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Que « réserve » la modélisation informatique au modelage de l’oeuvre

INTRODUCTION
Démocratisation-modèle ou démiurgie plastique de la création assistée par ordinateur ?  

Quelque chose de l’acte artistique est rendu plus accessible par les nouvelles technologies. Mais, de la même manière que nous ne savons toujours pas qui du projet, des outils ou de leurs utilisations voient l’œuvre s’instaurer, il est difficile de dire à qui du logiciel, du matériel ou du dispositif numérique revient la palme pour cette meilleure accessibilité.

Afin de ne pas perdre de vue la spécificité de la création assistée par ordinateur tout en acceptant que par elle, une fois de plus, se confirme cet éternel concert du concept, du percept et de l’affect au sein du jeu créatif, il faut éviter d’emblée les deux extrémités épistémologiques : celle conceptuelle qui rendrait l’automation algorithmique seule responsable de la facilitation de production, de circulation et de réception d’un monde numériquement imaginé ; l’autre, perceptuelle qui rappellerait que l’œuvre cybernétique n’est rien sans l’interactivité ou la dépendance du calcul vis-à-vis de l’apparence sensible rendant ce dernier accessible au corps, ce grand « têtu » (Couchot, 1998 : 149). Pour analyser la démocratisation informatique de l’acte créatif, il faut donc veiller à trouver un juste milieu entre une « ontologie signalétique » et une « ontologie chosale » (Renaud, 2003 : 72).

Il faut rester en marge de ces deux penchants. Du côté du signe d’abord, tout processus de démocratisation étant d’abord mesuré à la quantité de personnes convaincues et le dèmos (le peuple) partageant avec le logos (la raison) un rapport au Nombre, la facilité apriorique de pensée consiste à interpréter l’informatisation de la société comme application politique d’un modèle mathématique.

De l’autre côté de cette « démocratie modélisée », et nous nous appuierons sur une partie des analyses récentes de Pierre-Damien Huyghe quant à la signification de la démiurgie chez Platon, il y aurait une pensée qui scruterait les choses telles qu’elles ont lieu : Platon renonce « à l’hypothèse (…) que le monde pourrait avoir été produit et continuer en « automatisme ». (…) Dans le Timée, » il « donnera en effet aux choses, en l’absence de tout automatisme, une explication « démiurgique. (…) « -urgie » renvoie au grec ergon que l’on peut (…) traduire par « œuvre » ou « ouvrage » (…). Dans « démiurgie », « dem- »  se lie à « dèmos ». Soit à ce que nous traduisons (…) par « peuple » comme dans « démo-cratie ». Mais cette traduction n’est pas satisfaisante. (…) le mot « dème » désigne un type d’espace, une part délimitée (…) ».

La démiurgie ne serait pas « une toute-puissance » mais « une compétence délimitée, arrimée,(…) une spécialité localisée » (Huyghe, 2006 : 24-25). Autrement dit, au moment même où la modélisation informatique tournerait à plein régime excitant une nouvelle épistémé désubstantialisée du « créer », se « réserverait » en bas de l’échelle une zone prosaïque plutôt que signalétique.

Pour autant, à cheval entre l’ancrage et l’envolé, l’exigence de perception que nous nous sommes fixés comme principe pour analyser le phénomène de démocratisation informatique de l’acte créatif  va être difficile à tenir. Car à l’heure actuelle, les empreintes artisanales (« le « démiurge », chez Homère, est un homme de métier » (Huyghe, 2006 : 25)) disparaissent autant que se décollent du sol les échanges logiques. Et ce nivellement  simultané du factuel et du conceptuel laisse désormais seul au beau milieu du réel l’espace perceptif qui constituait auparavant un intervalle entre ces deux niveaux. Nous ne sommes plus à l’époque analogique.

L’imagination, cette « émotion forte (…) inséparable des mouvements du corps » (Alain, 1958 : 225) n’arbitre plus un jeu substantiel de rapports « entre deux ou plusieurs objets de pensée essentiellement différents » (Dictionnaire Le petit Robert 1, 1989 : 64 ; définition de « Analogie »). Par exemple, entre les modèles informatiques et le monde des images, il n’y a même plus le corps des peintres de l’Art Optique, ceux des années soixante.

Certes, dès cette époque de la première cybernétique, les représentations bidimensionnelles se dématérialisaient. Mais, à la vue des dépressions endogènes de l’artiste Wolf Vostell bétonnant alors des postes de télévision ou des interventions de Josef Beuys recouvrant ceux-ci de feutre, constatons que l’imagination analogique était encore bien présente. En fait, elle trouva dans l’appareillage vidéographique un dernier endroit où rendre visible ce qui, malgré l’envol iconique, « retombe au corps » (Alain, 1958 : 233) : comme le souligneront les grands totems de Nam June Paik assemblant ces anciens postes télévisuels ou radiophoniques tout de bois encore revêtus, il y avait dans la figure tutélaire des appareils encore taillés par « le geste, le départ du corps » (Alain, 1958 : 232) le moyen de creuser un intervalle.

Deux conditions nécessaires à la perception de la trace étaient réunies : la matérialité de l’appareil n’était pas doublée par sa destination fonctionnelle et le trajet du corps n’était pas doublé par son projet. En termes plastiques, l’appareil était un support plus qu’un outil, une zone de dépôt plus que « le véhicule de son équivalent imaginaire » (Greenberg, 1988 : 151-152). Il était impossible de produire sans prendre en compte l’accueil réservé au corps par la machine comme partie intégrante du périmètre formel produit.

De la planéité picturale de Manet à Support-Surface en passant par la peinture d’action, cela a été le jeu des peintres du vingtième siècle : construire l’espace qui en négatif du protocole illusionniste se creuse entre le corps et cet appareil emblématique qu’est le tableau. Parlons à juste titre ici de « réserve », cette partie du support non recouverte de peinture.

C’est l’intervalle réel qu’exige la toile vis-à-vis de la touche, la consistance spatiale nécessaire sans laquelle « la croûte » ne peut devenir représentation. C’est la réponse plastique que ménage la matière aux formes, « l’idée de plasticité recélant (…) une sémantique de la dynamique, de la formation et de l’inscription des formes « vivantes » dans les signes de l’œuvre achevée, par-delà le caractère statique de son matériau » (Château, 1999 : 132).

Mais, désormais, cette singularité vitale, cette dimension sculpturale qui touchait, usait, déformait, contre-formait nos appareils analogiques, cette « tracéologie de l’énergie libidinale » (Stiegler, 2005 : 258-259), cette épiphanie plastique du travail du corps, bref ce dernier bastion d’anthropos a été pris en charge par des machines-outils capables de solidifier une ergonomie modélisée sur logiciel et non plus matériellement modelée. Nous sommes dans un contexte « hypermatériel » où « la matière est déjà une forme » (Stiegler, 2008 : quatrième de couverture).

Et les productions industrielles assistées par ordinateur au premier rang desquelles se trouvent les interfaces matérielles sont « conçues dans l’abstraction des conditions humaines et matérielles » de leur « réalisation » ( Gruet, 2006 : 60). Alors que le danger, le goût du risque, le jeu de la glaise, nous rappelle le sculpteur, c’était « que les pouces y entrent » (Alain, 1958 : 622), nous ne traversons plus…

Notre toucher est propulsé définitivement en  dehors du modelé réel, c’est-à-dire à l’abri des accidents (lat. accidens, ce qui tombe). Lorsque l’épreuve de la réalisation n’est plus qu’une « virtualité solide » ( Gruet, 2006 : 60) réduisant l’émergence formelle à l’externalisation d’une modélisation conceptuelle (tels les retours d’efforts joystick par exemple), dans quel état de perception possible laissons nous notre doigté ?

Pourquoi cette texture d’emblée archéologique qui peuple nos comportements ne se laisse-t-elle plus voir autrement que sous le commandement de la simulation informatique et sous la lieutenance de l’affordance ? La modélisation informatique se « destine »-t-elle à faire disparaître les joies de l’ouvrage ou « épargne »-t-elle (Dictionnaire Le petit Robert 1, 1989 : 1683) en transparence un re-modelage possible de l’œuvre ?

Lorsque l’espace réservé par la touche picturale se couche hors l’image
La touche de pinceau permet de déployer ce que réserve à ses côtés l’espace pris par tout signe apposé sur un tableau. Dessinons une forme puis peignons-là ; à l’intervalle qui se crée automatiquement entre les bords du support et la forme graphique, l’épaisseur picturale en ajoute un autre entre la surface de la peinture et celle de la toile. Lorsqu’une brosse remplie de pigments touche un tableau, elle augmente l’espace bidimensionnel latéralement perçu d’une profondeur qui ne vient pas du modèle mathématique (euclidien ou topologique par exemple) mais qui se constitue dans le creuset de l’acte pictural lui-même.

Paradoxalement, cette réalité picturale affirma son autonomie dans la planéité, un grand thème de la modernité en peinture : les coups de couteaux de Manet, les cernes de Gaugin et les couleurs de Matisse trouvèrent sur leurs chemins l’aplat, l’étendue et le format.

C’est comme si entre toute la peinture qui s’additionnait sur la toile et toute la nudité (anti-illusionniste) que cette dernière avait retrouvée, entre épaisseur et spatialité, il se produisait une sorte de contamination ; les couches picturales trouvant une existence perceptible dans le plan du tableau et donnant par-là même au subjectile le statut ontologique de première strate. En conduisant notre perception de la forme appareillée (le tableau) vers ce qui peut s’y stratifier, la touche, celle par exemple de Cézanne, détermine la topologie du modèle à partir de la rugosité chtonienne (gr. Khthôn, terre) de ce dernier.

Hauts-plateaux contre Reliefs Cézanniens

La touche, une épaisseur à la hauteur de son massif
Installé pour quelques temps à la fin de sa vie dans cette campagne aixoise maintes fois peinte par Cézanne pour qui la nature était « à l’intérieur », Merleau-Ponty écrivait : « qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n’y sont que parce qu’elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu’il leur fait accueil. Cet équivalent interne, cette formule charnelle de leur présence que les choses suscitent en moi, pourquoi à leur tour ne susciteraient-ils pas un tracé, visible encore, où tout autre regard retrouvera les motifs qui soutiennent son inspection du monde ? » (Merleau-Ponty, 1964 : 22).

Entre l’énorme  rocher de la Sainte Victoire dominant la plaine et l’émergence que cela suscite dans notre perception lorsqu’en contrebas nous la contemplons, sublime, il y a en effet toute cette série d’œuvres de Cézanne couchant ce massif sur des toiles, plus de quatre-vingts, réalisées toute au long de sa vie. En construisant de 1885 à 1906, touche après touche, un objet perceptif pâteux mais de plus en plus abstrait, Cézanne renverse les priorités quant à ce qui relie la forme peinte à son motif de référence.

Celle-ci ne tire plus son autorité du modèle illusionniste de la montagne. Au contraire, la masse picturale réserve dans la texture qu’elle échafaude une possibilité à l’érection  géologique de réapparaître, de se rejouer dans la vitalité stratifiée de la peinture : « en prêtant son corps au monde (…) le peintre change le monde en peinture», lui donne les moyens de révéler son « essence charnelle » (Merleau-Ponty, 1964 : 16 et 35). Au fur et à mesure des tableaux, la montagne devient un objet autre, façonné, modelé par un tissage de grosses touches aux tons denses et sombres. Le paysage quitte ses typologies formelles pour se faire peinture. La peinture prend de la hauteur.

Le modèle formel est touché, creusé par une modelage perceptif : Cézanne peint sur le motif. Il manipule le réel. Ce qui restait de l’espace topologique, le fond de la toile, va se « réserver » le droit de prendre de l’épaisseur. L’appareil transparaît comme une strate au contact des formes que touche le peintre.

La toile, ce plateau solide réservé par la touche
La toile est la strate restante à mesure que Cézanne voit de moins en moins (1904-1906). Environnés d’une solide construction par touches, les blancs du support que ces dernières laissent apparaître deviennent une couche de la représentation. La réserve devient le sujet principal d’une profondeur inversée. Il n’y a plus de hiérarchie, il n’y a que des va-et-vient. La profondeur n’est plus « l’escamotage des choses l’une par l’autre (…) c’est ce qui est entre elles (…) leur extériorité connue dans leur enveloppement (…) l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une « localité » globale où tout est à la fois, (…) d’une voluminosité (…). Cézanne sait (…) que la forme externe, l’enveloppe, est seconde, dérivée, qu’elle n’est pas ce qui fait qu’une chose prend forme (…). Il a été droit au solide, à l’espace » (Merleau-Ponty, 1964 : 64-66).

Toucher-Coucher

L’appareillage de la touche hors-l’image
Ce renversement de la forme vers le fond pria l’art du vingtième siècle d’approcher l’image non plus par son sommet idéal mais par son appareillage. Picasso disait de Cézanne que ce qui en lui l’intéressait, c’était son inquiétude ; inquiétude peut-être de perdre les amarres de notre perception dans une époque photographique amorçant un processus progressif de dématérialisation des images. Le numérique constitue une phase d’achèvement de ce processus puisque nos modèles perceptifs sont désormais soclés sur du calcul.

Dans ce contexte la phénoménalité de la touche a pris un sacré coup y compris en ce qui concerne la forme même des appareils. Mais les peintres n’ont jamais jeté l’éponge. Par exemple, aux Etats-Unis, en plein boom du collège cybernétique (Shannon, Wiener,…), au milieu des années cinquante, Willem De Kooning affirme que lorsqu’il représente des figures à larges touches et à la limite de l’abstraction gestuelle sur des formats à la mesure de son corps, c’est comme s’il se peignait lui-même « out of the picture » (Willem De Kooning, 1998 : 9), soit en dehors de l’image mais sur le tableau.

Il est conscient de vivre à un âge où le corps et tous ses appareils sont exclus de l’envolée des images, le réel se retrouvant nez à nez avec l’imagination créatrice (pour autant que celle-ci ne soit pas dissociable de celui-là) dans une sorte de brutalité intercalaire.

De la touche picturale à la couche digitale

Lorsque Willem De Kooning a l’idée de modeler un torse en argile sans toutefois le faire directement avec ses doigts puisqu’il va utiliser de gigantesques gants pour travailler (« Hostess », 1973), il est précurseur d’une problématique plastique actuelle : la virtualité solide ayant remplacé la glaise, l’ergonomie (et l’accidentologie) ayant colonisé le domaine tactile, comment rentrer en contact avec la matière tout en assimilant l’impossibilité de la pénétrer toute hypermédiatisée qu’elle est  ?

Il y a ici un chiasme : ce que gagne la touche à sortir de l’image pour se déposer sur son moment d’appareillage, elle le perd en visibilité : la première couche que constitue l’appareil cybernétique, la paroi des interfaces (clavier, souris…) a beau être « poreuse » (Couchot, 1998 : 144), elle ne se laisse plus influencer comme le faisait l’espace banc de la toile par les traces que nos doigts y déposaient. La couche digitale qui fait toute l’épaisseur du moment de représentation divorce de la profondeur visuelle que lui offrait l’acte de peindre.

Ce dernier est doublé par la production simulée qui s’affiche à l’écran. Monopolisant l’attention, fascinante, rayonnante, la modélisation informatique fait passer sous silence la couche digitale qui la modèle. En même temps, cette mince pellicule vernit le corps d’une discrétion, d’une autonomie, d’une redécouverte de lui-même : est-ce si surprenant que « l’automatisation » apporte « dans l’univers quotidien une extraordinaire qualité de l’ordre du « manuel » » (Branzi, 2003 : 133-134) ?

Plasticité et modelage de la transparence
Le problème plastique essentiel qui se pose aux zones contemporaines de modelage en contact avec la machine cybernétique, c’est qu’elles ne se voient pas autrement que sous une forme « optiquement dominée » (Huyghe, 2002 : 62), celles de tous ces écrans tactiles où l’on touche pour voir mais où la vision ne porte plus d’épaisseur tactile. Certes, la science ergonomie sachant l’écart entre le travail « prescrit » (projet) et le travail « réel » (trajet) (Dessors, 2006, p.15) se montre capable de révéler des espaces dynamiques de formation entre nous et le monde.

Elle alimente la création contemporaine qui y trouve un outil épistémologique intéressant pour actualiser le sacro-saint écart expressif comme élément dynamique de toute pratique artistique. En fait, le concept d’affordance selon lequel les formes du réel tireraient leur structure des comportements qu’elles attendent permet tout de même aux vieux débat du virtuel et du réel de sortir d’une impasse ou de trouver un champ d’application. Nous pensons à tous ces objets qui démontrent, par leur configuration ouverte, la possibilité de transmuter l’imagination tactile en configurations formelles.

Cette souris d’ordinateur qui limite l’action à la seule mobilité du doigt plutôt que celle du poignet est-elle un objet qui manifeste une « régression de la main » (André Leroi-Gourhan, Tome II, 1964 : 50-62), une réduction du creuset humain (« palper, c’est déjà sculpter » nous dit Alain, 1958 : 478 ) ou une forme potentiellement remplie de désir d’empreinte ? Nous n’avons pas l’ambition de trancher sur cette lourde question épistémologique : la seule forme  peut-elle toucher à la quintessence du rapport indiciel que nous entretenons avec l’environnement ? Mais nous cherchons l’artiste dans tout cela pour autant que ce dernier ne puisse être du genre à oublier sous prétexte d’automatisation la problématique de la trace au fondement de l’imago, cette empreinte en plâtre que faisait les latins du visage des défunts.

Lorsque Andy Warhol reproduit ces modèles industriels de coloriage qui indiquent par des numéros, dans des zones réservées à l’avance, les couleurs à apposer, il prend bien soin d’agrandir ces modèles à une échelle anthropomorphique afin que la présence de la peinture acrylique ramène la modélisation industrielle du creux à son pan réel (« Do it Yourself », peinture acrylique sur toile, 1962, 178 X 137 cm). L’artiste de l’époque industrielle ne renonce pas à faire jaillir du corps y compris en négatif (comme le montrerait une étude sur ce procédé sérigraphique si cher à l’artiste). La dimension d’appareil des images se révèle dans l’espace de celles-ci mais cela fonctionne tant que l’image industrielle reste indicielle, mécanique. Dans le cas des images numériques, la stratégie warholienne va échouer.

La plasticité des images s’émancipant de celles-ci sans pour autant trouver de prise visible dans leur dimension d’appareil, tout est à redéfinir : à cause de ce voile optique chapotant cette dimension et venant d’une hauteur immatérielle prise par nos projections imaginaires, nous ne savons plus si cette « nouvelle empirie » où se « téléscopent » (Varenne, 2007) les algorithmes et les solidités permet à nos modelages de s’émanciper ou de disparaître !

Actuellement, certes, les préférences vont à notre interaction avec le dedans du numérique plus qu’à ces « forces du dehors » (Neyrat, 2003 : 21) qui ne se voient plus mais qui restent bien-là en transparence. Avec un peu plus de temps, il faudrait s’arrêter ici sur le travail plastique de Bertrand Lavier qui à merveille « illustre » (post-modernité oblige) cette translucidité que nous laissons sur les objets de notre environnement. Cette épaisseur pourtant discrète ou invisible compte pour beaucoup dans la question de la transparence ; notamment lorsque l’artiste s’en prend explicitement à des appareils de représentation comme l’appareil photographique (« Canon », 1981,17 x 15 X 8 cm) ou le poste radiophonique ( « Solid State », 1980, 40 X 26 X 8 cm). Il les recouvre d’une peinture acrylique dont la transparence réserve la valeur de couche, d’« intervalle inframince » : « la frontière se situe dans l’épaisseur de la peinture » (Lavier cité par Francblin, 1999, pp. 33-35).

Avec le passage de l’analogique au numérique, ce qui va être en jeu c’est l’autorité de l’image non plus comme réalité substantielle médiatique mais comme fable de plus en plus immatérielle ayant perdu, disséminé ce qui faisait toute la dimension modelée de son appareillage. L’entrave au percept de transparence est plus idéologique que physique : « Nous n’avons pas encore quitté l’espace des corps, même si nous voyons à présent leurs images nous échapper et que nous préfèrerions nous retrouver dans des corps virtuels, qui ne sont eux-mêmes que des images, quoique nous prétendions les appeler des corps » (Belting, 2004 : 149).

Cette préférence est une donnée insuppressible à déjouer pour les artistes contemporains, les troubadours post-photographiques : c’est en regardant comment certains d’entre eux se comportent sur le grand plateau des modélisations que nous approcherons la réalité de l’acte ludique telle qu’elle transparaîtrait en informatique. La transparence numérique n’est peut-être plus-là où le corps s’attarde.

De la transparence informatique à son milieu ludique
Le plasticien fait toujours avec l’ambiance technologique de son temps. Pas plus qu’hier, son problème est aujourd’hui de mépriser tout ce vernis que nos moyens de représentation imposent à la perception. Certes, ne reposant plus sur de l’empreinte, la solidification du virtuel, le retour vers le réel du modèle numérique à quelque chose d’effrayant (Varenne, 2007) puisque les formes même du modelage ont été modélisées et avec elles cette façon que le corps avait de se suivre à la trace dans ses projections.

A l’époque photographique, la distance entre le toucher de l’opérateur et l’image obtenue ne condamnait pas la glaise indicielle à disparaître : cette dernière était plutôt différée dans l’empreinte photosensible produite par l’appareil argentique. La sensibilité numérique exclut de sa forme les conséquences matiéristes du corps à corps entre l’appareil et l’image. Du coup, l’artiste se tromperait en interprétant l’interface comme refuge de l’indice (sous une forme simulée). Car il attribuerait alors à la technologie informatique des repères plastiques qui lui sont exogènes. La modélisation informatique n’a peut-être plus rien à voir avec les intervalles que proposait le modelage. Les règles du jeu ne sont peut-être plus les mêmes. Comment œuvrer lorsque les modèles d’expression ne fonctionnent plus avec des poches de réserve, lorsque le travail ludique du corps ne se voit que dans l’instabilité médiatique, un coup immatériel, un coup solide qu’offrent les dimensions de la modélisation informatique ?

Thomas Demand : l’origami modèle l’interactivité

Un mouvement replié sur lui même
De l’urbanisme haussmannien épuré de la fin du dix-neuvième siècle à ce tout récent avertissement de Sarah Kidner  conseillant à ses lecteurs un ménage de printemps sur des claviers d’ordinateurs « peut être plus sales que des toilettes  » sans oublier les inspecteurs d’étages de « La Cité Radieuse » de Le Corbusier, l’esprit de géométrie s’est déployé tout le long de l’échelle environnementale. Pour satisfaire « son besoin de circulation », il a chassé « l’esprit organique » (Ragon, 1986 : 126) jusqu’à le remplacer : dans le bouclage interactif entre calcul et virtualité solide, la perception de notre mouvement a troqué son Saint-Suaire contre un voile hygiénique.

Dès lors, nos expériences du contact dont l’inter(sur)façage assisté par ordinateur n’est que la pâle extériorisation « possèdent une inquiétante similitude » à laquelle s’intéresse de près l’artiste Thomas Demand. Il part du principe plastique, sculptural presque, que nous ne voyons jamais la simulation mais bien plutôt « l’extérieur d’un simulateur  ». En tant qu’enveloppe choisie par la désubstantialisation de nos mouvements, le simulateur offre moins un modelage replié sur lui-même qu’un appel à être déplié en son milieu.

Reconstitution, modelage ou modèle réduit du pli froissant la boucle interactive en son  milieu ?
Thomas Demand reconstitue grandeur nature, avec du papier et du carton, des espaces typiques de la société hypermédiatique telle cette salle de photocopieurs. Il photographie ses décors, les détruit puis expose de grandes impressions de ses prises de vues.

L’artiste s’intéresse moins à la maquette grandeur nature et son empreinte photographique qu’à la modélisation médiatique de cette origami indicielle. Et cela n’est pas que du mouvement : certes, le jeu interactif entre l’homme et la machine tourne si vite que nous ne savons plus où est l’un, où est l’autre et cette vitesse détermine un « milieu » ludique (« les objets y sont tous plus ou moins sujet, et vice-versa » (Berque, 2000 : 35). Mais la réalité mouvementée d’un milieu ne peut se mesurer qu’à l’échelle des plis que son activité dessine. Où le modeleur et la machine modélisante se rencontrent-ils ? Durant le pliage numérique du décor analogique, qui donc de l’exposition photographique ou du simulateur fait-il l’arbitre ?

Vidant le temps de son épaisseur, celui de nos anciennes maquettes, les pliages offerts par la modélisation informatique trouveraient ici une forme plastique rêvée : en extrapolant l’imaginaire de Demand jusqu’à sa science fiction post photographique, nous réussirions à quitter un besoin de reconstitution pour modeler une autre plasticité, pour aller vers une autre « construction des objets de la représentation » (Demand, 1999 : 118), une nouvelle « science du concret ». Qu’est-ce qui se « bricolerait » dans le jeu informatique et en localiserait le milieu ? De quel tout textural expérimental un objet d’art froissant la mythologie des immatériaux pourrait-il être le jouet, « le modèle réduit » (Lévi-Strauss, 1962 : 16-47) ?

Bruno Peinado : y’a rien à voir, circulez !

La course de vitesse entre interface d’entrée et interface de sortie (entre par exemple un joystick que nous touchons et le retour d’effort qu’il simule) a ses propres plis substantiels qui permettent à la circulation interactive de se constituer en milieu. Pas plus qu’une partie de jeu informatique ne recouvre la totalité de la réalité ludique qu’elle implique, il ne faut confier à un « environnement logiciel » la totale prise en charge de la notion de milieu. A son échelle réduite, quelle sorte de territoire plastique instaure le contact avec le volume du simulateur ; contact voire caresse dont le velours outrepasserait une déréalisation numérique qui chercherait à nous doubler ? Car, au toucher, ce sens qui au fond se soucie si peu des honneurs du paraître, la modélisation informatique se fait-elle aussi lisse que ce que sa solidité optiquement dominée pourrait le laisser croire ?

Tel que la soulève Bruno Peinado, notamment dans une grande peinture murale réalisée en collaboration avec S.Dafflon, la question de l’expression de la sensibilité organique en proie au modèle optico-médiatique (signalé ici par ces modules géométriques et l’appellation stéréotypée « Disney ») ne semble pas pouvoir faire l’économie d’une lutte, d’où peut-être ici le titre ludique mais brutal : Disney « sauvage ».

Or, faite d’abord pour la vision, la quantité exponentielle de signes qu’est capable de produire une économie de la modélisation n’offre guère de relief sur lequel la tactilité non contente d’être designée ou ergonomique, pourrait s’accrocher : « c’est la toute puissance de la virtualisation ». Alors que « la tactilité forme l’intelligence et la dignité », « les moyens d’information » peuvent « faire oublier l’expérience » (Kirili, 2001 : 158). Comment faire alors puisque désormais nous surfons, nous effleurons du bout des doigts tous ces pavés tactiles : le relief où s’hume la résistance du corps au calcul est-il paradoxalement à chercher dans le lisse ? De la collision, faut-il passer à la contamination, inverser le jeu : non plus uniformiser les comportements mais bien plutôt se comporter au beau milieu de l’uniforme ? S’agit-il de considérer la quantité visuelle comme une qualité plastique, une épaisseur dans laquelle un plasticien comme Bruno Peinado va sculpter son chemin ?

Pléthore sémiotique
Un tout petit tour dans une exposition de Peinado suffirait à constater que la plasticité contemporaine dépend d’une avalanche signalétique par quoi elle se trouve débordée. L’enjeu dés lors c’est d’inventer une manière de circuler dans cette consistance du débord afin de proposer une alternative, d’émettre quelques réserves face au grand circuit cybernétique. La difficulté réside bien sûr dans un paradoxe : modeler avec de la glaise qui n’en est plus, celle du simulateur.

Assistons-nous à un remodelage du moteur métaphorique qui met en branle toute possibilité d’œuvre ? En tous les cas, la concrétion, la substantialité indicielle, le véhicule à partir duquel nous nous envolions vers l’abstraction (metapherein, transporter en grec) est réduit à l’état de virtualité solide. Au profit du mythe de la simulation, cette abandon du langage ordinaire des phénomènes est peut-être le paroxysme d’une « visée référentielle » (« à la faveur même de l’abolition de la référence correspondant à l’interprétation littérale de l’énoncé »), celle de la métaphore, qui voulait sortir du monde des accidents pour faire surgir une « nouvelle pertinence sémantique » (Ricœur, 1975 : 289). Mais nous allons maintenant nous « réserver » le droit de dire qu’a trop vouloir se déplacer sans marquer d’arrêt, la métaphore devient impossible. Pourquoi pas ? Après tout, moins il y a de possibilité d’œuvre plus la sensibilité se démocratise absolument, c’est-à-dire au prix de ne même plus se faire re-marquer.

Le Sémionaute tactile et la nostalgie du stable
Le projet de modeler à l’époque des modélisations se ferait sur un sol qui n’ayant pas d’autre pesanteur que son exubérance signalétique, se déroberait sous le poids de notre masse tactile. La sensibilité n’aurait d’autre choix que de courir très vite. La vitesse nous permettrait de tenir debout face à celle d’une automation algorithmique excitant pêle-mêle un tas de structures rhizomatiques parcourues de milliers de flashs techniques, historiques…

« Perpétuellement mobile » grâce à ses machineries stroboscopiques d’objets ne se fixant jamais dans un collage spécifique, Bruno Peinado fait partie de ces « sémionautes » (Bourriaud,  1999 : 18) ou astronautes du signe qui naviguent dans le grand manège automatisé du monde contemporain.

Mais, observons tout de même la persistance d’une réserve « traditionnelle », particulièrement dans cette grande « Mire » ou ce cercle de Macs, tous les deux modelés en céramique. Certes, grâce à une stratégie spatiale de la circulation et une stratégie chromatique de la saturation (ou de la gamme industrielle), la sensibilité peut trouver de nouvelles niches au cours du flux médiatique. Mais en même temps, il y a l’inertie d’un modelage artisanal voulant se vitrifier sur les minces parois que lui offre encore l’empire cybernétique.

Que faire de cette présence nostalgique du stable au beau milieu de la toupie informationnelle ? Y trouver les moyens de réconcilier l’énergie, la vitesse, la facilité d’accès de la virtualité ludo-technologique contemporaine avec les pliures que cette dernière crée en retour dans le réel ? En tirant son origami du calcul et non plus des aléas accidentelles de toute matière manuellement modelée, les articulations de la carcasse du simulateur n’arrivent pas à totalement revenir au plus près de nous : sans un « coup de pouce » qui ne viendrait pas d’elle mais dont elle assurerait la résonance visuelle, l’ergonomie informatique peut-elle solidifier la modélisation du comportement au point de toucher les intervalles habituels où se déplace l’imaginaire du corps analogique ?

De l’habitude informatique comme modelage de soi

Pendant qu’elle se projette dans un monde virtuel, l’imagination ne peut éviter soit le dépôt d’une transparence analogique qui affecte la peau des simulateurs soit les plis énigmatiques d’une transparence numérique qui s’établit dans un milieu solide initialement exogène à cette dernière. En multipliant les contours visuels et les gammes de sa solidification, la modélisation informatique espère encore ramener dans sa boucle toutes les dimensions qui corrélativement se réservent dans l’authenticité perceptive de « chacun de nous, autant qu’il est en lui » . L’extériorisation hyper modélisée de notre mémoire affective fait sortir notre sensibilité viscérale hors de ses gonds pour la propulser dans une intelligence visuelle de la forme.

Et cette victoire écrasante du signe extérieur sur notre rapport intime au réel modifie les points sur lesquels le corps s’appuie pour s’imaginer en dehors de lui-même. De quoi s’aide « l’illusion technologique » (de quel confort bénéficie-t-elle) pour obtenir notre approbation quant à un tel « dépassement » (Leroi-Gourhan, 1983 : 125) du corps hors de lui-même ?

Cette installation intitulée « Escape » esquisse une réponse à priori paradoxale en forme (simulacre) d’agrandissement du toucher au contact d’un décorum optiquement dominé. En autant de poufs dont les plis de la toile marquent la confortable mollesse sont disposées des touches de claviers d’ordinateurs permettant de s’asseoir pour regarder se re-jouer le destin de la touche picturale à l’époque des ordinateurs. A moins qu’ayant fait le deuil d’un modelé  informatique inaccessible autrement que dans un jeu de relations, Peinado conclue à une autre échappée : celle d’un imaginaire des immatériaux en dehors d’une toile encore picturale, d’une boîte encore vidéographique et d’une tactilité encore dactylographique que nous avons déjà quittées comme l’atteste par exemple les écrans plats ou les pavés tactiles. Plus la modélisation informatique arrive à une phase de lissage moins le corps trouve appui.
Là où peut-être, face à cette perte de repère, le designer informatique tentera de rester un « arbitre à la frontière entre le dehors et le dedans » (Moles, 2003 : 242-250), le plasticien se demandera où se trouve désormais le confort du corps. Basé sur la forme, le confort est ce qui, à la vue d’un objet confortable, renvoie le corps à une sensation qui ne relève pas forcément de la vision. Cette sensation va s’introvertir, se réserver à l’intérieur du corps lui-même à mesure que les formes virtuelles et/ou solides se désubstantialisent.

En partant d’un travail pictural d’empreinte digitale et d’intégration d’objets pour aboutir (grâce au détour photographique) à la vision architecturale d’une touche de clavier d’ordinateur agrandie à l’échelle d’un tabouret (taillé, moulé, sérialisé puis modélisé informatiquement), nous avons essayé de vivre et comprendre plastiquement comment, de l’analogique au numérique, fonctionne ce déplacement d’un imaginaire du confort. Car a mi-chemin du geste pariétal et d’un envol de nos percussions  vers l’immatérialité, à l’endroit pourtant lisse de la virtualité solide, là où la puissance de nos impacts n’a plus aucune incidence sur ce qu’elle produit (que je tape fort ou que je caresse mon clavier, cela ne change rien au résultat), l’interface dactylographique du clavier d’ordinateur réserve un ancien relief, une ancienne mécanique comportementale, un confort basé sur une habitude technique.

Comme un système de vases communicants, plus les claviers s’aplanissent plus s’opère un transfert de la plasticité volumique du toucher vers l’appareil corporel qui devient le lieu où se replie l’habitude. Ce retour de la plasticité vers le corps signifie que c’est moins dans les images numériques que nous nous projetons que dans les habitudes qui nous permettent d’y accéder. Il y a une factualité fonctionnelle qui réserve au corps la possibilité de s’absenter vers le monde numérique. Cet absentement a une assise que le plasticien veut modeler.

En passant de la touche au tabouret, c’est cet intervalle stratifié, ce fibrage en transparence que nous voulons proposer, ce déploiement qui se fait pendant le jeu interactif, cet autre jeu qui meuble le comportement, ces meubles qui « règlent l’attitude, et par là, les pensées et les actions ». Ce repli rétrospectif des empreintes confortables où œuvre l’imagination se serait fait progressivement du modelage vers une modélisation puis, cette dernière étant insatisfaisante, du design vers l’appareil corporel décidément seul, assis au milieu de ses habitudes. Mal à l’aise dans une modélisation à laquelle il essaye pourtant de se plier, le modelage de l’œuvre trouverait réconfort dans « le modèle de l’homme qui pense selon soi » (Alain, 1958 : 353 et 614). Ce modèle aiderait la pensée à retrouver la solidité d’un jeu virtuel qui prendrait racine, croissance et substance dans nos habitudes : « dans la réflexion (…), la fin du mouvement est une idée (…), quelque chose qui doit être, qui peut être (…). Mais à mesure que la fin se confond avec le mouvement (…) l’idée devient être, l’être même et tout l’être du mouvement (…). L’habitude est de plus en plus une idée substantielle » ( Ravaisson, 1984 : 21).

Ebauchons pour finir la pertinence de ce modelage du Virtuel par l’Habitude, celle qui réellement croîtrait en nous et constituerait une sorte de glaise mnésique. Certes, comme le dit très joliment la sculptrice Louise Beourgeois « il faut abandonner le passé tous les jours ou bien l’accepter. Et si on n’y arrive pas, on devient sculpteur » (DirectSoir N°323 du 28 Mars 2008 : 14). Mais nous ne pouvons plus aujourd’hui, il en a été longuement question ici, sculpter ce qui s’agrandit dans notre toucher en comptant uniquement sur l’emprise de notre corps même si c’est dans lui que paradoxalement tout se passe. Car les modes de visibilité du contact, les parois sur lesquelles nous butons sont aussi lisses qu’autoritaires, virtuelles que solides.

Même s’il intériorise son poids, le corps n’est plus aussi libre qu’au moment où, entre deux époques, déjà plus photographique et pas encore numérique, le champ était libre pour chercher les limites du toucher, « attester du réel sans représenter » (Grenier, 2004 : 74). C’est ce qu’avait fait bien sûr Giuseppe Penone en agrandissant ce mince voile nervuré que sont nos paupières ou en réalisant des empreintes de son souffle. Désormais, l’effet de feed back du corps dans la forme hyperindustrielle est une donnée incontournable.

Andy Warhol l’avait déjà pressenti en trouvant dans l’alternative anthropomorphique du grand format le moyen de donner envie au spectateur de « le faire soi même » (do it yourself) malgré tout, malgré la puissance industrielle : le modelage – soit un agrandissement de la mécanique de notre perception à l’extérieur du corps mais qui n’altèrerait pas la puissance affective de celui-ci – doit composer avec l’automation. Les plis de nos géants d’argile font face à ceux d’une modélisation acheiropoiète totalement indifférente mais dans laquelle le plasticien doit pourtant se compromettre. Est-ce un hasard, nous l’avons expérimenté avec notre « Tabouretouche », si l’agrandissement d’un objet est une procédure qui industriellement ne se protège pas ? Seul se protège le Concept Ergonomique ; on fait un dépôt de « Dessins et modèles » mais on ne dépose aucune mesure.

D’un côté l’agrandissement se réserve en dehors de la modélisation industrielle, de l’autre il faut faire avec les seuls processus que nous propose cette dernière. L’idée retenue est alors plutôt celle d’un va-et-vient entre ce qui va relever de la croissance physique (1. Esquisse aquarellée, stratification en résine, empilement matériel des « Tabouretouches ») et ce qui va être de l’ordre d’une autre origami (2. Fichier technique Solidworks, vectorialisation, plaquette infographique de promotion industrielle, etc).

Au fur et à mesure se constitue un jeu plastique qui ne dénigre pas la texture du dépôt accidentel sous prétexte de dépôt industriel. Conjuguant des techniques composites industrielles et un travail artisanal de stratification, la forme singulière de chacune des pièces de notre série de tabourets assoit ce juste milieu ludique. Les conséquences esthétiques de cette grande pliure unitaire sont mesurables par l’ambivalence de nos stratégies d’exposition :

Conjointement modules d’œuvres et tabourets, « touches » et « fonctions », nos travaux proposent une réhabilitation de ce qui se modèle, soit un espace de contact entre le corps et l’outil, pendant que l’interfaçage informatique recouvre notre univers fonctionnel. Comme un autre joystick qui accepterait de montrer en son milieu les ravages que causent nos habituelles sueurs, il y a une masse corporelle sur laquelle s’appuie la croyance suivante dans le nomadisme médiatique : le micro-ordinateur est une œuvre en soi et grâce à qui l’acte créatif est facilité.

Conclusion
Le récit de la démocratisation de la création à l’époque des immatériaux se compose sur une grande page brutale qu’il est par définition très difficile de corner puisque le signe de cette éclatante blancheur purge le phénomène informatique de tout soupçon.

Mais pourquoi faut-il que le grand jeu démocratique de « l’esthétisation généralisée » (Michaud, 2006 : 80) ou de la virtualisation des comportements ne soit possible qu’à la condition que « les situations » démiurgiques de nos corps au contact du réel ne soient plus identifiées « comme telles » (Huyghe, 2002 : 199) ? Est-ce au prix de son silence que la réserve fascine ? Le miracle démocratique fonctionne-t-il sur cette fascination ? En tous les cas, il est grand temps de sortir de l’inquiétude « réactionnaire » et « contre moderne » (Compagnon, 2005 : 22-25) déjà formulée par Flaubert en son temps lorsqu’il écrivait que « le suffrage universel, qui est le droit divin du nombre, est une énorme diminution des droits de l’intelligence » (Flaubert, 1852 : 90) ou par Baudelaire qui ressentait en tant que poète « l’incomparable privilège » (Baudelaire, 1869 : 37) de s’enivrer à l’intérieur de  la multitude des foules.

Certes, l’époque de la plume, du pinceau ou de l’instant décisif photographique n’est déjà plus mais ne nous voilons pas pour autant la face : quelque chose demeure de cette sensibilité… La question ne porte pas sur la mort de tous ces coups d’éclats du corps dans le réel et qui faisaient le jeu de l’œuvre. Elle concerne la croissance de l’intensité démiurgique de ce jeu à mesure que la figure aristocratique de l’artiste s’éteint. Lorsqu’il apprend à jouer sur un ordinateur, l’homme est artisan, il « trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye » (Alain, 1958 : 239). En permanence, des faits scénographiques, des chocs s’imposent entre les corps et le monde : sans ce Réel en quoi « consiste » le flux, le rêve du grand réseau démocratique est impossible.

Lorsqu’elle se réalise plus qu’elle ne se modélise, il n’appartient plus seulement aux artistes de « sauvegarder », « en face de l’appareil », un peu de « son humanité » (Benjamin, 1935 : 88). Nous sommes tous des sculpteurs de joystick.

Communication Scientifique Ludovia 2008 par Julien Honnorat (Extraits)
LESA (Laboratoire d’Études en Sciences des Arts)
École Doctorale LLA (Langues, Lettres et Arts : arts plastiques, cinéma, littérature française, littérature générale et comparée, musique).
Université de Provence

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