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« Faire soi-même » les jeux vidéo : l’exemple de l’additiel

Au fur et à mesure de leurs expériences ludiques et du développement des jeux vidéo, les joueurs acquièrent une expertise qui enrichit leur encyclopédie et leur permet d’interagir avec le jeu. L’encyclopédie est l’ensemble des connaissances et expériences d’un individu ou d’une collectivité auxquelles l’individu se réfère pour construire le sens du monde qui l’entoure (Eco, 1984). L’encyclopédie du joueur est constituée des expériences perceptives, des affects et des connaissances spécifiques ou non aux jeux vidéo et est sans cesse réutilisée pour reconnaître, comprendre et interagir avec le jeu. Cette encyclopédie se transforme au fil des expérience de vie et de jeu du joueur et son enrichissement permet un plus grand contrôle sur l’expérience de jeu : des connaissances plus grandes du jeu vidéo permettent non seulement de « jouer le jeu », mais aussi de se l’approprier à son avantage (corrélation foucaldienne entre le savoir et le pouvoir).

En effet, si l’espace de jeu est délimité par un cadre conceptuel et technologique dont le joueur doit tenir compte, à l’intérieur de ces limites, le joueur possède un espace d’appropriation suffisant pour percevoir, interpréter et évaluer le jeu de manière unique pour ensuite interagir avec les éléments du jeu.

Les choix de jeu mis en place par les concepteurs offrent un cadre interprétatif aux joueurs qui borne les possibilités d’action dans le jeu, mais qui ne les prédétermine pas entièrement. L’espace d’appropriation, non seulement rend possible le déploiement du jeu puisque, par définition, il permet l’existence d’un espace de jeu (de mouvements), mais, en plus, il permet de transformer le jeu (de manière physique ou interprétative). Le joueur, en maîtrisant les signes et les règles organisant les jeux vidéo, peut s’approprier le jeu, le faire sien et devenir alors le créateur de sa propre expérience ludique. Les jeux vidéo sont principalement développés par les concepteurs et éditeurs de jeux vidéo, mais les joueurs participent à l’élaboration des représentations, des significations et des usages. Grâce à leurs connaissances, les joueurs peuvent agir sur le jeu et peuvent « faire (en partie) eux-mêmes » les jeux vidéo – particulièrement les jeux vidéo en ligne.

S’approprier le jeu

Définition du jeu
L’expression « faire soi-même » les jeux vidéo ne réfère pas à tous ces joueurs qui créent leurs propres jeux vidéo, indépendants, et qui sont diffusés à l’extérieur des circuits commerciaux ni au fait que les concepteurs soient, dans la presque totalité des cas, eux-mêmes des joueurs. Il est plutôt question ici de ces joueurs qui ne travaillent pas pour un éditeur de jeux, mais qui participent tout de même, à leur manière, au développement des jeux vidéo commerciaux ou, du moins, qui leur donnent de nouvelles significations.

En effet, une partie de la communauté des joueurs expérimentés s’approprie les jeux vidéo pour les développer ou faire des détournements de sens et d’usage. Cela ne concerne pas l’expérience que vivent tous les joueurs, mais présente une réalité vécue par une partie de la communauté et est le reflet d’une certaine mentalité présente chez des joueurs, surtout ceux qui sont expérimentés (hardcore gamers). Les jeux vidéo commerciaux sont des produits finis, mais, pourtant, une fois mis sur le marché, ces jeux continuent d’être transformés grâce à l’intervention de certains joueurs.

D’un point de vue philosophique, la liberté des joueurs de « faire soi-même » le jeu est inscrite dans la définition même du jeu. Selon Colas Duflo, le jeu est « l’invention d’une liberté dans et par une légalité » (1997 : 57), le point de rencontre entre la liberté et les contraintes étant justement le jeu. Le « jeu » est cet interstice entre des pièces, c’est-à-dire un espace libre permettant le mouvement, mais qui est encadré par des barrières définies. La contingence fait partie de la définition du jeu et cette marge assure l’exercice du jeu, qui se renouvelle sans cesse. Si celui-ci est un ensemble de règles et de représentations données a priori, seul le joueur en actualise l’expression : le jeu est nécessairement « performé » par le joueur et dépend de l’attitude qu’il adopte face au jeu.

Ce dernier devient ce que le joueur en fait comme expérience, mais, si le joueur affecte le jeu, il est aussi affecté par lui d’une manière qui n’est jamais statique. Même en suivant les règles à la lettre, le joueur donne une forme nouvelle au jeu, grâce à son encyclopédie (perceptuelle, conceptuelle et affective), et rend possible l’existence du jeu. Son expérience de jeu, d’une partie à l’autre, d’une fois à l’autre, ne sera jamais la même, car l’encyclopédie du joueur évolue et, par le fait même, l’interprétation et l’expérience qu’il fera du jeu.

Bien sûr, certains jeux, comme le jeu vidéo, peuvent conditionner à certains types d’expérience et il peut être difficile de maîtriser l’objet. Or, il est impossible de circonscrire complètement ce que deviendra le jeu : une fois sur le marché, rien n’en garantit son interprétation et son usage et des connaissances et/ou une imagination suffisantes dans le domaine (liées à une attitude face au jeu) permettent aux joueurs d’agir sur le jeu. La rencontre entre les limites du jeu vidéo et les possibilités d’interprétation et d’action est le lieu de médiation, le lieu où le joueur s’approprie le jeu pour en répéter les règles ou les transformer – en d’autres mots, pour singulariser son expérience ludique grâce à l’appropriation.

L’espace d’appropriation
L’espace d’appropriation est un espace plus ou moins créatif pour interpréter le monde et, éventuellement, l’adapter (plus ou moins consciemment) à son usage. Le joueur s’approprie le jeu et peut pousser ses règles, les suivre, les transformer, les réinventer. Le joueur est un médiateur qui, pour reprendre les mots de Latour (1997), peut traduire ce qu’il transporte, le redéfinir, le redéployer et le trahir. L’espace de jeu a une autonomie à part entière et les concepteurs de jeux, bien qu’ils instaurent des limites (conceptuelles et technologiques) au média, ne peuvent en contrôler l’entière utilisation : en tant que médiateur, un joueur peut entretenir des rapports imprévisibles avec le jeu.

Le joueur, même placé au cœur d’un cadre solide, se construit un espace de jeu pour faire sien l’univers qui lui est présenté et procéder à des détournements (De Certeau, 1980). La pratique et l’attitude des joueurs définissent ainsi ce que sont les jeux vidéo et ce, dans un processus en constant devenir qui n’est pas (entièrement) contrôlé par les concepteurs (Malaby, 2007).

Ces façons de s’approprier le jeu, qui ne sont parfois pas prévues par les concepteurs et éditeurs de jeux, permettent un équilibre entre ce que le jeu propose et la façon dont le joueur en dispose. Plusieurs joueurs font preuve d’initiatives dans l’appropriation des jeux vidéo et cette appropriation prend différentes formes : une appropriation ludique, comme, par exemple, le fait de jouer à la cachette ou aux dominos géants dans un jeu de tirs à la première personne (shooter) tel que HalfLife; une appropriation sociale où, dans un jeu de rôle en ligne tel que World of Warcraft, des joueurs organisent des initiations ou des fêtes via des avatars; une appropriation politique, où, dans un jeu de rôle tel que SecondLife, des joueurs se réunissent, via leurs avatars, pour manifester ou faire des campagnes de sensibilisation; une appropriation économique comme, par exemple, le fait de développer une économie parallèle en vendant des objets pixellisés en échange de dollars dans des jeux tels que EverQuest; une appropriation éthique, comme, par exemple, dans le jeu de stratégie en temps réel, Mankind, où des joueurs se sont spontanément faits les « gardiens du Bien »; une appropriation esthétique comme, par exemple, tous ces jeux qui servent de décor pour la création de films ou de vidéoclips par des joueurs (ce qu’on appelle des machinimas).

Les additiels

Ce qu’est un additiel
De nombreux autres exemples d’appropriation pourraient être cités, car il ne faudrait pas croire que ces cas sont isolés. Cependant, dans le cadre de cette communication et dans l’optique du « faire soi-même », l’exemple le plus probant de la participation des joueurs au développement des jeux vidéo commerciaux grâce à leur appropriation est le développement d’additiels (add-ons) par certains joueurs expérimentés. En effet, les joueurs qui veulent améliorer le jeu ou leur expérience ludique programment des additiels qui viennent se greffer au jeu.

L’additiel est un petit programme qui est ajouté au logiciel du jeu et qui permet d’effectuer certaines fonctionnalités.Dans un jeu tel que World of Warcraft, la plupart des additiels ont une fonction informative et/ou ils facilitent les actions dans le jeu. Par exemple, un additiel appelé Healbot permet non seulement d’afficher la ligne de vie de tous les joueurs qui sont dans la même équipe qu’un healer (la fonction de certains joueurs est de donner de la vie), mais aussi de donner de la vie directement, à l’aide d’un seul clic pour l’ensemble des joueurs (au lieu de sélectionner les joueurs les uns après les autres, ce qui peut être particulièrement difficile en pleine bataille).

D’autres additiels indiquent les sorts que sont en train de lancer les ennemis, le niveau de dommages que les joueurs font, la valeur des objets à l’encan, etc.

Ces additiels sont créés par les joueurs eux-mêmes et échangés gratuitement sur des sites qui leur sont spécifiquement dédiés, tels que wowace.com et curse.com pour World of Warcraft. Les joueurs téléchargent et installent les additiels dans un dossier spécifique du jeu. Une fois le jeu lancé, le joueur peut mettre en fonction l’additiel et parfois décider de son lieu d’affichage. Certains joueurs peuvent en installer plus d’une centaine : on constate alors que non seulement leur interface de jeu n’est plus du tout comme celle d’origine, mais l’expérience même de jeu est différente. Le contrôle, la performance et les facultés requises ne sont plus les mêmes et le jeu se trouve passablement transformé.

Certains joueurs, d’ailleurs, reprochent aux additiels de trop simplifier la vie des joueurs et sont qualifiés de tricherie (« ce n’est plus le jeu ») alors que d’autres affirment qu’ils sont un moyen de jouer plus efficacement (« c’est le jeu, en mieux »). D’ailleurs, il est fort probable que les additiels créés par les joueurs, dans le jeu World of Warcraft, ont été la cause d’une réussite si rapide du jeu en entier par les joueurs (le fait que les joueurs complétent si rapidement le jeu, lors de son expansion Burning Crusade, par exemple, a surpris l’éditeur du jeu, Blizzard Entertainment).

En fait, les additiels offrent des avantages indéniables aux joueurs qui les possèdent : ces utilisateurs ont plus d’informations, peuvent prendre de meilleures décisions, réagir plus vite, être plus efficaces. En d’autres mots, les additiels permettent d’améliorer la performance de jeu en fournissant des informations supplémentaires au joueur et/ou en réduisant son temps de réaction. Il faut bien comprendre que dans le type d’univers tel que World of Warcraft, une majorité de joueurs veulent être performants.

Pour cela, ils doivent contrôler le plus possible le jeu et ce contrôle passe par l’expérience, par l’accumulation de connaissances, par la réception d’informations en temps réel et par un temps de réaction le plus court possible. Les joueurs passent des heures à s’informer auprès des autres joueurs au moment du jeu, mais aussi lorsqu’ils quittent l’interface de jeu : ils fréquentent des sites web créés par des joueurs, lisent de la documentation aussi préparée par des joueurs, consultent des livres, etc. Certains joueurs rédigent des « manuels » d’utilisateurs pour aider les autres joueurs ou développent des méthodes de calculs statistiques pour améliorer leurs performances et celles des autres joueurs. L’éditeur du jeu n’a rien à voir avec le contenu de ces documents, entièrement faits par les joueurs et partagés entre eux.

Le partage des additiels

Ce qui est fascinant avec l’exemple donné par les additiels, c’est qu’ils sont partagés entre tous les joueurs alors que ceux-ci sont très compétitifs entre eux et cherchent par tous les moyens à améliorer leur performance. Le joueur qui crée (code) un additiel, au lieu de le garder pour lui-même et d’avoir cet avantage sur les autres joueurs (et pouvoir être le meilleur), le donne en accès libre pour que tous puissent en profiter. Tous les joueurs ont accès à ces additiels et peuvent, à leur tour, transformer une partie du jeu. Il faut beaucoup de connaissances, autant du jeu que de l’informatique pour pouvoir programmer un additiel et la réalisation de ces ajouts au jeu n’est pas donnée à tous. Cependant, plus les joueurs enrichissent leur encyclopédie, plus ils sont à même d’agir sur le jeu : plus ils ont de connaissances, plus les joueurs ont un pouvoir direct sur le jeu et son expression et peuvent, par exemple, créer des additiels.

Il faut aussi mentionner que tous les additiels sont écrits en code source ouvert et tous peuvent les modifier pour les améliorer. Ces modifications sont ensuite partagées avec la communauté des joueurs qui effectuent à leur tour d’autres améliorations ou en créent carrément des nouveaux. L’esprit de cette communauté de joueurs est que le partage de leur travail est le meilleur moyen de tester et d’améliorer leurs habiletés en programmation, d’apprendre grâce aux commentaires et suggestions des autres (feedback) et de développer de meilleurs additiels en mettant en commun les forces de tous les programmeurs. « Faire soi-même » des additiels pour des jeux vidéo est un moyen d’apprendre qui passionne plusieurs joueurs.

En fait, outre l’amélioration de ses compétences, le joueur créateur d’additiels obtient une reconnaissance de la part de la communauté des joueurs – reconnaissance de sa valeur comme joueur, mais aussi reconnaissance de ses talents en informatique et du don qu’il a fait. La communauté de joueurs joue un rôle important dans l’expérience de jeu et dans l’apprentissage faite de la programmation et cette communauté ne doit pas être sous-estimée quant à son pouvoir d’agir sur les jeux vidéo et leur développement.

Les passionnés d’un jeu vidéo unissent leurs forces pour développer des additiels (mais aussi des usages particuliers) et leur travail et expériences sont partagés dans la communauté des joueurs (principalement grâce à Internet). Cette façon de penser n’est d’ailleurs pas étrangère à la culture hacker et à cette communauté. Avant d’aller plus loin, il faut préciser que le mot hacker ne doit pas être confondu avec le mot « cracker », qui désigne les pirates informatiques ayant l’intention de nuire (to crack – briser). Les hackers sont plutôt des passionnés d’informatique associés au mouvement du logiciel libre et des valeurs qui y sont véhiculées.

Les joueurs/Hackers

La mentalité hacker

Toute la mentalité des hackers se base sur la coopération, l’échange, la « gratuité », l’enseignement participatif, le partage, la considération pour les autres, l’ouverture, la liberté d’expression, la créativité, la passion, le respect de la vie privée, la résolution de problèmes en groupe, le développement de meilleurs outils utiles à tous, la liberté d’utilisation et de critique, la possibilité de participer au développement, un pouvoir décentralisé et l’absence de hiérarchie autre que celle basée sur les résultats produits par chacun. Bien sûr, comme le souligne Himanen, qui a écrit le livre L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information (2001), ces valeurs sont des idéaux, pas nécessairement toujours atteints, mais qui sont tout de même une direction qui guide le mouvement hacker du « libre ».

Ces valeurs d’égalité sociale, de participation du citoyen et de reconnaissance de la créativité de l’individu ne sont pas sans rappeler les bouleversements sociaux qui ont eu lieu en Occident dans les années 1960-1970, au moment même de la révolution informatique et des balbutiements des premiers jeux vidéo. Des noms tels que Russells, Wozniak, Thompson, Ritchie, Jobs, Bushnell, Pajitnov, Cerf, Berners-Lee, Andreessen, Torvalds, Joy et Stallman sont associés à l’histoire de l’informatique et des jeux vidéo.

Ces passionnés d’informatique ont développé l’ordinateur personnel, les premiers logiciels et consoles de jeux vidéo, le réseau Internet, la Toile (World Wide Web), le protocole TCP/IP, les serveurs Apache, différents logiciels dont un fureteur et même un système d’exploitation (Linux). Ils ont eu une influence majeure dans la révolution de l’informatique, eux-mêmes inspirés par les « pères de l’informatique », John von Neumann (1903-1957), Alan Turing (1912-1954) et autres Shannon qui ont, selon l’éthique scientifique, partagé leurs connaissances et leurs découvertes avec l’ensemble de la communauté pour favoriser l’émergence du savoir (en l’occurrence, l’informatique moderne).

L’histoire de l’informatique et celle des jeux vidéo sont donc intimement liées à l’histoire du mouvement hacker. Bien que l’entreprise privée ait désormais pris le contrôle presque total du développement des jeux vidéo commerciaux, la mentalité du « libre », à travers le Web (qui, rappelons-le, échappe encore aujourd’hui au contrôle de l’État ou de l’entreprise privée), continue d’influencer les esprits. Les joueurs sont baignés dans cette culture du « libre » et les jeux se pratiquant sur le réseau sont d’autant plus influencés par la culture hacker.

À travers l’histoire du développement des jeux vidéo, les exemples sont nombreux démontrant les diverses manières dont les joueurs se sont appropriés les jeux vidéo, conformément à la mentalité hacker, ou ont participé directement au développement de certains jeux.

Le développement des jeux vidéo par les joueurs

Les concepteurs du premier jeu vidéo de tir à la première personne (FPS) en réseau avaient d’ailleurs bien compris que la culture hacker profiterait à l’industrie du jeu vidéo, si elle était bien « canalisée ». L’éditeur de jeux vidéo Id Software, créé en 1991 suite au succès du jeu Commander Keen, réunit trois jeunes hackers qui réalisent le célèbre Wolfenstein 3D. En 1992, ils éditent le jeu Doom, un  jeu de tir se jouant à quatre joueurs. La première partie du jeu (sur les trois développées) a été distribuée gratuitement sur Internet et les copies se sont multipliées, de façon tout à fait légale. Les joueurs, s’ils avaient apprécié cette première partie, pouvaient obtenir le jeu au complet pour une modique somme transitée sur le web. Id Software n’ayant pas à faire affaire avec le système de distribution (avec plusieurs intermédiaires à payer) s’est vu récolter tous les profits directement, inaugurant ainsi un nouveau modèle économique conforme à l’ère du commerce électronique (Ichbiah, 2004 : 192). Les joueurs ont d’ailleurs fait eux-mêmes la publicité pour ce jeu, qui s’est rapidement dissiminé grâce à Internet.

Plus intéressant encore, le moteur du jeu a été rendu disponible pour les joueurs et ils ont pu le modifier pour développer leurs propres environnements. Ainsi, Doom a été développé grâce à la participation des joueurs et hackers qui se sont littéralement appropriés le jeu, conformément à l’éthique hacker.

La communauté Internet a contribué à l’amélioration du jeu. Partout dans le monde, des joueurs se sont affairés pour développer de nouveaux décors pour Doom. Certains programmeurs de haut niveau ont même « démonté » le logiciel et créé des outils permettant de le faire évoluer. Une fois qu’un joueur avait terminé Doom, il pouvait donc récupérer les centaines de niveaux disponibles sur Internet. Bien qu’id Software n’ait tiré aucun profit direct d’une telle ébullition, celle-ci a amplifié le phénomène Doom. Ce jeu s’étant ainsi vu doté d’une forme d’évolution spontanée (Ichbiah, 2004 : 193).

Pour la suite de Doom, id Software a mis en ligne trois niveaux de son nouveau jeu, Quake (qui se joue à 16 joueurs simultanément), pour qu’il soit testé par les joueurs eux-mêmes. « Deux jours plus tard, des listes d’anomalies affluent dans la boîte aux lettres électronique des programmeurs. Certains ‘bidouilleurs’ ont eux-mêmes concoctés des corrections et ne sont que trop heureux de les fournir à id Software (Ichbiah, 2004 : 202) » . D’ailleurs, le fait que Quake puisse se jouer à seize joueurs entraîne la création de serveurs par des joueurs passionnés par le jeu et le succès du jeu est garant de l’apport des joueurs pour le développer et le diffuser (et d’autres jeux, tel que Team Fortress, seront développés à partir de l’engin de Quake).

Sur le même modèle économique et selon la même éthique hacker seront aussi développé les jeux de tir Duke Nukem, Unreal et Counter Strike (un mod du jeu Half-Life qui deviendra extrêmement populaire). D’autres types de jeux se font littéralement approprier par les joueurs qui en développent des usages (tel que le conc jumping) ou même du contenu (avec les additiels ou des objets intégrés au jeu). Herz, dans son article « Gaming the System », donne l’exemple de Sim City: le jeu a été accompagné d’outils pour permettre aux joueurs de créer leurs propres éléments dans le jeu. Rapidement, les joueurs se sont mis à fabriquer leurs propres objets et à personnaliser leur jeu (custom).

Cette décision de la compagnie de permettre aux joueurs de développer le jeu a été un succès à tous les niveaux : les joueurs ont apprécié personnaliser leur expérience ludique, créer leurs propres éléments du jeu et échanger leur production alors que les concepteurs profitaient de cet engouement qui n’exigeait aucun investissement. Tellement que, selon Herz, quatre-vingt-dix pourcent du contenu du jeu était, en 2002, produit par les joueurs eux-mêmes. Selon l’auteur, la principale motivation des joueurs serait la reconnaissance des autres joueurs face à leur production et Herz parle de la « social ecology of videogames » (2002 : 91). Créer une partie du jeu, c’est prolonger l’expérience ludique du joueur et, désormais, grâce au réseau d’Internet, ces créations peuvent être partagées avec des milliers, sinon des millions de joueurs.

It is this web of relationships between players that sustains the videogame industry […] it was not hardware or software that drives innovation in videogames. Rather, it is the intersection of open architecture and on-line social dynamics that drives the medium forward. A highly networked, self-organizing player population is given the tools to customize and extend games, create new levels, modifications and characters (Herz: 2002: 93 et 97).

Certains partisans du « libre » ont d’ailleurs affirmé que, sans l’intervention des hackers, nombre des réalisations liées aux nouvelles technologies n’existeraient tout simplement pas aujourd’hui. Nous pourrions ajouter que le dévelopement des jeux vidéo serait différent sans l’apport des joueurs/hackers. Le développement du jeu s’inscrit dans cet héritage du « libre » et une partie des joueurs continue de faire des usages originaux des jeux vidéo et de les transformer, conformément à l’éthique hacker du partage, de l’enseignement coopératif et de la passion. L’exemple de l’additiel est, à cet égard, révélateur, mais plusieurs autres exemples, pour différents types de jeux, pourraient être donnés démontrant à quel point le développement des jeux vidéo commerciaux a été garant et dépend encore aujourd’hui en partie de l’usage fait par la communauté des joueurs.

Conclusion

Bien sûr, dans cette présentation, seuls quelques exemples ont été donnés et certains aspects importants de la question n’ont pas été abordés. Par exemple, il n’a pas été question de la façon dont les développeurs et éditeurs de jeux exercent un contrôle à la fois sur l’expérience de jeu des joueurs et sur les possibilités de développement du jeu. Pour revenir au jeu World of Warcraft, il faut mentionner que Blizzard Entertainment, l’éditeur du jeu, intègre, tolère ou interdit chacun des additiels qui sont ajoutés au jeu et a toujours un droit de regard sur les additiels qui sont utilisés.

Blizzard Entertainment a toujours le dernier mot sur l’usage qui est fait du jeu et demeure le propriétaire de tout le matériel qu’il s’approprie (de tous les additiels intégrés au jeu). L’éditeur demeure le principal producteur du contenu du jeu et l’apport des joueurs demeure modeste par rapport à la programmation réalisée par les employés de la compagnie. Blizzard Entertainment n’a pas le contrôle total lors de l’actualisation du jeu, mais il fait en sorte d’avoir le plus de pouvoir possible (autant d’un point de vue de la programmation que d’un point de vue juridique ou autres).

Cependant, la compagnie n’a pas intérêt à empêcher complètement les joueurs de développer des additiels, car, parmi ces productions et ces usages, plusieurs ont été ou seront reprises dans les versions subséquentes du jeu. Ces joueurs informaticiens qui programment des additiels développent le jeu et leurs créations peuvent être intégrées à la plate-forme ludique sans rénumération de la part de Blizzard Entertainment. En outre, des usages ludiques ou artistiques tels que les machinimas constituent un outil de promotion pour les compagnies, car ces films produits dans les décors de leurs jeux peuvent être visionnés des milliers de fois grâce à une diffusion sur Internet. Si la mentalité hacker imprègne une grande partie de la communauté des joueurs et du web 2.0. en général, les éditeurs de jeux vidéo commerciaux profitent de ces créations, même si c’est parfois de manière marginale.

En regardant l’exemple des additiels, il est vrai de dire que très peu de joueurs verront leurs productions être intégrées aux jeux vidéo commerciaux. Cependant, tous les joueurs, à des échelles différentes, s’approprient le jeu et font preuve, à un moment ou un autre, de créativité, ne serait-ce que dans l’interprétation et l’expérience, nécessairement uniques, qu’ils en font. Les jeux vidéo prédisposent certainement à un certain type d’interprétation et d’usage, mais, au bout du compte, ils ne prédéterminent pas ce que le joueur en fera.

S’il n’était pas possible, pour le joueur, de s’approprier le jeu et d’exercer sa liberté dans la contingence du jeu, l’expression des jeux vidéo ne serait pas celle qui est observée actuellement : il est d’ailleurs fort à parier que, si les joueurs étaient aussi contraints que certains l’affirment et qu’ils ne pouvaient pas « faire (en partie) soi-même » le jeu, les joueurs ne joueraient pas autant… Comme dirait Duflo, l’humain joue pour apprendre sa liberté (1997 : 75).

Communication scientifique LUDOVIA 2008 par Maude BONENFANT (extraits)
HOMOLUDENS, Groupe de recherche sur la communication et la socialisation dans les jeux vidéo
GERSE, Groupe de recherche sur la sémiotique des espaces
Université du Québec à Montréal (UQAM)

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