Présence par écran, entre action et perception
L’université d’été Ludovia aura lieu du 23 au 26 août 2016 dans l’Ariège. Au sein de cet événement le colloque scientifique vous propose une trentaine de communications que vous pouvez découvrir sur Ludomag. Samira Ibnelkaïd vous présente « Présence par écran, entre action et perception« .
Nos sociétés contemporaines font face à une Révolution Numérique (Vial, 2012) au cours de laquelle l’émergence des nouveaux réseaux et interfaces de communication bouleversent l’organisation rituelle des interactions sociales. Le vaste spectre de formats d’interactions rendus possibles par les écrans (forum, tchat, microblogging, visio, etc.) et leur complexité plurisémiotique (Develotte & al., 2011) ont entraîné « l’éclatement de ce qui qualifiait le lieu, en particulier le face-à-face » (Prado, 2010 : 123). Se pose alors la question de la présence ; comment des sujets occupant des espaces différents parviennent-ils à se rendre présents l’un à l’autre ?
Il apparaît tout d’abord nécessaire de réfuter le discours cartographique et géolocalisé de l’espace et de l’appréhender d’avantage comme un point de vue, un regard vécu (Chabert, 2012 : 204). Cette approche se fonde sur une conception phénoménologique de l’espace à partir de la perception (Merleau-Ponty, 1945). Dans la mesure où tout objet ou sujet se rapporte directement ou indirectement au monde perçu et que ce dernier n’est saisi que par l’orientation, il est impossible de dissocier l’être de l’être orienté et il n’y a pas lieu de « fonder » l’espace ; l’espace est à l’horizon de toutes nos perceptions (Merleau-Ponty, 1945 : 293). Dès lors, le corps se révèle l’ancrage du sujet au monde. Il en résulte que le corps n’est ni dans l’espace ni dans le temps ; il habite l’espace et le temps. » (Ibid. : 162).
De surcroît, la communication entre les sujets se réalise autant « par le langage que par des expressions du corps, des sentiments devinés, une observation du comportement de l’autre » (Husserl, 1929). Les interactions sociales sont en effet considérées comme étant par nature des interactions de corps à corps (Cosnier, 2004). Les gestes du corps remplissent des fonctions énoncives, énonciatives et de copilotage de l’échange (Ibid.). De même le visage du sujet, son épiphanie, est déjà discours, il s’exprime (Levinas, 1936). Tout comme le regard des interactants qui marque l’engagement dans l’interaction. D’où la crainte de la disparition du corps en ligne. Or les adaptations possibles de l’image de soi projetée à l’écran (photo, avatar, émoticône, séquence animée, vidéo, etc.) participent d’une « présence corporelle assistée par ordinateur » (Casilli, 2012). Si bien que l’interaction par écran met en œuvre trois substances : le technique, l’intellectuel et le sensitif ; l’artefact, le conceptuel, le corporel (Frias, 2004). Un nouveau régime de métaphores corporelles se met en place et la corporéité d’aujourd’hui se vit dans l’aller-retour entre technologie et chair (Casilli, 2009). Pour que les acteurs se manifestent l’un à l’autre, une médiation technico-corporelle est nécessaire, quelle qu’en soit la forme. Cette manifestation de soi, apparition, est désignée sous se le terme d’ontophanie (à partir du grec ὄντος, « étant » et φαίνω, « se manifester »). Vial (2013) précise que l’ontophanie est « la manière dont l’être nous apparaît en tant qu’elle définit une manière de se-sentir-au-monde ». Il reprend cette notion d’ontophanie qu’il qualifie de numérique et l’applique aux nouvelles formes d’interactions qui se révèlent « numériquement centrées et fondamentalement hybrides à la fois en ligne et hors ligne sur écran et hors écran et qui forment un seul et même monde ». (Vial, 2013).
Nous proposons d’analyser les modalités de cette ontophanie numérique au cours d’interactions numériques à distance dans le cadre d’une rencontre entre étudiants français et américains à un cours de didactique des langues. Chaque participant de Lyon (France) rencontre un participant de Berkeley (USA) par trois modes interactionnels numériques : une première séance par forum, une deuxième par tchat, puis six séances par visio (Skype). Nous avons capturé ces interactions au moyen d’un dispositif technique consistant en une capture dynamique des écrans des participants en ligne et un enregistrement vidéo du contexte spatial présentiel (caméra externe). L’assemblage des vues ainsi que l’incrustation des transcriptions verbales permettent d’analyser simultanément les comportements communicatifs des participants sur et hors écran. À partir d’une approche interdisciplinaire – analyse multimodale des interactions (Kerbrat-Orecchioni, 2010 ; Mondada, 2008 ; Traverso, 2012) et analyse phénoménologique (Husserl, 1929 ; Merleau-Ponty, 1945) – il nous a été possible de dresser une topographie des espaces impliqués dans l’interaction par écran (du lieu objectif au lieu transsubjectif) et révéler l’existence de plusieurs actes de présence de soi à autrui (protophanie, ontophanie, transphanie). Par là est mise en exergue la collaboration technico-corporelle indispensable entre ces locuteurs géographiquement distants qui œuvrent à se rendre présents l’un à l’autre par attestations de leur engagement dans ces interactions hybrides.
Positionnement scientifique
Bien que notre section scientifique de rattachement soit la section 07 Sciences du Langage, nos travaux s’inscrivent dans une démarche interdisciplinaire entre analyse multimodale des interactions et phénoménologie.
Notre corpus d’étude consiste en des interactions numériques à distance dans le cadre d’une rencontre entre étudiants français et américains à un cours de didactique des langues. Chaque participant de Lyon (France) rencontre un participant de Berkeley (USA) par trois modes interactionnels numériques : une première séance par forum, une deuxième par tchat, puis six séances par visio (Skype). Nous avons capturé ces interactions au moyen d’un dispositif technique consistant en une capture dynamique des écrans des participants en ligne et un enregistrement vidéo du contexte spatial présentiel (caméra externe). L’assemblage des vues ainsi que l’incrustation des transcriptions verbales permettent d’analyser simultanément les comportements communicatifs des participants sur et hors écran.
Références
CASILLI A. 2009. « Culture numérique : l’adieu au corps n’a jamais eu lieu », in Esprit, n° 353, p. 151-153.
CHABERT G. 2012. « Les espaces de l’écran » in Écrans et Médias, n° 34, p. 203-215.
COSNIER J. 2007. « Le corps et l’interaction », in Chabrol, C. & Orly-Louis I. (éd) Interactions communicatives, Presses Sorbonne Nouvelle, p. 81-95.
DEVELOTTE C., KERN R. et LAMY M.-N. 2011. Décrire la conversation en ligne, le face à face distanciel, Lyon, ENS Éditions.
FRIAS A. 2004. « Esthétique ordinaire et chats : ordinateur, corporéité et expression codifiée des affects » in Techniques & Culture, n° 42, p. 1-22.
HUSSERL, E. 1929. Méditations cartésiennes. Paris : Vrin.
Kerbrat-Orecchioni C. 2010. « Pour une analyse multimodale des interactions orales. L’expression des émotions dans les débats politiques télévisuels » In Cadernos de Letras da UFF, n° 40, p. 17-45.
LEVINAS, E. 1961. Totalité et infini : essai sur l’extériorité. La Haye : Martinus Nijhoff Publishers.
MERLEAU-PONTY, M. 1945. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.
MONDADA L. 2008. « Using video for a sequential and multimodal analysis of social interaction: Videotaping institutional telephone calls », in Forum: Qualitative Social Research, 9(3), p. 1-35.
PRADO P. 2010. « Lieux et “délieux” » in Communications, n°87, p. 121-127.
TRAVERSO V. 2012. Analyses de l’interaction et linguistique : état actuel des recherches en français, Langue française, n°175, p. 53-73.
VIAL S. 2013. L’être et l’écran, Paris, Presses Universitaires de France.
Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique sur
http://ludovia.org/2016/le-colloque-scientifique-de-ludovia/