POINT DE VUE

Eloge de la modération

Nicolas Le Luherne n’aime pas entrer dans la polémique ; l’article de Philippe Bihouix dont nous avons déjà parlé dans ludomag avec « Numérique en classe : élève t-on nos enfants hors-sol ? » de Ninon Louise LePage, »Les élèves ne sont pas des tomates ! » avec Stéphanie De Vanssay et « Hors-sol ou l’école déconnectée » par Caroline Jouneau-Sion lui ont pourtant donné matière à réagir « positivement ».

J’ai longtemps hésité à réagir à un article de libération qui stimule un peu plus les lignes de fracture qui apparaissent depuis quelques mois au sein du monde de l’éducation. Je me suis, toujours, imposé un minimum de commentaires et d’évoquer uniquement ce qui me paraît positif.

Ce n’est pas de l’angélisme mais j’aime laisser aux autres la polémique. Puis à l’image des rêveries d’un promeneur solitaire, je suis allé fouiller dans ma bibliothèque mondiale accessible par cet outil formidable qu’est le World Wide Web.

Je suis, alors, tombé sur un article d’une de mes revues préférées : les inrocks (oui, comme tous les hipstprofs de moins de 40 ans). Quand on a introduit les instruments et les outils numériques dans sa pratique professionnelle, il est difficile d’entendre que le numérique serait un désastre pour l’École.

Les barricades…

Le mot désastre évoque : le malheur, la ruine, la calamité quand je consulte mon OPNI (Objet Papier Non Identifié) : Le Robert illustré 2014. Je ne vais pas invoquer Umberto Eco et la sémiologie pour relever ce qu’a de clivant et de violence, ce terme, d’autant que j’ai été tenté d’y céder. Je suis comme tout le monde, je cède parfois à l’irrationnel comme si il existait des barricades.

Forcément, comme elles n’ont que deux côtés, je suis du bon. Je vais chercher dans ma bibliothèque la référence qui “tue”, le titre punchline. J’aime les pastiches et ce coup-là je voulais détourner le titre du pamphlet du comité invisible : L’insurrection qui vient. Cela ressemblait au “Désastre qui ne viendra pas”. Je voulais, d’ailleurs, utiliser ce paragraphe : “Sous quelques angles que l’on prenne, le présent est sans issue…. à tous ceux qui prétendent détenir des solutions, ils sont démentis dans l’heure”.

J’avais pour consolider tout cela, une liste d’articles prélevés sur le web (je les partage dans les sources) pour étayer la dispute.

…mais ça, c’était avant.

Oui, ça c’était avant. D’abord, je ne suis pas Nostradamus et je ne peux pas prédire de l’école. Je n’ai pas l’autorité d’un chercheur en sciences de l’éducation pour faire de la prospective. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas mon avis mais tout simplement qu’il faut faire preuve d’humilité.

A relire les deux articles (il faut dire que je n’ai pas encore lu le livre), je nous ai trouvé des points communs (eh oui !). D’abord, j’ai relayé un article du blog de Philippe Silberzhan. Il évoque quatre erreurs que l’on commet facilement quand on passe au digital.

Pour résumer, un peu rapidement, le numérique n’est pas une baguette magique. En matière de pédagogie comme de management, c’est l’humain qui compte. Les outils ne sont qu’au service de la démarche pédagogique.

Le soucis de l’élève :

Nous avons tous une vision de l’école.

L’École, c’est un peu l’équipe de France de football, il y a 60 millions de sélectionneurs.

C’est une bonne nouvelle car nous sommes tous concernés par ceux qui seront la France de demain. Ces visions ne sont ni meilleures, ni moins bonnes que les autres. Elles sont les nôtres. Le plus important est le souci de l’élève et de la réussite de leurs apprentissages. Le titre est très bon et accrocheur, cependant, il interroge aussi sur l’état de la communication entre les différents acteurs de l’éducation. Si j’avais écrit cet article, j’aurais participé à cette fuite en avant eschatologique. Je ne voulais pas me trouver dans la situation de Bruce Willis dans Armageddon (oui, j’ai une série de film culte dont j’ai un peu honte), surtout que pour être honnête, je ne serais jamais le sauveur de l’Éducation et plus encore celui de l’humanité.

Sortons de nos bulles :

Alors, qu’est-ce qui m’a décidé à écrire finalement ? Le partage d’un ludovien bien connu : Lyonel Kaufman. Je suis tombé, grâce à lui, sur cet article du Monde intitulé La propagande des algorithmes ? Vraiment ?

Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une attaque bien maladroite et mal venue au livre qui vient de paraître. Deux passages, de cet excellent papier, m’ont marqué. Le premier nous explique que “les réseaux sociaux notamment ont renforcé l’absence de consensus, l’absence de vérité partagée”. Le second nous dit que : “Les algorithmes des médias sociaux nous enferment dans nos bulles de filtres nous proposent une vision du monde soigneusement sélectionnée pour aller dans le sens de nos croyances et de nos convictions, nous éloignant de toutes réfutations”.

Ma réaction témoigne de ces deux symptômes : le manque de prise de hauteur et l’effet citadelle. Je ne suis pas une victime du numérique. J’ai tendance à ne suivre (comme beaucoup) que les gens avec qui je partage des affinités pédagogiques. C’est, toujours, plus facile d’échanger avec notre cercle que de débattre avec l’autre. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir été prévenu !

Une démarche didactique et pédagogique :

J’ai relu les deux articles et on y parlait beaucoup d’outils et d’instruments. Quelque chose nous unit pourtant : le soucis de faire progresser nos élèves.

J’ai le sentiment qu’il y a maldonne parce que tous ceux que je connais et qui utilisent le numérique, ne le font qu’au service d’une démarche didactique et pédagogique.

Par exemple, j’ai utilisé édugéo pour faire de la diachronie. Mon objectif était de montrer l’étalement urbain de la ville où j’habite. Quand j’étais étudiant, il fallait plusieurs cartes IGN, une grande table… avec cet instrument pédagogique : je pouvais le faire en un clin d’oeil.

Ici, ce n’est pas par facilité mais simplement pour consacrer l’attention de mes élèves à mon réel objectif pédagogique et didactique.Cet instrument me permettait de penser l’apprentissage du croquis en granules.

Je commençais par le système d’information géographique pour finir par le papier. Parfois, je n’ai pas honte de le dire : j’utilisais un OPTD (Objet Pédagogique Technologiquement Dépassé) : le rétroprojecteur. Oui, oui, ce machin est idéal pour s’entraîner aux croquis fait à la main. Il permet de recommencer, de comparer à l’aide du transparent et finalement de se mettre en confiance.

Enseigner hors-sol ou plutôt enseigner hors-âge ?

Je ne sais pas ce qu’est enseigné hors-sol. Philippe Zilbersahn répond d’une certaine manière quand il nous dit “qu’on ne peut pas penser un changement technologique hors-sol, que la technologie est toujours le produit d’une société, qu’elle modifie en retour”. Mon objectif est, surtout, de ne pas enseigner hors-âge. Enseigner c’est un chemin avec quelques embûches et parfois des erreurs d’orientation. Chaque classe est différente mais il faut tenter de trouver des outils qui permettent de différencier les parcours (cela ne se fait pas, je me site, mais cet article explicite mon parcours d’enseignant).

Vous savez, je suis même plutôt “réac” d’une certaine manière, mes références pédagogiques sont du début du XX siècle quand le monde passait beaucoup plus de temps à se déchirer qu’à penser à construire une école au service des élèves. Freinet, Montessori, Janusz Korshak, j’en ai retenu la bienveillance. Loin du laxisme : cette philosophie est de créer des conditions favorables pour que les élèves progressent. Être bienveillant, c’est encourager tout le temps, et parfois sanctionner, pour progresser.

Une autre manière de voir le monde :

L’introduction du numérique dans la classe, cela a été l’occasion de me poser de nouvelles questions. Qu’est-ce que je vais faire de ce nouvel outil ? Qu’est-ce que cela change à la manière dont j’anime la classe, à la géographie. Je suis allé voir ce qu’il se faisait ailleurs.

J’ai lu le livre de Chris Anderson : Makers. « Quand je construis un scénario pédagogique, comme le grand-père de l’auteur, j’ai toujours aimé réfléchir, construire des prototypes, tenter de résoudre des casses-têtes, trouver des solutions. C’est passionnant d’être enseignant !  »

Les rencontres se sont multipliées au même rythme que les questions. Il n’y a pas longtemps, j’ai entendu parler d’école lassalienne (c’est pas tout jeune). J’ai retrouvé des mots qui rimaient avec ma passion de la musique underground des années 1980. Le Do-it yourself, devenir un enseignant bricoleur, autonome et en même temps dans une équipe plus large.

Les murs sont tombés et pourtant je n’ai jamais senti être autant ancré dans la classe.

Je me suis même intéressé au Jugaad ou l’art de faire plus avec moins. J’ai bien conscience qu’il n’y a pas de corne d’abondance ouverte. Si je traverse la rue, le fablab du coin organise des cours pour programmer avec un kit Arduino (il faut que j’y aille) et surtout un “Repair café”. Et pourquoi pas réparer, recycler et bricoler avec mes élèves. Aller voir ailleurs, réfléchir aux conséquences… Une belle leçon d’écologie appliquée non ?

Des gardes-fous :

Je regarde une nouvelle fois ma bibliothèque et j’y vois trois livres “de chevet pédagogique” : Serge Tisseron : 3-6-9-12, André Tricot et Franck Amadieu : Apprendre avec le numérique et un nouveau : le cerveau funambule de Jean Philippe Lachaux. Les deux premiers livres sont des gardes-fous, ils permettent de discerner les mythes des réalités. Le dernier permet de revenir au principal comment mettre l’élève dans des conditions optimales d’apprentissages.

Le dernier samouraï :

Le problème principal, quand on ne se parle et ne s’écoute plus, est de voir l’autre comme un pompier pyromane. Les échanges sont entre le sarcasme, l’argument d’autorité et l’affrontement de bibliothèque à bibliothèque. Qui connait, réellement, les ambitions de l’autre pour les élèves ? J’ai le sentiment que l’on tombe dans les travers du Dernier Samouraï.

L’image est un peu étrange, mais elle est plus explicite quand on regarde l’émission Motion vs History de Nota Bene (Je conseille cette chaîne youtube à tout le monde). Les deniers Samouraï ont utilisé des fusils et pas des katanas ! Le danger des citadelles, c’est l’image d’épinal qu’elle soit pro ou anti-numérique.

Et si on se parlait ?

Empathie et respect de l’altérité, appliquons-nous les valeurs que l’on souhaite transmettre aux élèves. Il n’y a pas une bonne manière d’enseigner, il n’y a pas de formule magique.

Le numérique n’est pas la pierre philosophale et les enseignants ne sont pas des alchimistes.

Il y a simplement des stratégies qui relèvent de la classe, de l’enseignant, de la programmation mais aussi de l’instant. Nos élèves méritent mieux que des punchlines, ils méritent de la modération. Il est temps que nous sortions des “tranchées et de se dire” : “Et si on se parlait ?”

 

Sources :

Philippe Bihouix : «Avec l’école numérique, nous allons élever nos enfants « hors-sol », comme des tomates», entretien Par Noémie Rousseau, Dessin Sylvie Serprix, Libération, 2 septembre 2016.

Le numérique est-il un désastre pour l’école ?, Fanny Ménéghin Les Inrocks, 1 septembre 2016.

Former à la transformation digitale: Quatre erreurs fréquentes, Le blog de Philippe Silberzahn, 25 avril 2016.

La propagande des algorithmes ? Vraiment ?, Hubert Guillaud, Le Monde, 17 septembre 2016.

Le métissage pédagogique. Découvrez l’auto-socio-construction, Thot Cursus, Nicolas Le Luherne.

La vérité sur le dernier samouraï, Motion VS History #7, Nota Bene, 7 septembre 2016

Makers : la nouvelle révolution industrielle, Chris Anderson, 2002

3 – 6 – 9 -12 : Apprivoiser les écrans et grandir, Serge Tisseron, Eres, 2013.

Apprendre avec le numérique, Franck Amadieu, André Tricot, Retz, 2014.

Ce qui aurait dû être les sources de mon article :

Bernard Stiegler : « Avec le numérique, nous sommes dans l’obligation de repenser l’éducation », Christophe Castro, Inriality, 11 septembre 2013.

Les Z, ces « digital intuitives », Roxane Baché, Snip, 27 juillet 2016.

Dix expériences innovantes pour changer l’école, Le Monde, 5 septembre 2016.

 

 

 

 

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