Les usages des réseaux sociaux numériques (RSN) se multiplient, se diversifient, se complexifient et s’intègrent dans les pratiques sociales de publication d’informations. Le partage d’informations personnelles en ligne (Livingstone, 2008 ; Fogel & Nehmad, 2009 ; Hew, 2011) amène les individus à expérimenter différentes formes de sociabilité (Ito et al., 2009), voire à développer des formes d’intelligence collective (Jenkins, 2013).
Il est également le lieu d’élaboration et de cristallisation des identités (Georges, 2010). On remarque cependant que cette exposition (du moins partiellement) publique de sa vie privée peut entrainer des utilisations non souhaitées (Gross & Acquisti, 2005 ; Georges, 2012), conduire à des problèmes relationnels (Moreau et al., 2012), etc. Les usagers se retrouvent en outre face à un volume d’informations de plus en plus important, complexe et fragmenté (Jones, 2008). Si l’on peut se réjouir de la multiplication des sources d’information et de la facilité d’accès à celles-ci, cette évolution s’accompagne de risques de surcharge informationnelle (Potter, 2012), d’une nécessité ressentie d’être connecté en permanence (Domenget, 2014 ; Lachance, 2014), etc.
L’appropriation des RSN, qui se définit notamment par l’autonomisation des usagers par rapport aux usages inscrits dans les dispositifs techniques (de Certeau, 1990 ; Jouët, 2000 ; Denouël & Granjon, 2011), implique dès lors l’acquisition de compétences médiatiques et numériques (Jenkins et al., 2006 ; Fastrez & De Smedt, 2012) : la capacité à gérer ses relations, à gérer son temps, à organiser ses informations, à protéger sa vie privée, etc.
L’appropriation des médias réside dans les possibilités qu’ont les usagers de développer leurs propres usages, de détourner les usages inscrits voire de les rejeter (Andonova, 2004). Ces possibilités sont soutenues par les compétences qu’ils peuvent mobiliser.
L’autonomie des usagers procède d’une appropriation individuelle mais elle est aussi contrainte par leur capital social et culturel (Bourdeloie, 2012), leurs identités, leurs appartenances, leurs perceptions, et les dispositions qui structurent leur relation au monde (Denouël & Granjon, 2011). En particulier, les usagers projettent sur les réseaux sociaux des représentations sociales provenant du discours social (Jodelet, 2003 ; Abric, 2011) et construites à partir de multiples sources : la fréquentation d’une institution d’enseignement, les interactions avec les collègues ou les membres de la famille, les médias, etc. (Jaurréguiberry & Proulx, 2011).
En introduisant la notion de représentation sociale, nous souhaitons interroger le rôle que joue le contexte social dans la mobilisation des compétences des usagers des RSN et dans l’élaboration de leurs usages.
Notre hypothèse est que l’usager mobilise des compétences et développe, ou plutôt « bricole » (de Certeau, 1990), des usages en fonction d’un jeu de tension entre différentes représentations sociales qu’il possède sur les RSN, leurs usages et les compétences qui leur sont associées, comprenant des normes et des valeurs socialement construites.
L’objectif de cette contribution est de proposer une analyse des relations entre représentations sociales, compétences et usages, dans le cadre des usages de RSN.
Elle est illustrée par des données empiriques provenant d’une recherche doctorale portant sur les compétences mobilisées par des étudiants au cours de leurs activités d’organisation de leur espace personnel d’information. Par un recodage des données récoltées par 60 entretiens semi-directifs sur un échantillon de 30 étudiants, il s’agit d’identifier les représentations des étudiants, d’observer leurs usages des RSN et les compétences qu’ils mobilisent.
L’analyse présentée cherche à articuler les dimensions sociale et individuelle des phénomènes étudiés, suivant une approche socio-cognitive (cf. Dillenbourg et al., 1996). Les représentations sociales constituent des ressources cognitives dont l’usager dispose et qui définissent, en partie, sa compétence.
La compétence regroupe en effet l’ensemble des ressources externes et internes, dont des représentations, attitudes et aptitudes, mobilisées par l’usager en vue de la réalisation d’une tâche (Bourg et al., 1989 ; Tardif, 2006). De par leurs origines multiples, les représentations, qui donnent sens aux usages et qui soutiennent les compétences des usagers, se trouvent mises en tension. Elles peuvent conduire à des usages considérés comme adéquats, ou non, d’un point de vue normatif, ou à des usages « bricolés » issus de l’intégration mentale de différentes représentations (Fauconnier & Turner, 2002).
Note de positionnement scientifique
Section scientifique de rattachement : 71 (Sciences de l’information et de la communication)
Méthode Appliquée :
L’observation des pratiques médiatiques des usagers concernés consiste en une ethnographie cognitive (Dubbels, 2011 ; Williams, 2006) des pratiques d’organisation des informations d’un échantillon d’informants dans leur environnement quotidien.
L’ethnographie cognitive est une méthode focalisée sur la compréhension des processus cognitifs situés, tels qu’ils se déroulent dans leur contexte quotidien, qui suppose l’analyse fine des interactions entre les sujets et les ressources environnementales. Nous adoptons une position compréhensive (plutôt qu’explicative) dont l’objectif est la comparaison des pratiques des informants afin d’élaborer une taxonomie des dimensions de base constituant leurs pratiques informationnelles numériques.
Ces observations sont réalisées au cours d’entretiens d’explicitation (Vermersch, 1994). Ce type d’entretien se centre sur l’explicitation de pratiques en suscitant la verbalisation de l’action, physique ou mentale, telle qu’elle a été effectivement vécue. L’intérêt des résultats obtenus via l’explicitation du déroulement de l’action se situe dans le fait qu’ils permettent au chercheur d’effectuer des inférences fiables sur les raisonnements et les savoirs effectivement utilisés dans la pratique.
Terrain d’expérimentation :
Nous avons réalisé 60 entretiens focalisés sur les activités d’organisation des espaces personnels d’information d’un échantillon de 30 étudiants. Ces entretiens semi-directifs prennaient la forme d’une visite guidée par l’étudiant de son espace d’information et à l’occasion de laquelle il détaillait ses différentes stratégies d’organisation. Chaque membre de l’échantillon a été interviewé deux fois, une fois avant son entrée dans l’enseignement supérieur et une deuxième fois 6 mois plus tard. L’objectif de ce double entretien était de cerner les stratégies d’adaptation mises en place par les individus lorsqu’ils sont confrontés à de nouveaux besoins informationnels. Les parties pertinentes des entretiens ont ensuite été retranscrites puis codées de manière descriptive et analytique à l’aide du logiciel Nvivo.
Les espaces personnels d’information concernent l’ensemble des dispositifs techniques mobilisés par les étudiants dans le cadre de leurs pratiques de consultation, de création, de gestion et de partage d’information. La présente contribution se centre essentiellement sur leurs usages des réseaux sociaux numériques.
Références :
- Abric, J.-C. (2011). Pratiques sociales et représentations. Paris : Presses Universitaires de France.
- Andonova, Y. (2004). Parcours réflexif de la problématique des usages : une tentative de synthèse. Communication et organisation, 25 (en ligne). http://communicationorganisation.revues.org/2960
- Bourdeloie, H. (2012). L’appropriation des dispositifs d’écriture numérique : translittératie et capitaux culturel et social. Etudes de communication, 38 (en ligne). http://edc.revues.org/3378
- Bourg, E. F., Bent, R. J., McHolland, J., & Stricker, G. (1989). Standards and evaluation in the education and training of professional psychologists: The National Council of Schools of Professional Psychology Mission Bay Conference. American Psychologist, 44(1), 66–72. doi:http://dx.doi.org/10.1037/0003-066X.44.1.66
- de Certeau, M. (1990). L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire. Paris : Gallimard.
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- Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation en formation initiale et en formation continue. Paris: ESF éditeur.
A propos des auteurs : Anne-Sophie Collard et Jerry Jacques
Plus d’infos sur la programme du colloque scientifique sur www.ludovia.org/2015/colloque-scientifique