le jeu est un échec. Pour les internautes geeks, il est intéressant de voir que c’est le signe que «ce phénomène spontané ne sera pas récupéré».

Il y a donc toute une idéologie de la résistance aux industries qui transparaît dans la place qui est donnée à cette pratique dans la culture geek. Ce qui est particulièrement intéressant est le fait que cette résistance soit exercée justement avec des outils fabriqués par ceux par lesquels ils ne veulent pas être récupérés. Cela dénote une forme de distanciation entre le produit, qui lui n’est pas remis en cause puisqu’il est l’un des moyens d’expression final, et ce que ses producteurs voudraient que le public en fasse. Les geeks souhaitent que cette pratique reste marginale et non conforme à l’utilisation première du produit, et lorsqu’on leur donne l’occasion de le faire dans un cadre préparé à cet effet comme le jeu qui facilite cette expression, cela ne prend pas. C’est le cadre non officiel, le détournement inventif qui fait le plaisir, mais aussi le fait que cela ne soit pas accessible à tous.

En effet, par le biais de The Movies il est beaucoup plus aisé de faire un film d’animation, et justement : « c’est trop facile, on peut faire son film en deux minutes, il est où le plaisir de ramer pour que son perso de WoW fasse le truc qu’on attendait ? ». Avec le cadre formalisé du jeu prévu à cet effet, l’activité est beaucoup moins distinctive, échappe à la communauté, et les happy few créateurs peuvent se voir noyés dans la masse. Envoyer ensuite ses vidéos sur internet permet de se faire connaître et reconnaître du groupe, pour peut-être finir par devenir un auteur reconnu. Un créateur de machinimas à partir du jeu World Of Warcraft interrogé par un journaliste explique ainsi: «Il ne faut pas se cacher que tout cela vient d’une envie de réalisation frustrée. J’envisage peut-être d’en faire quelque chose de plus professionnel (il y a des contacts dans ce sens)» . Du fan qui participe dans le cadre d’une communauté au professionnel, la boucle est ainsi bouclée.

Contenus et enjeux de la participation, circulation des références et construction d’une culture
La partie précédente était assez descriptive puisqu’il s’agissait de caractériser quelque peu les formes de la participation mises en avant dans les discours d’internautes se revendiquant de la culture geek. Si j’ai choisi de différencier fond et forme de la participation, c’est que si cette dernière est variée, le premier est toujours du même ordre.

Que ce soit sous forme écrite, audio, de vidéos, de machinimas ou autre, la création dans la culture geek est donc un élément fondamental qui permet de s’extraire de la réception passive programmée par les industries culturelles. Cependant, l’affranchissement n’est jamais total puisque la création dans la culture geek est basée sur l’utilisation des références transmises par les producteurs.

Quelle que soit sa forme, on retrouve donc dans la participation tous les éléments de la convergence culturelle avec comme moyen de diffusion internet. Les vidéos, les machinimas, les sketchs audio, s’inscrivent toujours dans une d’intertextualité transmédiatique forte. Celle-ci est de deux ordres distincts qui s’entrecroisent, la référence au stéréotype du geek ou à la culture geek.

Le premier type est donc la mise en scène de personnages présentés comme geeks. Cela participe finalement à la construction de l’image de ce personnage autant que certaines définitions écrites ou que la hiérarchie geek. En voyant, dans une vidéo un personnage, souvent timide et introverti jouer à un jeu de rôles puis à un jeu vidéo, s’affichant comme fan de cinéma et de série télévisées de genre, et lisant le Seigneur des Anneaux, chacun peut commenter ensuite son visionnage en s’en détachant plus ou moins. Ces mises en scènes du stéréotype très appuyées, très parodiques, sont courantes et souvent lancées et relayées par des individus s’affirmant comme geek. Ainsi certains vont affirmer «ah je me reconnais trop, un vrai geek comme moi», et d’autres «c’est quand même un peu exagéré». On retrouve donc là ce que j’ai mentionné plus haut à propos de la fonction de la définition du stéréotype, c’est-à-dire une mise à distance de son propre degré de passion par un extrême impossible mais en même temps créant du lien dans une forme de performativité de la référence.

Même si c’est le plus souvent le cas, parfois cela n’est pas fait avec distance, ni humour. On peut ainsi voir sur les grands sites de partages, un grand nombre de vidéos dont le titre est quasiment toujours le même, «êtes vous un plus grand geek/nerd que moi ?». Cette série de vidéos apparaît comme un combat par caméscopes numériques interposés. Chacune consiste en une exploration de la chambre de celui qui tient la caméra.  Alors, lentement on passe en revue les DVD, les posters, les produits dérivés divers, les jeux vidéo, etc.

Nous avons là affaire à de véritables démonstrations de force consommatrices qui tranchent quelque peu avec la distance qu’essaient de mettre le plus souvent les internautes avec les industries culturelles, ce qui prouve une fois encore la complexité de cette culture. Cela participe bien entendu aussi à la construction des frontières et des passages obligés pour être considéré comme geek, mais cette mise en avant soulignée par la question posée, apparaît comme une tentative affichée de distinction. La multiplication de ce type de vidéos, toujours plus outrancières dans le foisonnement, apparaît comme une montée en puissance et un défi perpétuellement renouvelé pour être le plus geek de tous.

Pour être le plus grand geek, ils n’hésitent donc pas à faire étalage de leurs dépenses. La passion se mesure donc implicitement à l’aune de la consommation, à l’argent dépensé, à l’outrance. La participation active, qui consiste à filmer est au final au service de la réception et de la socialisation virtuelle distinctive. Mais ce type de vidéo n’est pas mentionné dans les discours rencontrés, cette pratique n’est donc pas assumée et est mise de coté dans le portrait fait de la participation dans la culture geek. Ceci pour des raisons évidentes de volonté de s’éloigner des aspects péjoratifs du stéréotype.

Passons à présent à la participation mettant en scène la culture et non pas forcément les pratiques. Toutefois, comme mentionné, les deux sont parfois mêlés. L’exemple type parmi de nombreux autres est celui d’une vidéo postée sur un site de partage par un groupe d’amis amateurs de jeu de rôles et s’affirmant comme geeks. Celle-ci intitulée «Tom et ses chums», raconte une de leur partie  de Donjon et Dragons dans un montage d’environ dix minutes. La particularité de ce film court est qu’il est construit comme une référence, comme un hommage au film Star Wars, œuvre de référence de la culture geek.

Le titre apparaît comme celui du film de Georges Lucas, sur un arrière plan spatial et s’éloigne de la même manière (et avec la même typographie) avec en fond la célèbre musique de John Williams. Le résumé posant la situation de départ est lui aussi en bleu sur fond noir, toujours sur la même musique. A la fin de ce générique, au lieu de voir apparaître un vaisseau spatial comme c’est le cas dans chaque épisode des deux trilogies, nous voyons la planète terre. Cette vidéo est donc double, une situation réaliste, mais aussi une mise en scène référentielle qui ancre la simple partie de jeu de rôles dans un autre média, un film de cinéma. Une telle association peut sembler étrange si l’on ne connaît pas la culture geek.

Le film de Georges Lucas est un « space opera » et le jeu présenté se déroule dans un univers moyenâgeux. Ce qui les rassemble, c’est un certain souffle épique, une approche ludique de narration. Mais avec la culture geek les liens se font plus profonds puisque les deux éléments sont directement réunis par les amateurs qui là encore construisent la culture par leurs références.

On constate ce phénomène dans toutes les formes de participation, elle ne sont pas purement créatrices mais sont avant tout référentielles, parodiques, ancrées dans la culture transmédiatique de genre. Les machinimas citées précédemment utilisent le plus souvent les jeux de rôle en version vidéoludique, qui sont eux-mêmes très liés aux univers de la fantasy inspirée par le Seigneur Des Anneaux. Cela les pousse logiquement à jouer sur les références portant sur ce genre. Parfois même en allant au bout de la logique, certaines refont simplement la trame du livre de J.R.R Tolkien, ou du film de Peter Jackson, réutilisant les dialogues et la musique de ce dernier. Mais l’intertextualité est souvent plus diverse, variée. C’est le cas particulièrement des nombreuses vidéos, ou machinimas réalisés « à la manière de ». On voit ainsi fleurir, les Star Wars à la manière de Quentin Tarantino , ou encore les Seigneur Des Anneaux à la manière de Georges Lucas.

On peut aussi citer un exemple célèbre, que l’on retrouve souvent dans les descriptions de la culture geek : Donjon de Naheulbeuk. Ceci est le nom d’une «une saga sonore médiévale fantastique diffusée en MP3» . Cette série quasi-professionnelle extrêmement parodique et humoristique rencontre un énorme succès sur internet. Elle aussi joue le rôle de catalyseur d’intertextualité qui plait énormément aux fans : «c’est trop bon y’a tellement de références même un bon gros geek comme moi n’a pas tout eu !». Pour en donner un léger aperçu, on y trouve des allusions au Disque-Monde, une série de romans de fantasy parodique de l’écrivain anglais Terry Pratchett, à Harry Potter, Conan, aux jeux de rôle en général, à certains mangas, à de nombreux jeux vidéo, etc. Notons que les auteurs de cette série sonore, en produisent une autre, nommée Survivaure qui parodie les univers de science-fiction et particulièrement Star Trek, nous avons donc fait un tour rapide de la culture geek telle qu’elle se présente dans ses définitions avec une seule œuvre d’amateurs. Et la convergence, le glissement d’un support à l’autre peut se faire à l’intérieur des créations de fans, puisque certaines machinimas parmi les plus échangées utilisent les dialogues de Donjon de Naheulbeuk.

C’est ainsi que fonctionne la participation liée à la culture geek : des créations personnelles dont les auteurs sont reconnus par ce milieu et totalement ancrées dans la culture de genre, parodiques et intertextuelles. Elles permettent d’être actif, de renforcer l’image créative que veut se donner cette communauté qui selon cet internaute « a toujours trouvé un équilibre entre consommation et création ». La nuance qu’il faut apporter à cette citation est que cette création implique une consommation antérieure, une connaissance encyclopédique des références clés, la participation apparaît donc comme centrale car elle permet d’actualiser ces connaissances.

Il faut encore revenir sur un élément important pour parfaire ce portrait de la participation dans la culture geek. Il s’agit d’un élément transversal sans quoi la diffusion et la circulation, qui permettent la construction de l’image de cette culture seraient impossibles, internet. Les fans ont depuis quelques années des outils numériques qui permettent une facilité accrue de création et internet qui permet une grande visibilité. Il est clair que l’explosion de ces moyens a permis une accession plus massive à la participation et à la réception de celle-ci. Il faut donc mettre en avant la force de réseau et son rôle de médium fondamental, d’amplificateur des phénomènes. On peut même penser que la facilité de diffusion et d’accession à certaines créations d’amateur cache l’absence de participation d’une majorité.

En effet, on le sait de manière générale la création de contenu (surtout dans ses formes les plus engageantes, les plus distinctives) est encore dans les mains de peu d’internautes. Cela encore une fois, n’empêche pas la place centrale de la participation dans l’image, dans le stéréotype du geek. Peu font des vidéos mais beaucoup en parlent (ce qui explique la place laissée ici aux discours) ce qui est aussi une forme de participation, amenée par une autre. Créer est donc très important dans la construction de l’image de cette culture. Le geek idéal est un individu qui participe, et l’on retrouve constamment ce type d’affirmations dans les discussions concernant la définition du terme : «le geek n’est pas une personne passive, il vaut agir sur sa culture ». Que tous le fassent véritablement ou non n’a que peu d’importance, l’important est finalement le rôle de la participation dans la construction du mouvement culturel.

Dépasser le clivage production/reception ?
Je voudrais en guise de conclusion insister sur le rôle de l’interaction réelle ou imaginée entre fans et auteurs dans cette culture et dans la création.

Pour reprendre la fameuse métaphore de Howard Becker dans Les mondes de l’art, le public s’inscrit dans cette culture contemporaine comme l’un des noms au générique de la production artistique. Les fans, par le biais principal d’internet acquièrent une influence grandissante sur les univers culturels. Les jeux vidéo et jeux de rôle sont testés par des fans et modifiés selon leurs remarques, les scénaristes et producteurs de films consultent les forums pour voir les réactions des membres à toute nouvelle idée, pour citer Jenkins : « there no longer producers and consumers there is only participants » (Jenkins, 2006 : 186).

Le public par ses actes de participation prend ainsi une place de plus en plus importante dans le processus artistique, cela nous révèle qu’il faut «briser le mythe d’une séparation contemporaine entre producteurs et consommateurs» (Maigret, 2005 : 37). Les fans sont, dans ce cadre, des acteurs polyvalents du monde de l’art. Ils deviennent parfois critiques, parfois consommateurs, parfois créateurs, parfois relais et médiateurs avec le grand public pour des œuvres émergentes, ils occupent successivement toutes les places dans la chaîne de production.

Ceci va même plus loin, puisque selon Henry Jenkins, avec des producteurs qui eux aussi deviennent des fans convergents, multimédiatiques, le champ de la réception et celui de la production ne se trouvent n’en faire plus qu’un qui réunit comme le note Camille Bacon-Smith « creators and audience which those role are frequently interchanged »  (Bacon-Smith, 2000 : 35). En effet de nombreux auteurs s’affirment aujourd’hui comme geeks, comme fans avant même d’être des auteurs et ne se présentent que comme de simples fans comme les autres qui auraient réussi et ce sont justement eux qui sont de plus en plus pris en référence  par les créations des fans . On peut ainsi citer Kevin Smith, Quentin Tarantino, Joss Whedon, créateur de la Série Buffy, contre les vampires, Peter Jackson réalisateur du récent Seigneur des Anneaux ou encore Zach Snyder de 300. En s’affirmant simple membres du fandom qui par leur volonté de création sont devenus auteurs ils encouragent et légitiment toutes le formes de créations d’amateurs. Ce n’est donc pas un hasard si à l’occasion de la sortie du film 300 un concours de machinimas reprenant la bande annonce du film a été lancé et c’est peut-être ce rapport entre fans et auteurs dans la participation à la vie de la communauté qui fait la spécificité de cette culture geek qui se construit perpétuellement sous nos yeux.

Communication Colloque Scientifique Ludovia 2008 (Extraits)
David PEYRON
Laboratoire ELICO (EA 4147)
Université Lyon III Jean MOULIN
71 (Sciences de l’information et de la communication)

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