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Création numérique : tous artistes ?

Notre perspective est une démarche de création-recherche : notre pratique expérimentale sur la matériau est mobilisée en vue d’enrichir une réflexion théorique. Afin d’éclairer un questionnement sur la nature du processus créatif numérique, nous avons souhaité confronter une œuvre artistique classique avec les outils et méthodes issus de l’ordinateur. Notre hypothèse de départ est que cette confrontation peut permettre de mieux délimiter la nature de l’art numérique avec ses spécificités et ses continuités dans l’histoire de l’art.

Ce travail sur la durée a permis de suivre les évolutions des technologies et usages du multimédia et d’en explorer un certain nombre de potentialités. Divers aspects technologiques ont été abordés, relevant de l’infographie bitmap, de la programmation interactive, de la 3D ou de la communication sur Internet. Les problématiques théoriques soulevées ont particulièrement abordé la question de l’œuvre et celle plus précisément traitée ici du statut de l’artiste et de son rapport avec le public.

Nous présenterons dans une première partie un aperçu de l’historique de ce travail numérique. Dans une deuxième partie nous aborderons les questions théoriques, afin de tenter de cerner les enseignements du projet quant-à la nature du rapport de l’artiste et de son public, problématique que nous avons résumée dans cette question un peu provocatrice : avec le numérique tout le monde peut-il devenir artiste ? 

1.    L’EXPERIENCE PIGPIX.ORG : EVOLUTIONS ET QUESTIONNEMENTS
1.1   Du pigment au pixel
La question du numérique en tant qu’art, de ses manifestations et de ses spécificités, mis aussi de ses continuités dans l’histoire de l’expression, nous a conduit à établir un pont entre la réflexion sur l’art traditionnel et les pratiques liées à l’ordinateur. C’est ainsi que nous avons initié un travail à partir de l’oeuvre d’une artiste-peintre contemporaine, Luiza Guimaraes. Son œuvre témoigne d’un univers bien particulier, basé sur des motifs relevant de l’abstraction.

Divers aspects nous ont incité à penser transformer cet univers pictural en univers numérique. La peinture de Luiza Guimaraes ne relève pas de l’art informel, elle est constituée de formes bien définies, dans lesquelles dominent les courbes, avec des contours nets, emplies de textures variées mais plutôt homogènes. L’articulation de ces formes développe fréquemment une profondeur, une échelle des plans. On discerne aussi des directions de mouvements ascendants, soit dans la verticalité, soit en diagonale vers la droite. Ces deux caractéristiques suggèrent les idées de fragmentation et de mouvement.

Par ailleurs l’artiste, qui ne se revendique d’aucune école, ne développe pas de réflexion sur son œuvre. Elle ne propose ni explication ni interprétation et ne donne pas de nom à ses tableaux. Sa peinture se veut avant tout émotionnelle, laissant toute liberté au jugement du spectateur. Acceptant de nous donner un libre accès à ses œuvres à partir de reproductions numérisées, elle nous livre un matériau brut susceptible de toute interprétation et de toute manipulation. Aucune indication de départ ni contrainte n’est donnée, ouvrant ainsi tous les champs de possibles. Le caractère abstrait des motifs laisse lui-même une grande liberté d’intervention et de création. Une peinture figurative aurait induit des connotations précises et focalisé notre travail sur un sens pré-établi.

Nous relevons aussi des thèmes récurrents qui sont déclinés dans la plupart des tableaux. Ces continuités nous amènent à interroger l’œuvre dans sa globalité et à réfléchir à des imbrications possibles, à des recoupements, à des parcours. Ces continuités se manifestent autant dans le choix des formes que dans celui des couleurs : le rouge est largement dominant, envahissant souvent le fond de la toile et se développant en de multiples nuances, du jaune orangé au noir. Les verts ou les bleus sont généralement utilisés pour des motifs d’avant-plan. Il se dégage de violents contrastes de couleur entre les formes, et de luminosité entre l’obscurité et la lumière.

L’œuvre de Luiza Guimaraes se présente donc comme un terrain propice à une appropriation numérique, la peinture pigmentaire servant de point de départ à une création dans laquelle le numérique peut ajouter ses propres artifices : fragmentation des éléments numérisés, organisation d’une architecture entre ces fragments, choix d’interactivité, ou encore esthétique du pixel qui vient mettre en avant la nature physique de l’image numérique résolument démarquée de la trace pigmentaire.

Notre parti-pris n’est pas celui d’une simple adaptation, réplication d’originaux en format numérique pour en faire une galerie virtuelle par exemple, mais d’une transmutation, au sens malrucien , débouchant sur un champ expressif nouveau constitué d’univers dématérialisés, « u-topiques » et « u-chroniques » ainsi qu’Edmond Couchot (1998) les qualifie.

1.2  Création interactive
Les premières expérimentations ont donné lieu à une série de productions, que nous avons qualifiées d’ « explorations ». En effet le sentiment de mystère ressenti devant les tableaux de Luiza Guimaraes, tout comme la multiplicité des points de vue présentés par les diverses toiles, ainsi que les continuités évidentes, prédisposaient à imaginer la mise à contribution du numérique pour créer des mondes artificiels dont ils seraient les décors et dont certains éléments pourraient être les acteurs. Et puisqu’il est question de création de mondes pour l’artiste, il est alors question de voyage pour le public, voyage qui, par l’intercession du code informatique, devient une découverte active, le voyageur étant en situation de se déplacer dans l’univers à découvrir.

Les explorations mises en œuvre proposent une succession d’expériences interactives. C’est d’abord l’expérimentation de la sensibilité du tableau devenu numérique par l’effleurement de la souris : des zones se rétractent, d’autres vibrent ou palpitent ; la matière pigmentaire est devenue « vivante », douée de réactivité.

C’est ensuite la mise en mouvement d’objets graphiques qui se décollent de leur décor pour se déplacer, avancer, reculer ou tourner sur eux-mêmes. Le visiteur se rend compte qu’il peut contrôler dans une certaine mesure le déplacement de ces objets, leur transparence, leur forme, leur équilibre chromatique ou encore leur duplication ou multiplication.

La juxtaposition des œuvres permet de les sélectionner, de les comparer, de déceler des éléments de continuité. Si chaque tableau peut devenir un champ d’exploration, les récurrences entre les divers tableaux amènent à étudier des transversalités, à établir des rapprochements pour passer de l’un à l’autre, à bâtir une continuité. Ainsi l’architecture hypermédia permet d’offrir des circulations et d’inviter à un sens de lecture global. Une dimension narrative émerge par la proposition de parcours qui engendrent la construction d’une expérience progressive, initiation à la connaissance d’univers visuels.
Dans cette perspective la dimension de profondeur dans les tableaux de Luiza Guimaraes, souvent suggérée par des bordures évoquant le relief et des parties « enfoncées » qui incitent à « crever » la toile, est mobilisée pour créer des effets de mouvements ou de pénétration dans la matière ou dans le vide. Ces déplacements s’accompagnent  d’un grossissement outrancier de la trame pixellaire ou du passage dans des « trous » révélant de nouveaux paysages visuels. L’expérience du mouvement est fluidifiée dans la proposition d’un zoom perpétuel qui peut être contrôlé dans sa vitesse et dans son sens (avant / arrière).

C’est encore la dimension de la profondeur qui est valorisée par des mises en scène d’objets en technologie tridimensionnelle, au travers de sphères texturées avec les tableaux de Luiza Guimaraes, qui peuvent être manipulées dans leurs mouvements, vitesses de rotation et grossissement.

L’ensemble de ces explorations ont été créées dans la finalité d’une diffusion sur un support matériel de type CD-ROM. Il s’agit donc d’une création dans le cadre somme toute conventionnel d’un objet à produire puis à reproduire pour sa diffusion, modalités classiques des industries culturelles de type éditorial qui valorisent l’œuvre incarnée dans un objet physique stabilisé.

1.3  Création connective
C’est par la création d’un nouveau module intitulé Recréation que nous avons abordé une autre logique interactive. Dans un premier temps il s’est agi d’une nouvelle voie interactive se différenciant de l’aspect narratif hypermédiatique précédent pour s’orienter vers une logique outil en offrant aux visiteurs des moyens de créer de nouveaux assemblages graphiques à partir de ceux déjà existants.
Recréation se présente sous la forme d’une interface comprenant une partie graphique dans la zone principale et un panneau de contrôles sur la droite. La partie graphique est un décor reconstitué à partir des couleurs et motifs de l’univers de Luiza Guimaraes, comprenant un arrière-plan et plusieurs éléments d’avant-plan disposés de façon autonome. Le panneau de contrôles permet de modifier les caractéristiques de chaque élément en taille, inclinaison, couleur et transparence. Chaque élément peut être déplacé ou mis en mouvement. Une commande « trace » permet de les transformer en pinceaux ou en gommes numériques.

A l’inverse des Explorations dans lesquelles c’est à l’interacteur de découvrir les principes de fonctionnement, cette recherche faisant partie du processus de construction sémantique de l’œuvre, la prise en main de Recréation se veut intuitive et le visiteur peut se référer à une aide pour parfaire sa compréhension de la proposition.

Avec Recréation la possibilité d’expression créative du visiteur est privilégiée, il ne s’agit plus d’une œuvre à découvrir, mais d’une œuvre à construire. En manipulant les divers objets, en se servant des diverses commandes de réglage, l’utilisateur crée un nouveau « tableau » numérique, imprévu par le créateur du programme et fruit de sa seule inventivité. Afin de lui permettre de garder la trace de sa création une option lui permet de sauvegarder son « œuvre » sur le disque dur de son ordinateur.

L’activité du visiteur est donc canalisée dans une finalité créatrice. Le spectateur devient peintre numérique. En modifiant et en ré-assemblant les éléments à sa guise, il devient le créateur d’une nouvelle composition dans le style de Luiza Guimaraes. Il s’agit donc bien d’un processus de recréation.

Ainsi se présentait tout au moins la première version de Recréation, diffusée sur CD-ROM. Afin de donner une diffusion plus efficace à notre travail nous avons progressivement mis en ligne sur un site Internet dédié l’ensemble des travaux numériques que nous venons de décrire. Ce transfert a ouvert la perspective de nouveaux développements mettant à contribution les possibilités du web et faisant glisser les problématiques créatives de l’interactif vers le connectif.

Le premier changement a été la possibilité d’évolutivité du site, contrairement au support optique figé. Nous avons invité les visiteurs à nous renvoyer leurs compositions pour les afficher dans une page web de galerie des réalisations. Il devient ainsi possible de donner une visibilité aux créations des utilisateurs de Recréation. Dès lors les œuvres affichées ne sont plus celles du créateur du site, mais celles réalisées par les « spectateurs » devenus « spectacteurs » et enfin créateurs.

Les premières compositions ainsi affichées étaient en fait des variations autour d’un thème de départ, puisque le fond restait constant et que l’on pouvait simplement « peindre » par dessus. Le caractère limité de cette communication nous a incité à renforcer les possibilités de modification et à introduire la possibilité de réutilisation des compositions déjà affichées dans la galerie.

Ainsi une seconde étape dans l’implication du public a été franchie en permettant aux visiteurs de changer le fond du tableau initialement proposé et de le remplacer par une des compositions figurant dans la galerie. Ainsi il devient possible de travailler à partir d’une transformation déjà effectuée par un visiteur précédent et de s’éloigner progressivement de la proposition plastique de départ. Une boucle créative s’instaure, chaque nouvel intervenant pouvant créer la base d’une future proposition. Le processus créatif peut donc se déployer en-dehors de la volonté du créateur originel qui voit son œuvre évoluer en-dehors de lui-même et dont l’influence peut s’estomper progressivement.

L’œuvre actuellement exposée peut s’enrichir en permanence et la galerie des réalisations devient un témoignage de l’œuvre vivante, fruit d’un effort collectif en devenir.
En mobilisant encore plus fortement les capacités communicationnelles d’Internet on peut imaginer de nouvelles évolutions possibles, par exemple la création et l’affichage en temps réel des interventions des participants, la création de « tableaux » collectifs, l’adjonction d’un système de messagerie instantanée pour permettre des échanges en direct sur les travaux en train de se faire…

2.    DE L’EXPERIMENTATION AUX PERSPECTIVES THEORIQUES
Le passage de la création artistique picturale au numérique, puis du numérique interactif au numérique connectif pose diverses problématiques quand à l’évolution des fonctions artistiques. Nous devons réexaminer la posture du créateur dont la toute puissance est affaiblie par les voies multiples de l’interactivité et l’affirmation de la participation croissante du public : l’artiste n’est-il pas dépouillé progressivement de ses pouvoirs démiurgiques ? l’acte de création ne devient-il pas accessible au public le plus large ? est-ce l’avènement de l’ère de l’art par tous ? Ceci conduit à poser la question plus large de la place de la création dans la société dite de l’information caractérisée par le foisonnement et le flux. Quelles sont maintenant les voies de la distinction artistique ?

2.1 L’artiste dilué
La figure du peintre est l’héritière la plus emblématique de l’émergence de la condition artistique à la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance, époque à laquelle apparaît l’artiste qui se distingue de l’artisan par son génie créatif et ses pouvoirs d’invention et d’expressivité. Michel-Ange peint « avec son esprit et non pas avec ses mains » (Jimenez, 1997 : 39). Cette sacralisation n’ a cessé de s’affirmer au cours des siècle suivants, puis s’est trouvée renouvelée par les mouvements avant-gardistes successifs au XXème siècle qui assignent à l’artiste le rôle d’éclaireur du futur.

Mais depuis plus d’un siècle le prestige tiré par l’artiste de sa maîtrise technique associée à son talent expressif s’étiole lentement. Marcel Duchamp et ses ready-made, puis les mouvements conceptuels, ont décrédibilisé le critère de l’ingéniosité technique. L’idée de l’œuvre suffit désormais à faire un artiste.

Les industries culturelles ont organisé la reproduction massive des œuvres : l’objet d’art n’est plus une exception dans un monde dominé par la nature mais peut se voir intégré dans la banalité du quotidien. En même temps que l’œuvre perd son unicité, elle perd sa valeur « cultuelle » (Benjamin, 1939).

Avec le cinéma, puis l’art cinétique, l’objet d’art est devenu mobile et multiple. Il ne vise plus à mobiliser l’attention contemplative. Il peut être changeant avec l’art processuel. Sa description devient plus complexe. Sa réception de ce fait est moins universelle et plus propice à l’idiosyncrasie.

Enfin, du dadaïsme à Fluxus, le public est invité à participer à l’œuvre, il peut faire l’œuvre ou même devenir l’œuvre, la rendant totalement imprévisible et incontrôlable par son auteur et opposant le collectif anonyme au génie personnel. Le temps réel et l’éphémère en sont le corollaire qui s’expriment dans des happening ou des performances et s’opposent à l’éternité convoitée de l’œuvre muséifiable.
Ces tendances lourdes du siècle précédent s’opposent au modèle pictural classique qui repose sur un objet unique, stable et signé par son auteur démiurge. L’outil numérique arrive après toutes ces révolutions artistiques et s’inscrit en grand exécutant des rêves qui l’ont précédé.

Le processus qui a caractérisé l’évolution de pigpix, des Explorations à Recréation, témoigne de l’évolution dans le mode d’appropriation artistique des outils numériques que nous divisons en deux périodes : la période interactive et la période connective.

La période interactive caractérise l’art numérique de ses débuts aux années 1990. C’est la découverte de l’alliance de l’image numérisée et de la programmation informatique. L’œuvre proposée n’est plus un spectacle linéaire tel le film cinématographique, mais un outil. Son public n’est plus un simple spectateur, mais plutôt un utilisateur ou un « spectacteur » ainsi que le qualifie Jean-Louis Weissberg (1999).
Dès lors l’œuvre interactive devenue multiple perd son unité et sa monumentalité : il est probable qu’aucun spectacteur ne voit jamais la totalité de l’œuvre mais seulement des fragments, il est probable que deux spectacteurs ne voient pas la même œuvre, il est même possible qu’un même spectacteur ne revoie jamais la même œuvre, celle-ci n’étant qu’un « transitoire observable » pour reprendre le concept de Philippe Bootz (2007).

Le créateur perd alors de son assurance, l’universalité de son message se brise, son pouvoir se confronte à celui du visiteur, dont certains prétendent même qu’il pourrait par son activité devenir co-auteur, voire auteur (Lévy, 1997).

La période interactive qui a connu d’intenses débats sur « l’écriture multimédia » et s’est concrétisée par l’édition d’œuvres sur supports (CD-ROM) laisse place à l’ère connective caractérisée par la généralisation d’Internet et pose de nouveaux enjeux créatifs. Le nouveau régime tend progressivement à indifférencier l’activité locale de la machine de celle du réseau. Au dialogue autarcique homme / machine il substitue la multiplicité des connexions et favorise les échanges collectifs en temps réel. Il s’inscrit ainsi dans une dynamique participative qui devient progressivement la norme.
Ainsi s’impose à l’artiste un dialogue et un partage de son effort créatif avec le public, celui-ci pouvant devenir le seul objet de l’œuvre. Le schéma classique de la communication artistique – émission (auteur créateur) / réception (public) – est remis en question dans un bain de création collective rendu possible par les potentialités du média / médium Internet, média en tant qu’outil de lien social, médium en tant que fournisseur de nouveaux outils techniques de création artistique.

Avec Recréation, nous entrons dans cette dynamique connective basée sur le collectif et le processuel. L’essentiel ne tient plus forcément dans les objets que l’on créé, mais dans la dynamique collective générée autour de l’activité proposée. Le partage et l’échange deviennent les modalités d’un lien communautaire, s’opposant à l’ancien modèle de l’artiste surplombant.

Au lieu de l’œuvre livrée à la contemplation du public, il y a ici un dispositif se présentant sous forme d’un espace créatif ouvert à la participation. Le public est invité à générer de nouvelles expositions composées des multiples déformations de l’œuvre originelle et d’un nouvel assemblage de ses fragments. Chacun participe à l’émergence de l’œuvre, peut la renouveler ou la réorienter. Celle-ci est évolutive, changeante et perpétuellement inachevée. Ses manifestations ne résident plus dans un résultat mais dans les multiples témoignages de son processus créatif.

Avec la création numérique la participativité devient donc la clé du fonctionnement artistique, au détriment de la singularité de l’artiste isolé dans son génie mystérieux. Dans ces conditions, le public ne devient-il pas le nouveau détenteur de la fonction artistique ?

2.2  Le spectateur créateur, mythe consumériste ?
C’est effectivement la perspective qui semble ouverte : l’accès du plus grand nombre à la création, chacun pouvant aujourd’hui disposer d’outils autrefois réservés à des spécialistes. Les logiciels de traitement du son, de l’image ou de montage vidéo, associés à la disponibilité d’appareils performants et peu onéreux (appareils photos numériques, caméscopes) semblent permettre un accès aisé à la création que les fabricants de logiciels et matériels multimédias ont tout intérêt à encourager, ceci étant illustré par le slogan de Sony : « Go create ! »

Ainsi l’acte créatif, autrefois réservé à une élite, pourrait être un nouveau pouvoir conquis par les masses dans une société ou arts et loisirs se mélangent pour permettre l’expression de chacun. On peut y voir la réalisation d’une société idéale rêvée par les utopistes du XIXème siècle, y compris Karl Marx pour qui, dans la société qui aura aboli la propriété privée des moyens de production, « tout le monde sera alors artiste » (cité par Chalumeau, 2003 : 86).

Le rapport à l’œuvre d’art est ainsi profondément changé en une ultime étape de décultualisation. L’objet que nous qualifions aujourd’hui d’art fut d’abord vénéré en tant que divinité (idôlatrie). Il fut ensuite considéré comme voie de passage vers le divin (l’icône), supposant toujours le culte su spectateur. Ce culte se décala ensuite vers la personnalité de son auteur crédité d’un don exceptionnel, d’ordre divin. Le régime cultuel serait enfin caduc aujourd’hui puisque l’objet d’art pourrait émaner de tous, permettant la réconciliation de l’art et de la vie en opposition à la consécration muséale, autre thème développé par des penseurs utopistes ou anarchistes tels que Kropotkine (1892).

La perspective de l’émancipation de tous avec la capacité offerte par la technologie à chacun de « faire soi-même » est aujourd’hui affirmée par Pierre Lévy : « l’évolution contemporaine de l’informatique constitue une étonnante réalisation de l’objectif marxien d’appropriation des moyens de production par les producteurs eux-mêmes » (Lévy, 1997). Cette vision optimiste paraît donc voir dans l’actuelle société de consommation alliée aux progrès technologiques de l’électronique la réalisation d’un idéal qui en paraissait pourtant bien éloigné.

A cet optimisme technologique on peut ajouter les effets des courants participatifs dans l’art : la potentialité de l’objet d’art se transfèrerait aujourd’hui en chacun de nous, cet objet n’étant plus objet de vénération mais de communication sociale.

Si l’on examine plus précisément les conditions actuelles de production de la création numérique nous sommes conduits à soulever des objections à cette vision optimiste, qui, si elle peut s’appliquer aux objets de loisirs proposés par le système marchand ne peut s’appliquer au paradigme artistique.

Nous savons aujourd’hui que deux composantes peuvent entrer dans la réalisation d’une œuvre d’art : la maîtrise d’une technique et celle d’un concept. Sur le premier aspect les technologies numériques nous confrontent à des enjeux inédits. Alors que jusqu’au XXème siècle les technologies étaient relativement stables dans le temps, les modalités d’évolution de l’électronique, stigmatisées par la « loi » de Gordon Moore , opposent à l’artiste leur évolution frénétique et permanente. Le temps de la création est de plus en décalé du temps technologique.

Les technologies et les outils numériques se succédent à un rythme très rapide dans le sens d’une complexification croissante. Dans les années 1980, à une époque pionnière de la micro-informatique de nombreux logiciels sont apparus dans l’esprit de « démocratiser » la création interactive, d’en ouvrir l’accès aux artistes et non aux seuls informaticiens. Les « logiciels auteurs », dotés d’une interface graphique et d’un langage de programmation simple, de type verbal , devaient permettre à des non programmeurs de se lancer dans la création d’applications multimédias.

Après de nombreuses évolutions et l’arrivée d’Internet cette ambition d’élargir l’accès de la créativité à tous est devenue obsolète. La notion de « logicel auteur » a disparu et les applications de plus en plus complexes nécessitent une spécialisation accrue du fait de l’accroissement des difficultés à résoudre : contraintes posées par les systèmes de sécurité, gestion des communications en temps réel, fonctionnalités nouvelles, questions de compatibilité, diversifications des types de flux et transactions…

Aussi les outils facilitants du multimédia vantés par le système marchand ne sont-ils le plus souvent que de pauvres gadgets destinés d’abord à du loisir familial et n’offrent pas la réelle maîtrise et liberté indispensables à un processus ouvert de création. Limités, ils proposent des effets standardisés et cachent les processus réels complexes. La vraie création ne peut se faire dans la facilité, elle nécessite une lutte avec la matière et cette lutte est particulièrement exigeante dans le numérique, science et technique, qui nécessite, avant le développement d’un savoir-faire, un apprentissage scientifique.

L’aspect conceptuel de la création pose d’autres questionnements. La maîtrise conceptuelle peut se passer de la réalisation ou confier la réalisation à des spécialistes de la technique. Développer une réflexion sur l’univers numérique ne nécessite pas forcément d’en maîtriser les outils mais exige la compréhension de ses mécanismes. Mais il n’existe pas d’outils facilitant pour stimuler la réflexion. A l’inverse il apparaît plutôt que les outils dits « conviviaux » ont plutôt tendance à cacher la réalité de leur logique profonde et que les programmes immersifs ont tendance à noyer leurs utilisateurs plutôt qu’à leur ménager le recul nécessaire à la pensée.

Pour toutes ces raisons nous pensons que la fonction artistique, pour autant qu’on lui associe des critères de maîtrise technique ou d’originalité conceptuelle, n’est pas facilitée dans ou par l’art numérique. Les possibilités créatives offertes au plus large public avec l’attrait de la facilité d’accès sont orientées vers une création cadrée par les limites d’un dispositif, que ce soit dans le cadre des outils largement diffusés ou dans Recréation notre réalisation présentée ici. Le spectateur a une injonction d’activité mais reste sous étroit contrôle. Il ne pourrait acquérir un véritable pouvoir créatif qu’en subvertissant le dispositif proposé. Ce pouvoir subversif pourrait émerger non dans la soumission à ces dispositifs fermés mais dans des pratiques imprévues.

2.3 La question de la distinction artistique
Erosion de la fonction auctoriale, participation du public illusoire, comment imaginer le devenir de la création artistique avec et par le numérique ?
La logique connective engendre un nouveau rapport à l’information, caractérisé par l’abondance et le flux permanent. Si l’accès à l’information devient aisé pour tous depuis son domicile, Il devient tout aussi facile de s’exprimer, de s’auto éditer ou de s’auto produire sur le net. Ceci ne garantit pourtant aucunement une visibilité ou influence.

Qui décide de l’attribution du label d’artiste ou de la nature artistique d’une œuvre sur le web ? La reconnaissance traditionnelle dans l’art passe par des institutions légitimantes et des lieux dédiés. L’accès à ces lieux passe par une sélection qui est censée agir comme un filtre pour réserver l’exposition aux œuvres de meilleure qualité. Pour la peinture la galerie est la première étape, le musée ou le Centre d’art sont les lieux de consécration.

Internet, à la fois médium et lieu d’exposition, mélange indistinctement tous les contenus sur un même niveau, la seule légitimation étant le classement des moteurs de recherche. Celui-ci est lié à la mesure de flux et non à des critères qualitatifs quant-aux contenus. La notion même de contenus qui mélange dans l’indistinction toutes sortes d’informations, qu’elles soient de nature commerciale, institutionnelle ou artistique, la disparition des étiquetages, des frontières et des références, produisent une bouillie culturelle au sein de laquelle la discrimination devient difficile.

Mais cette indistinction artistique n’est pas une création de l’Internet, elle fait partie d’abord de l’évolution de la nature des œuvres d’art et de leur perception dans le monde contemporain. Le rôle de l’artiste en tant qu’éclaireur de son époque et de l’œuvre en tant que référence tendent à s’amenuiser : les critères esthétiques se multiplient et s’individualisent, la diversité est mise en avant. Yves Michaud (2003) évoque un art « à l’état gazeux ». Dans ce nouveau régime l’expérience remplace l’œuvre-objet. La multiplicité des expériences esthétiques, au travers du tourisme, des loisirs ou de la publicité, se substitue au recueillement et à la contemplation. « Le monde l’art ritualisé, sacralisé, cramponné à sa précieuse rareté théâtrale, se vide peu non seulement d’œuvres, mais de participants. (…) Au-dehors, joyeusement et inconsciemment, tout le monde est artiste et baigne dans l’art » (Michaud, 2003 : 55). Dans ces conditions « l’artiste n’est ni un guide, ni un éclaireur, mais un médiateur » (Michaud, 2003 : 98).

Ainsi ces phénomènes de dissolution que nous évoquons n’abolissent pas les fonctions (artiste / public) mais les redéfinissent. Si la déspécification informationnelle est en marche on n’assiste pas pour autant une déspécialisation dans la répartition des tâches et des fonctions sociales. L’art numérique, nous l’avons montré, demande des compétences techniques de plus en plus spécialisées et évolutives.
L’artiste n’est plus absolu démiurge, il perd en glorification potentielle. Sa fonction est plus modeste, plus sujette à l’anonymat. Il est un opérateur qui doit compter avec la force sociale du réseau qui lui-même devient force créatrice, ainsi que l’évoque Mario Costa : « l’Internet constitue actuellement un hyper-sujet technologique où toute subjectivité individuelle ne « surfe » pas tant qu’elle se « noie » et se dissout. » (Costa, 2003 : 60).

Conclusion
De la peinture pigmentaire à la création numérique le saut est donc bien plus que technologique, s’accompagnant de remises en question fondamentales dans la culture et la civilisation. Les modèles de la création en place depuis des siècles sont ébranlés et les positions établies bousculées.

La conjonction des évolutions socio historique et technologiques entraîne un mouvement de démocratisation consommatoire et de désacralisation des anciens totems artistiques. L’œuvre à expérimenter se substitue à l’œuvre à contempler. L’artiste n’est plus donneur de leçons mais un simple pourvoyeur de distractions parmi d’autres.

Mais paradoxalement, alors que beaucoup d’artistes de l’art contemporain semblent dépérir dans la production d’œuvres « infra-minces » (Baqué, 2004) avec des réalisations minimales illustrant des concepts inconsistants, l’artiste numérique se voit valorisé par sa maîtrise de techniques complexes, et en cela il n’est pas si loin de la figure du peintre.

La compréhension des technologies et de leurs enjeux ouvre de nouveaux territoires créatifs. La matière numérique, particulièrement exigeante, n’offre au grand public que des usages banalisés et conformistes. Il y a donc tout lieu de penser que les passeurs que nous avons évoqués peuvent être plus que des amuseurs, mais d’indispensables défricheurs, semeurs de points d’interrogation dans les certitudes de l’univers techno-scientifique.


Communication Scientifique Ludovia 2008 par Michel LAVIGNE (Extraits)
Maître de Conférences Université Paul Sabatier – Toulouse III
LARA (Laboratoire de Recherche en Audiovisuel) – Université Toulouse II le Mirail

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