L’appel à communication émet l’hypothèse d’une chaine communicationnelle qui traverserait au moins deux domaines et qui met en jeu des individus aux compétences diverses : de l’acte créatif à celui de la consommation ; on passe ainsi d’une logique plus ou moins artistique, ou artisanale, à une logique de marché. Les deux termes mis en regard ne relèvent pas du même champ lexical. Le premier est plus souvent opposé à celui de « réception », tandis que le second s’oppose à celui de production.
Le choix de ces termes suppose que l’on considère que les objets numériques sont soumis à une logique de marché liée aux industries culturelles (telles que le cinéma, l’édition, etc.). En même temps, cela suppose que les compétences sont séparées en fonction des individus, qu’il y a un processus d’échange impliquant des personnes à chaque bout de la chaine. Ce parti-pris est finalement un axe fertile pour questionner les mutations culturelles profondes qui sont en jeu avec les objets numériques. De fait, de la création à la consommation, c’est finalement la question des usages des objets numériques qui est cœur de cet appel et qui va être le point de départ de notre réflexion.
Pour ce faire, nous prendrons deux exemples d’usages, le premier lié à la compétence créative, mais dans un secteur marchand sous-tendu par une logique économique réelle : la publication de petites annonces originales sur le site Le Bon Coin. La compétence rédactionnelle, créative, renouvèle la forme de la petite annonce par le biais de la mise en récit de soi ou d’un objet. Le processus de narrativisation contribue ainsi à l’identification du lecteur, à l’acquisition d’une réputation pour « l’auteur » et au développement du sentiment de communauté. Dans la mesure où ces annonces obtiennent un réel succès, d’estime et économique, cela signale la valeur économique et marketing de la compétence rédactionnelle.
Le second exemple concerne cette fois l’aspect consommation, mais dans une dimension proprement culturelle d’acquisition du savoir et de divertissement, c’est la figure émergente du lecteur-consommateur, qui vient se substituer au lecteur-braconneur de Certeau. A partir de l’examen de nouvelles pratiques de lecture, et d’appropriation culturelle, nous verrons que le lecteur-consommateur opère un travail de co-construction du sens, voire du dispositif textuel (de l’architexte pour reprendre le terme de Valérie Jeanne-Perrier), dans une conception quasi éditoriale du web.
Ces deux exemples témoignent de la porosité des pratiques et des domaines, illustrant la théorie de la convergence de Jenkins. A ce titre, loin d’envisager les deux idées de création et de consommation de façon distincte, nous souhaitons proposer ici une analyse qui mette en lumière les relations profondes entretenues entre elles, notamment par l’intermédiaire du concept de publicité. Selon Kant, la publicité, c’est le faire de rendre visible l’information par l’intermédiaire de l’imprimé. Cela renvoie à l’acte de publier, soit de rendre public. Originellement, le nom renvoie aux nouvelles pratiques éditoriales et journalistiques qui se développent au 18ème siècle et après. Mais très vite, le terme prend une coloration économique, puis péjorative, pour désigner les annonces marchandes sur des produits. C’est donc une notion qui relève à la fois de la création et de la consommation. Elle est donc au cœur de notre étude, notamment dans l’idée d’envisager l’individu sur le web d’abord comme un usager, puis comme un publiciste.
Le concept d’usager, qui peut sembler relativement neutre et vide de sens, mérite en effet qu’on s’y arrête pour comprendre les enjeux d’une part et les effets de ces activités sur et avec les objets numériques. La notion d’usage met en avant un ensemble de spécificités qui permettent de caractériser la posture de l’individu, qui oscille entre création et consommation et donc entre deux domaines épistémologiques : l’art et le marché. L’approche conceptuelle encourage une réflexion sur la relation entretenue entre les usages, et la publicité qui tous deux renvoient à un art de faire, un ensemble d’actions.
Les deux postures d’usager envisagées dans les deux premières parties de l’étude ouvrent sur une réflexion plus théorique et conceptuelle sur les usages initiés par les objets numériques. La dernière partie de ce travail, consacrée à la notion polysémique et fertile de publicité, permet de rejeter la conception dichotomique de la communication et de l’échange avec d’un côté les acteurs et de l’autre les récepteurs (ou les producteurs et les consommateurs) pour en proposer une nouvelle, qui perturbe plusieurs définitions établies sur les usages en communication.
Références
- CARDON, Dominique,
« Le design de la visibilité » Un essai de cartographie du web 2.0, Réseaux, 2008/6 n° 152, pp. 93-137, p.96.
La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, coll. « La république des Idées », 2010, 112 p.
Les sociabilités numériques, conférence prononcée le 29 mars 2012 à la médiathèque de Miramas. - CERTEAU, Michel de, L’invention du quotidien. Arts de faire, Saint-Amand, Folio, 1998, LII + 350 p.
- CHARTIER, Roger, « Culture écrite et littérature à l’âge moderne », Annales, 2001, vol.56, n°4, p. 20.
- DUJARIER, Anne-Marie, le travail du consommateur, de Mc Do à Ebay : comment nous produisons ce que nous achetons, La Découverte, 2008.
- HEINICH, Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012, 593 p.
- JEANNERET, Yves, Penser la trivialité. Volume 1 : la vie triviale des êtres culturels, Paris, éditions Hermès-Lavoisier, 2008, 267 p.
- JENKINS, Henry, La culture de la convergence : des médias aux transmédias, Armand Colin, 2013.
- KANT, Emmanuel, Critique de la raison pure (1781 ; 2nde éd. 1787) ; Réponse à la question : « qu’est-ce que les Lumières ? » (1784) ; Critique de la raison pratique (1788).
- Critique de la faculté de juger (1790).
- LEVY, Pierre, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1995, 153 p.
- PEYRON, David, Culture geek, Paris, FYP, 2013.
- PISANI, Francis et PIOTET Dominique, Comment le web change le monde: Des internautes aux webacteurs, Paris, Pearson, 2011.
- RHEINGOLD, Howard, Les communautés virtuelles, Addison-Wesley, 1998.
Positionnement scientifique
[callout]Cette communication s’inscrit dans le cadre des SIC en suivant une perspective épistémologique. Les deux premières parties, dans une volonté critique et analytique, sont consacrées à l’analyse de deux figures d’usager des objets numériques, le concepteur de petites annonces d’une part et le lecteur-consommateur d’autre part. A partir de là, l’étude s’oriente vers une réflexion plus théorique sur le concept de publicité, qu’elle interroge notamment pour comprendre les enjeux et effets de ces usages des objets numériques. L’angle adopté est celui de la sociologie de la communication afin de mettre en évidence les bouleversements épistémologiques de ces nouveaux usages dans la conception de l’écriture, de la lecture, et de la communication plus largement.[/callout]
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