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De la machine-outil au cercle magique : consommation d’un mode d’apprentissage négocié. Le cas de Mecagenius.

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La consommation est un usage qui participe à faire exister l’objet en même temps qu’elle le détruit. De la notion de « prosumer » (Tapscott, 1995) aux interrogations soulevées par la mise au travail du consommateur (Dujarier, 2008), l’essor de la culture numérique (Lévy, 1997) tend à brouiller toujours plus les frontières de la consommation et de la création jusqu’à proposer des formes de production ayant recourt à l’intelligence collaborative (Boutet, 2010). Objet idéal typique de ces transformations, le serious game permet de penser le dépassement de l’antagonisme entre création et consommation. La propagation du jeu à des sphères qui lui étaient interdites (Genvo, 2011, 2012) est maintenant légitimée par l’engagement et le déploiement de la puissance créative des individus (Zichermann, Cunningham, 2011, Von Hippel, 1988). Mais comment penser cette créativité au sein du cadre rigide et contraint de l’activité d’apprentissage ? Au-delà même de l’objet, le serious game permet aux acteurs de créer et d’organiser l’environnement d’apprentissage qu’ils veulent consommer.

En tant qu’objet-frontière (Star, Griesemer, 2008), le serious game est une innovation à comprendre dans un cadre sociotechnique englobant les enseignants et les apprenants. Nous avons observé dans deux classes de Seconde Bac Pro et de BTS les usages du jeu Mecagenius, destiné à l’apprentissage du génie mécanique. Partant d’un mode d’observation ethnographique, à base de captations vidéo et d’observation directe, nous avons pu constater un détournement des usages du jeu de la part des professeurs (détournement de la trame narrative) et des étudiants (récupération de l’objet pour créer de nouvelles formes de jeu en dehors des consignes). De la même manière, l’utilisation des temps d’activité interstitiels donne lieu à des usages non prescrits tout en favorisant pourtant l’attention et le plaisir à utiliser le jeu. Alors que ces parades face à la contrainte s’apparentent à des échecs pour les concepteurs du jeu et les enseignants, elles ne remettent pas en cause les vertus de Mecagenius dans le déroulement de l’apprentissage.

Le serious game est une mise en forme ludique du savoir. Mais le jeu est également un outil de négociation. D’une part, il permet de mettre en forme la tension entre l’engagement et la distanciation dans l’activité (Lelay, 2011), pour l’enseignant comme pour l’apprenant. Se démarquant du travail par la simulation et la fiction (Henriot, 1989), le jeu proposerait au professeur de se décharger du déroulement des séquences pédagogiques en même temps qu’il engage l’élève dans l’activité. D’autre part, le jeu redéfinit le cadre de son usage (Flichy, 1995) et l’avènement de la relation pédagogique. Ce cadre d’usage se comprend donc à la fois dans la structure ludique, le système de règles et de représentations du jeu, mais aussi dans les multiples artefacts qui composent le cadre de l’activité (Licoppe, Datchary, 2008). Au sein de ce cadre, le jeu permet donc la négociation de niches, au sein desquelles se dépasse la dichotomie entre création et consommation. Le dégagement de ces zones de liberté, où l’activité est dégagée des contraintes de la classe, devient propice à la coécriture de la relation pédagogique et à la prise en main de l’objet jeu.

Les serious games sont donc des objets numériques hybrides. Le jeu ne se consomme pas de manière passive, mais rend les individus actifs et leur permettent de consommer un mode d’apprentissage qu’ils ont eux-mêmes participé à créer. En se déployant dans la relation d’apprentissage, l’espace de jeu invite à repenser l’objet numérique au-delà de la dichotomie entre jeu produit et mode d’engagement dans l’activité. Ces jeux sont donc à la fois des dispositifs de mise en marché des savoirs (Mignot-Gérard, Musselin, 2001) et des creusets innovants dans lesquelles se recueillent les dispositions au jeu des publics visés ; des « curiositifs » (Cochoy, 2011) permettant de s’interroger sur la « consocréation » (Gobert, 2008) du savoir.

À travers l’observation de Mecagenius, nous entendons dans un premier temps comprendre les logiques de négociation autour de la mise en place du jeu, depuis son développement initial jusque dans son utilisation par les apprenants et les enseignants en classe. Dans un second temps, nous nous servirons d’exemples de terrain pour rendre compte de l’impact de ces négociations sur le dégagement de niches de liberté dans l’activité, que ce soit par le rejet du jeu ou au contraire par ses modes d’appropriation par les apprenants et les enseignants.

Bibliographie

  • AKRICH, Madeleine, « La construction d’un système socio-technique. Esquisse pour une anthropologie des techniques. » in AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno (dir.), 2006, Sociologie de la traduction, textes fondateurs, Les Presses Mines Paris, coll. « Sciences sociales », Paris, pp. 109 – 134.
  • BIDET, Alexandra, 2011, L’engagement dans le travail, qu’est-ce que le vrai boulot ?, coll. « Le lien social », PUF, Paris.
  • BONENFANT, Maude, Sens, fonction et appropriation : l’exemple du jeu World of Warcraft, Thèse de doctorat : Montréal, Université du Québec à Montréal, 2011.
  • BOUTET, Manuel, « Innovation par l’usage et objet-frontière, Les modifications de l’interface du jeu en ligne Mountyhall par ses participants », Revue d’anthropologie des connaissances, 2010/1 Vol 4, n° 1, p. 87-113.
  • BOUTET, Manuel, « Un rendez-vous parmi d’autres. Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain », ethnographiques.org, Numéro 23, Dossier Analyser les présences au travail : visibilités et invisibilités [en ligne], 2011. Consulté en ligne le 6 janvier 2013 :
  • BROUGERE, Gilles, 2005, Jouer/Apprendre, Economica, coll. « Education », Paris.
  • BURAWOY, Michael, « Le procès de production comme jeu », Tracés. Revue de Sciences Humaines, 2008 n.14/1, 388; DOI : 10.4000/traces.388. Consulté en ligne le 22 juin 2013 : http://traces.revues.org/ 
  • CAILLOIS, R., 1958, Les jeux et les hommes, Gallimard, Paris.
  • COCHOY, Franck, 2011, De la curiosité : l’art de la séduction marchande, Armand Colin, coll. « Individu et Société », Paris.
  • DE CERTEAU, Michel, 1990, L’invention du quotidien, 1 : Arts de faire, Editions Gallimard, Paris.
  • DUJARIER, Marie-Anne, 2008, Le travail du consommateur. De McDo à Ebay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, La Découverte, Paris.
  • FLICHY, Patrice, 1995, L’innovation technique. Récents développements en sciences sociales, vers une nouvelle théorie de l’innovation, La Découverte, coll. « Sciences et société », Paris.
  • GENVO, Sébastien, « Penser les phénomènes de « ludicisation » du numérique : pour une théorie de la jouabilité », Revue des sciences sociales, 2011 n° 45, pp. 68 – 77.
  • GENVO, Sébastien, « Penser les phénomènes de ludicisation à partir de Jacques Henriot », Journée d’étude Hommage à Jacques Henriot, Paris, 04 mai 2012, article disponible en ligne : www.ludologique.com
  • GOBERT, Thierry, « Consommer pour créer, créer en consommant : la consocréation », Actes du colloque : Ludovia : Do it Yourdef, Aix-les-Thermes, 2008.
  • HENRIOT, Jacques, 1989, Sous couleur de jouer, José Corti, Paris.
  • HUIZINGA, Johan, 1988, Homo Ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, Paris.
  • LE LAY, Stéphane, 2011, « L’usage de dispositifs ludistes dans l’évaluation du travail : une instrumentalisation des pratiques ludiques ? », consulté en ligne le 17 novembre 2011 : http://metices.ulb.ac.be
  • LICOPPE, Christian. « Dans le carré de l’activité : perspectives internationales sur le travail et l’activité », Sociologie du Travail 50(3), 2008, pp. 287-302.
  • MIGNOT-GERARD, Stéphanie, MUSSELIN, Christine, « L’offre de formation universitaire  à la recherche de nouvelles régulations », Éducation et Société 8(2), 2001, pp. 11 – 25.
  • STAR, Susan, GRIESEMER, James, « Institutional Ecology, ‘Translations’ and Boundary Objects: Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology», Social Studies of Science, number 19/3, 1989, pp. 387–420.
  • TAPSCOTT, Don, 1995, The Digital Economy: Promise and Peril In the Age of Networked Intelligence, McGraw-Hill Inc., US.
  • VON HIPPEL, Eric, 1988, The sources of innovation, Oxford University Press, US.
  • ZICHERMANN, Gabe, CUNNINGHAM, Christopher, 2011, Gamification by design, O’Reilly Media, Sebastopol.

Positionnement scientifique.

[callout]Notre terrain porte sur les usages du learning game Mecagenius, développé par le GIS SGRL au sein du Centre Universitaire J.-F. Champollion d’Albi. Ce jeu a pour vocation l’apprentissage du génie mécanique du niveau Seconde au niveau Licence 3. Nous accompagnerons nos réflexions de multiples illustrations empiriques, recueillies de manière exploratoire au sein d’une classe d’élèves de Seconde Bac Pro Technicien d’Usinage et au sein d’une classe de seconde année de BTS Industrialisation de Produits Mécaniques.

Le terrain est investi sur un mode anthropologique élargi, visant à recueillir des informations très pragmatiques sur les positionnements individuels dans l’activité, mais visant également à recueillir la parole des individus et à travers elle les impératifs d’une temporalité large, de sorte à saisir les ressorts impliqués dans l’utilisation de l’outil (réforme des programmes, dispositions et parcours individuels des enseignants et des apprenants, etc.) Par ailleurs, l’observation pragmatique de l’activité agrémentée de prises de vue photo et vidéo donne également à voir des modes d’appropriation de l’outil numérique spécifiques et variés, tant dans la création du cadre d’usage du jeu en classe (réappropriation ludique de l’objet) que dans les postures individuelles adoptées par les différents acteurs face à l’outil (allant de logiques de braconnage à des logiques de chasse à courre [De Certeau, 1990]). À travers un travail encore exploratoire au sein du cadre structuré de la relation pédagogique, le terrain révèle l’élaboration d’un système d’interactions autour du jeu permettant aux acteurs de garder la main sur l’outil et de créer l’organisation de l’activité qu’ils désirent.

Enfin, nous pensons qu’en tant qu’objet hybride, le serious game ne peut se saisir qu’à la lumière du dialogue entre des traditions de recherche différentes. De fait, nos observations de terrain montrent qu’en classe les logiques d’appropriation du jeu se négocient tant entre apprenants et enseignants – créateurs et consommateurs de nouvelles formes d’apprentissages en classe – qu’entre les concepteurs ayant développé le jeu et les usagers, dans un cadre socio-technique en construction (Akrich, 2006). Nous nous inscrivons donc au confluent d’une tradition de sociologie pragmatique de l’activité (Bidet, 2011, Burawoy, 2012) et de l’innovation technique (Flichy, 1995, Akrich, Callon, Latour, 2006). Nous affirmons également notre proximité avec les game studies (Boutet, 2011, Bonenfant, 2011, Genvo, 2011, 2012) et avec une littérature d’étude du jeu marquée par une plus grande multidisciplinarité (Huizinga, 1938, Caillois 1958, Brougère, 2005).[/callout]

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