Les pratiques de socialbookmarking sont axées avant tout sur le partage de signets pointant sur des ressources en ligne. Telle l’eau qui peut être analysée dans tous ses états, nous pouvons en faire de même avec les ressources qui subissent des «déplacements» résultant des effets du numérique. Entre «bits» et modes de codage des informations, elles peuvent bénéficier d’un traitement informatisé ce qui n’était pas le cas pour le mundaneum, le centre mondial de la connaissance de Paul Otlet qui voulait «classer le monde» dans des tiroirs et partager la connaissance sans avoir un seul outil numérique à sa disposition.
Avec la création de ce Mundaneum centralisant, traitant, redocumentarisant, codifiant des ressources avec la volonté de les rendre accessibles, nous avons autant de similitudes du Mundaneum avec les objectifs et les enjeux du socialbookmarking. L’idée visionnaire et ingénieuse d’Otlet trouve une issue soixante-dix ans plus tard avec l’arrivée du web participatif nommé «Web2.0», en associant chaque usager à la capitalisation de ressources dans des bases communes sur des serveurs centraux d’Internet. Ces dernières peuvent être considérées comme de nouveaux «Mundaneum» numériques de la connaissance.
En effet, le socialbookmarking qui permet de partager des signets, repose sur la capitalisation de ressources décrites et indexées avec des mots-clés choisis par les usagers. Contrairement au Mundaneum qui était un centre physique de documentation posant le problème de la diffusion et de l’accessibilité de l’information pour tous, le socialbookmarking, avec les possibilités du Web participatif, permet de développer de nouveaux «centres mondiaux de la connaissance» où chaque usager peut être associé sans être des spécialistes de la documentation. Avec l’aide des enseignants, des nuages de la connaissance peuvent se développer dans le domaine de l’éducation et se générer lors des activités de socialbookmarking à travers les mots clés. Ces espaces sont-ils des lieux qui peuvent nous apporter des bénéfices pour la professionnalisation des enseignants?
Un changement de paradigme avec l’émergence d’un web participatif et ouvert
Avec l’arrivée du Web2.0, le web devient de plus en plus participatif et il peut favoriser le partage de la connaissance. Il peut être considéré comme un nouveau média favorisant la production de contenus numériques «auto-édictés» ou «user generated contents». Il est caractérisé par l’émergence de paradigmes éditoriaux qui transforment radicalement les produits de contenu et d’information, tant dans leur production que dans leur mode de diffusion. Un autre système d’information prend place. L’utilisateur peut devenir auteur. Il peut passer du statut de récepteur à celui d’émetteur. Des changements profonds se profilent avec l’émergence de communautés d’utilisateurs («les communautés médiatées») qui, par le biais d’interactions peuvent générer des lieux d’intelligence collective.
Le problème de l’indexation sociale d’une ressource ne peut faire l’abstraction du problème de découpage et des langages associés pour décrire le contenu en ligne et des modifications apportées par le numérique dans la définition même de document dans son mode de production et de diffusion, mais aussi dans sa structure qui devient discontinue, fragmentée et qui peut être plus ou moins «granulée», dans ses modalités de circulation et d’échanges, ainsi que dans son rapport à l’auteur et à l’utilisateur. Pour ce faire, nous pouvons dégager la notion d’ «objet» documentaire découlant des sciences informatiques qui s’est imposée dans notre analyse anatomique des ressources. Si l’indexation est à la clé de la réutilisation des ressources numériques, il a été incontournable de dégager les spécificités de l’indexation sociale via le socialbookmarking et qui nous permet d’accéder soit à des sites entiers, des pages web, des documents «pdf», des images, des sons isolés. Autant d’objets d’apprentissage réutilisables.
La question des formats libres et ouverts avec le développement des OER (Open Educational Resources) est cruciale car ce sont ces formats sur lesquels s’appuie l’espace documentaire du web et qui permet à chacun de les utiliser en partie ou pleinement, de se les approprier et de les adapter. En nous inspirant de la métaphore du jeu de Légo de Hodgins pour décrire le procédé de réutilisation des objets pédagogiques en fonction des besoins et du contexte, nous avons autant de blocs, de pièces ou d’objets en ligne qui peuvent être «remixés» et assemblés dans des scénarios d’apprentissage en fonction des besoins des enseignants.
L’importance du développement d’écosystèmes OER dans les systèmes éducatifs.
Dans notre thèse et nous appuyant sur les travaux de D. Wiley, nous insistons sur les 4RS (Reuse, Redistribute, Revise, Remix = réutilisation, redistribution, révisions et remixage). Dans le document «Transforming American Education Learning Powered by Technology March 5, 2010 Draft national Educational Technology Plan», on nous indique l’importance des OER : «Open Educational Resources (OER) are an important element of an infrastructure for learning. OER come in forms ranging from podcasts to digital libraries to textbooks, games, and courses. They are freely available to anyone over the web».
Différents modèles éditoriaux de partage de ressources
Dans notre recherche, nous avons analysé différents projets de portail de ressources dans le domaine de l’éducation. Ces derniers nous ont montré des similitudes et des différences sur les modalités d’évaluation et le système de repérage des ressources, les uns faisant appel aux spécialistes de la documentation, d’autres faisant appel à des experts, ou tout simplement aux utilisateurs que sont les enseignants. Les politiques éditoriales diffèrent et nous avons mis en valeur les spécificités de quelques projets et les résultats de certaines recherches s’y référant.
Des projets éducatifs proposés par des organisations institutionnelles du Québec et en Australie se sont emparés du socialbookmarking intégrant toutes les spécificités d’ouverture et d’évolution l’indexation mais en y apportant des cadrages harmonisés à des moments donnés à l’ensemble des usagers de l’éducation. Sarah Hayman chercheuse australienne nous montre la stratégie développée par le ministère australien avec le projet SCOTLE et la liste d’autorité ScOT (The Schools Online Thesaurus) qui est un vocabulaire contrôlé de termes utilisés par les écoles d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Les banques d’objets d’apprentissage en ligne soulèvent de nombreuses questions : comment choisir une ressource ? Avec quels choix et quels critères ? Comment évaluer une ressource et l’indexer avec les mots-clés adéquats pour la retrouver aisément?
Michèle Drechsler a conçu et développé un module pour l’ENT-Libre «Iconito» pour la société CAP-TIC en 2006 pour les écoles primaires.
Le modèle repose sur l’indexation sociale, le partage de signets, la prise en compte des champs des programmes, les fonctions des ressources (pour préparer sa classe, se former, accompagner les élèves, pour s’exercer etc….).Il peut également servir pour l’accompagnement scolaire après la classe. Avec l’aide d’un formulaire, l’enseignant peut saisir lui-même le descriptif ou le résumé des ressources, y associer des mots clés (tags) pour mieux les repérer et les trouver lors des requêtes. L’usager est actif et peut contribuer au développement de la base collaborative. Dans le cadre de sa thèse, elle a également étudié l’organisation et la mise en place de bases intégrant les services de socialbookmarking à partir de 10 000 ressources.
Les ressources au cœur du métier d’enseignant et de la gestion des connaissances
Il nous a été primordial de définir la notion de « ressources » dans la première partie de notre étude. Nous avons retenu la définition du dictionnaire «Littré» qui nous semble la moins ambiguë et la plus large possible. «Une ressource est ce qu’on emploie pour se tirer d’un embarras, pour vaincre des difficultés (moyens matériels ou autre)».
Cette définition ouverte nous a permis de dégager la place des ressources numériques pour les enseignants, qui les employant quotidiennement, peuvent «se tirer d’un embarras» en ayant accès à des contenus qui facilitent l’organisation des apprentissages, leurs mises en scène, en fonction des élèves et des programmes. Si les ressources sont au cœur du développement de compétences des enseignants, elles prennent leur sens et leur source dans un contexte d’usage, leur permettant de vaincre les difficultés relatives à la scénarisation et à la gestion des apprentissages. Elles sont au cœur du référentiel de compétences attendues des enseignants.
Dans son ouvrage, Philippe Perrenoud a développé dix compétences pour enseigner. Trois compétences nous ont semblé tout particulièrement intéressantes car les ressources peuvent y jouer un rôle fondamental : organiser et animer des situations d’apprentissage, gérer la progression des apprentissages, concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation. Dans toute situation éducative, l’enseignante ou l’enseignant doit organiser, gérer les apprentissages de ses élèves ce qui met en jeu des compétences didactiques et scientifiques (le contenu enseigné) des compétences pédagogiques (organisation de l’apprentissage) et comme le précise Wanda J. Orlikowski4, «le besoin d’information se manifeste lorsque l’individu souffre de lacunes cognitives qui entravent sa progression et génèrent de l’incertitude. Pour combler ces lacunes, il doit rechercher des sources d’information satisfaisantes et accessibles».
Cela concerne tout particulièrement les enseignants quand ils doivent préparer leurs séquences pédagogiques, médiatiser leur enseignement, organiser les apprentissages, «gérer de l’incertitude». Chercher telle photographie pour organiser un cours, se monter un répertoire de chants adaptés, trouver des exercices de remédiation pour tel élève dans tel domaine ne sont que quelques exemples illustrant les «lacunes cognitives» que les enseignants doivent combler au quotidien.
Les banques de ressources pédagogiques, dans les bases de socialbookmarking, sont autant d’aides potentielles à la préparation, l’organisation, la conduite ou l’évaluation de l’enseignement, dépassant la simple utilisation technique d’un manuel scolaire et faisant de l’enseignant un concepteur de scénarios pédagogiques. Pour le questionnaire en ligne proposé aux enseignants-utilisateurs de Diigo , 200 réponses nous montrent que les ressources numériques n’ont pas remplacé le manuel à 100% et nous avons noté mais que leurs utilisations complètent majoritairement les manuels. Le traitement des enquêtes nous a permis de noter que l’accès à des ressources réutilisables «à la carte» facilitait la mise en place de parcours individualisé, la différenciation, et la découverte de ressources «inédites» et décrites par les collègues, était un catalyseur d’innovations.
Des ressources éducatives vues comme des instruments
Dans notre étude, nous avons décrit la notion de ressource éducative en nous reposant sur l’approche instrumentale de Pierre Rabardel qui fait la distinction entre l’artefact (l’outil «brut») et l’instrument, qui est le résultat d’un processus d’appropriation par une personne donnée, dans la confrontation dans une situation ou un contexte donné. Les signets du socialbookmarking pointant sur des ressources jugées intéressantes pour une réutilisation éventuelle en différé, peuvent être considérés comme des artefacts de différents niveaux de granularité, collectés, mémorisés, capitalisés.
Lors de sa préparation de ses séquences pédagogiques, l’enseignant se retrouve dans son espace de travail personnel, et il sera amené ou non à intégrer des ressources qu’il va chercher dans sa base individuelle ou partagée, quand il le juge utile. Si l’artefact est l’objet nu, une proposition (une ressource pédagogique donnée dans une base) l’instrument est l’objet inscrit dans l’usage. Nous avons là une dialectique intéressante «artefact-instrument» prenant en compte le choix d’une ressource inscrite et mémorisée dans la base à un moment donné et son usage éventuel ou avéré dans un scénario d’apprentissage. Avec l’aide d’une base de ressources disponibles, l’enseignant pourra créer des situations d’apprentissage instrumentées avec un scénario d’apprentissage qui représente la description, effectuée a priori (prévue) ou a posteriori (constatée), du déroulement d’une situation d’apprentissage ou unité d’apprentissage visant l’appropriation d’un ensemble précis de connaissances, en précisant les rôles, les activités ainsi que les ressources de manipulation de connaissances, outils et services nécessaires à la mise en oeuvre des activités (Pernin, 2003).
Nous avons vu qu’il y a deux étapes cruciales et capitales dans notre approche instrumentale du socialbookmarking : l’instrumentalisation qui est le processus de transformation des ressources au cours de leur appropriation par les enseignants, et l’instrumentation qui se trouve dans les évolutions des pratiques et idées professionnelles induites par le travail mené sur ces ressources. Entre les moments de décision, de «clic», pour l’archivage des ressources et les moments de leur recherche et de leur utilisation, l’enseignant procède à des opérations mentales d’analyse, d’évaluation et de représentation. Si l’artefact est l’objet nu, une proposition (une ressource pédagogique donnée à un instant «T1») l’instrument est l’objet inscrit dans l’usage à l’instant T2. Nous avons vu que ce processus de genèse instrumentale dans le cadre de l’usage d’un ensemble de ressources par une communauté d’enseignants, pose le problème du développement des schèmes sociaux et donc du développement professionnel des usagers avec toutes les compétences qui y sont associées.
La logique d’utilisation d’une ressource a toute sa place dans le domaine de l’éducation. Elle soulève le problème du rapport entre la prescription de la ressource dans les descriptifs de la ressource et l’usage réel qui en est fait plus tard. L’enseignant sera amené à détourner une ressource en fonction de ses besoins, du contexte de sa situation pour gérer les apprentissages à un moment donné. Dans notre enquête, les praticiens nous ont montré que la notion de réutilisation était essentielle avec l’intégration des ressources dans les séquences de classe.
Les auteurs Hotte, Contamines et George nous ont apporté un éclairage sur la notion «de champ instrumental collectif» pour rendre compte des différents sens que peut prendre une ressource éducative au sein d’une communauté de pratiques. L’outil de socialbookmarking «Diigo» avec toutes ses fonctionnalités (commentaires, visualisation des utilisateurs d’une même ressource, découverte d’usages de la même ressource dans des contextes variés…), peut faciliter la mise en place d’ «un champ instrumental collectif» qui permet de rendre compte a posteriori du degré d’utilisation de la ressource éducative et développer la professionnalisation des enseignants.
Du champ instrumental collectif au «MOOC» : des opportunités pour la professionnalisation
Dans notre thèse, nous avons montré l’importance des discussions en ligne à partir des ressources déposées et partagées ou sur des thématiques pédagogiques qui font l’objet de débats sur la plate-forme « Diigo ». Les espaces de conversation autour des ressources peuvent être des lieux d’observatoires, où peuvent être établis des analyses et des synthèses sur l’usage des ressources. Ils peuvent devenir autant de lieux virtuels proposant des MOOC – Massively Open Online Course (MOOC) qui peuvent être définis comme des événements d’apprentissage en ligne. Le concept d’un MOOC est de faire participer les apprenants à participer autour d’un agenda ou un sujet comme l’usage de ressources numériques, leur place dans les apprentissages pour la scénarisation des cours. Néanmoins, le fait d’avoir un endroit où les gens peuvent trouver des ressources et l’information ne suffit pas forcément pour apprendre. L’interprétation et l’application de ces faits à travers les interactions est ce qui facilite l’apprentissage.
Par conséquent, même dans un cours ouvert comme un MOOC, ou dans les forums, certaines orientations sont nécessaires pour les usagers. L’objectif est de permettre des discussions sur le sujet, d’apprendre les bases de connaissances les uns des autres et de partager avec eux ce que vous avez appris. Il s’agit de réseautage et d’apprentissage d’une manière plus organique qui aide les gens à s’engager davantage avec le contenu. Comme Siemens (2010) l’a déclaré: «Le cours en réseau, comme un MOOC est une forme plus ambiguë où les apprenants peuvent se concentrer sur les domaines qu’ils trouvent intéressants ou pertinents pour leur apprentissage».
Le socialbookmarking à la lumière de la théorie de l’activité
Pour mieux analyser les pratiques de socialbookmarking, nous avons choisi de nous appuyer sur la théorie d’activité d’Engeström. Selon ce dernier auteur, l’activité doit être définie dans une structure reliant un sujet à un objet. La médiation entre le sujet et l’objet est effectuée par des outils (matériels ou symboliques). Le sujet ne doit pas être analysé tout seul car il fait partie d’un groupe, d’une « communauté ». Nous avons vu que l’originalité de la vision du modèle d’Engeström c’est la médiation des relations. La première passe par des règles entre le sujet et cette communauté et la seconde par une division du travail entre la communauté et l’objet.
Selon ce schéma, la communauté est médiatrice entre les sujets et les objets par le moyen de règles et par la division du travail. Nous avons choisi ce modèle d’Engeström car il nous a semblé pertinent pour nous aider à représenter et évaluer les dispositifs de pratiques de socialbookmarking comme des systèmes d’activités selon de multiples entrées : par les sujets, les objets, les instruments, la division du travail, les règles appliquées et la communauté des enseignants. Il nous a servi de cadre pour faire émerger les différentes contradictions et tensions perçues dans les pratiques de socialbookmarking que nous avons dégagées à partir des entretiens et de l’enquête en ligne.
Pratiques du socialbookmarking et PKM (personnal knowledge Management)
Le modèle de Mwanza Daizy (Mwanza, 2002) nous a permis de dégager les sous-activités du socialbookmarking, les questions de recherche s’y afférant, les tensions en jeu. Les verbes d’action des sous-activités du socialbookmarking s’intègrent parfaitement dans les activités de PKM (personal knowledge management) de H. Jarche comme nous le montre le schéma ci-dessous. A l’intérieur, nous pouvons pu lister les verbes d’action spécifiques impliqués dans les sous-activités du socialbookmarking dégagées dans le cadre théorique de notre recherche. Nous avons pu concevoir l’intégration du socialbookmarking dans le PKM à l’aide d’un nouveau schéma qui nous démontre que le socialbookmarking intègre aisément le concept du PKM. Dans notre cas, ces outils nous ont aidés à porter un éclairage conceptuel sur les pratiques du socialbookmarking et nous a permis de dégager ses activités à haute potentialité cognitive.
Des écosystèmes professionnalisants ?
Les ressources pédagogiques se situent bien au cœur du métier des professionnels de la pédagogie que sont les enseignants et elles impliquent la mobilisation de compétences dans le cadre de l’exercice de leur métier, si on se réfère aux compétences «métier» définies par Perrenoud (1999) : organiser et animer des situations d’apprentissage, gérer la progression des apprentissages, concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation. Les ressources qui nous intéressent dans notre recherche sont des ressources-métiers qui sont utilisées pour «vaincre des difficultés» du métier d’enseignant.
Les résultats de l’enquête en ligne auprès des praticiens de socialbookmarking, nous confirment que les dispositifs de partages de signets, permettant d’échanger des ressources décrites, indexées par les usagers peuvent apporter des bénéfices pour le développement des compétences que nous avons retenues pour notre étude. Nous avons émis l’hypothèse que les pratiques du socialbookmarking favorisent l’émergence d’une intelligence collective ainsi que le développement d’une écologie de l’apprenance. Des apprentissages sont possibles.
Pour rechercher les affordances socio-cognitives et les apprentissages dans le socialbookmarking, nous nous sommes appuyés sur la théorie du connectivisme (Siemens, 2004, inspiré par Rumelhart & McClelland, 1986) qui estime que l’apprentissage est le résultat de la connexion de différentes sources d’information. Les auteurs y voient l’adoption d’une structure non-linéaire de l’apprentissage qui est un processus dynamique nécessitant la mise à jour régulière de l’information dans les réseaux en participant à la création des connaissances.
Nous avons choisi le connectivisme qui s’inspire du constructivisme (selon la théorie élaborée par Vygotski) et qui constitue un modèle d’apprentissage prenant en compte les bouleversements sociaux occasionnés par les nouvelles technologies et qui impliquent que l’apprentissage n’est plus seulement une activité individualiste et interne, mais est aussi fonction de l’entourage et des outils de communication dont on dispose. Le connectivisme tel que décrit par Siemens reconnaît la centralité de l’apprentissage avec une place importante accordée à l’activité sociale, la possibilité de créer des réseaux personnels, de proposer une interactivité et un engagement dans les tâches expérientielles. En tant que tel, le connectivisme nous a semblé particulièrement adaptée aux principes de l’ère du Web 2.0 et notamment pour le socialbookmarking.
Le socialbookmarking, une porte ouverte pour l’intelligence collective
Les bases de ressources de socialbookmarking génèrent des propositions d’usages qui doivent être évaluées en fonction des sens et des significations qu’elles génèrent chez les enseignants, dans un «champ instrumental collectif». Nous avons vu que ce que ce dernier représente un lieu potentiel de formation pour les praticiens du socialbookmarking. Nous avons vu qu’avec l’outil Diigo, nous pouvons nous retrouver à l’intérieur d’un méta-réseau, les partenaires communautaires étant reliés comme « amis », appelés à se visiter et à se questionner à travers des environnements interconnectés de travail via les forums et les commentaires autour des usages des ressources.
Le dispositif de socialbookmarking qui vise à archiver, mémoriser, partager des signets en groupes ou en communauté, peut être considéré comme un «dispositif processuel de la mémoire» fonctionnant sur le travail coopératif des usagers partageant leurs signets développant une mémoire collective. Mais ces bases de signets ne sont pas de simples « magasins » ou de «simples puits» à ressources et si on se réfère à la remarque de Pierre Lévy, l’enregistrement des données n’a pas de valeur en soi. Ce qui vaut, c’est «l’intelligence collective qui s’en nourrit», partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences. L’intelligence collective peut s’actionner dans le socialbookmarking mais cela ne peut se faire sans tensions et des questions de recherche.
Le socialbookmarking, une écologie pour l’apprenance ?
Nous avons tenté de vérifier si le socialbookmarking participait à la mise en place d’une écologie de l’apprenance telle que décrite par Philippe Carré (2006) comme «un ensemble stable de dispositions affectives, cognitives et conatives, favorables à l’acte d’apprendre, dans toutes les situations formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite». Nous avons vu que le socialbookmarling implique une mobilisation des ressources personnelles des utilisateurs qui peuvent développer des attitudes nouvelles d’autonomie dans le travail et démontrer leur capacité à apprendre, et à apprendre par eux-mêmes. En empruntant l’expression de Philippe Carré, on peut dire qu’en pratiquant le socialbookmarking, les enseignants et les acteurs de l’éducation sont appelés à devenir des «travailleurs du savoir».
A travers les entretiens et les réponses des questionnaires, nous avons dégagé les différents leviers qui transparaissent : les apprentissages sont inscrits dans un projet stimulant; les enseignants développent le sentiment d’efficacité à apprendre et peuvent mettre en œuvre une pédagogie du choix de leur formation et de leur parcours ; ils peuvent prendre un plaisir direct à se former.
Nous avons vu que le socialbookmarking favorise la mise en place de l’apprenance qui ne s’exerce pas uniquement dans le cadre des formations institutionnelles mais à travers vers une «écologie de l’apprenance», toute entière tournée vers la démultiplication des occasions d’apprendre, en dehors du temps de travail. Comme le disait une enseignante interrogée «avec le socialbookmarking, je suis une machine à apprendre, et je le sais». Il n’est plus question de trouver les moyens d’apporter le savoir aux acteurs, mais de donner aux sujets les moyens d’aller le chercher. Les outils du socialbookmarking sont au service d’un apprentissage permanent, le savoir devenant la matière première du XXIème siècle.
Affordances formatives
Nous avons émis l’hypothèse que les pratiques du socialbookmarking favorisent l’émergence de l’énovation et de l’autodidaxie, dans le domaine de la formation des enseignants. Nous avons montré que le socialbookmarking peut être un lieu qui favorise l’énovation dans la mesure où les acteurs se prennent en charge, dans un environnement développé par les utilisateurs eux-mêmes. En suivant les analyses de Hélène Bezille (2002), on pourrait dire que le socialbookmarking serait un lieu d’autodidaxie permettant un nouvel horizon pour l’inconnu, le nouveau, l’inédit, l’étranger.
En effet, les entretiens menés ont mis en évidence des récurrences sur l’aspect exploratoire du socialbookmarking, une porte ouverte sur la sérendipité avec la possibilité aux acteurs de l’éducation, de faire des «passerelles» entre les savoirs. Pour reprendre l’expression d’Hélène Bezille, à travers les nuages de tags, il y a «l’art d’accommoder des savoirs hétérogènes, d’allier des savoirs canoniques et savoirs bricolés, glanés ici et là». On ne peut passer sous silence, l’étayage sur des collectifs, via le réseau des amis qui pousse les acteurs de l’éducation à contribuer au partage de signets et comme le précise Bouchard Tramblay, nous pouvons supposer que «l’efficience de l’auto-apprentissage vient en particulier du fait qu’il est soutenu, encouragé, accompagné par une, des personnes et/ou des groupes avec lesquels existent des relations fortement investies et éventuellement des intérêts et passions partagés». Le collectif impliqué dans le socialbookmarking peut alors jouer une fonction de “cadre organisateur ” et les praticiens du socialbookmarking pourraient être en quelque sorte «des Robinson Crusoé du savoir».
Les tensions au sein de la hiérarchie ?
L’état de l’art mené sur les pratiques du socialbookmarking, nous a montré que l’institution a plus ou moins sa place dans les projets de l’éducation. Nous avons mis en évidence la tension en jeu. Faut-il contrôler ou pas les pratiques de socialbookmarking ? L’institution doit-elle s’en mêler ? Le titre du livre «Throwing Sheep in the Boardroom» très évocateur, essaie d’établir la fusion des images provenant des deux mondes en collision, le monde à l’horizontale en réseau des interactions sociales spontanées, et le monde à structure verticale des hiérarchies organisationnelles formelles.
L’origine du titre est «throwing sheep» qui correspond aux réseaux virtuels/horizontaux et «boardroom» représente le monde réel/institutionnel/vertical. L’auteur, Mathieu Fraser nous explique la manière dont la collaboration horizontale des réseaux sociaux est amenée à subvertir l’hégémonie des hiérarchies verticales traditionnelles et dans le chapitre 12 intitulé «Davids and Goliaths», il nous montre la revanche des amateurs, les tensions en jeu entre «professionnels»et «amateurs» qui peuvent concerner le champ de l’éducation.5 Les institutions prendront-elles en compte ces outils sociaux du web du socialbookmarking en laissant une place aux usagers et en définissant une politique éditoriale «user generated contents» où l’enseignant pourrait contribuer ? Ne pourraient-elles pas y trouver des bénéfices ? L’option australienne qui vient de se mettre en place mérite que l’on y pose le focus pour en définir tous les apports, dans un contexte institutionnel.
Nous avons pu découvrir comment les outils du web, peuvent apporter des changements sur nos façons de se former, d’apprendre dans l’action, de se documenter, nous apportant une nouvelle relation au savoir.
Avec ces nouveaux outils du web2.0 du socialbookmarking, nous pouvons affirmer que nous avons là une clé pour le PKM (personnal Knowledge Management) pour l’éducation, prenant en compte la gestion des compétences, la formation, la mise en place de nouvelles modalités de travail, brouillant la frontière entre le temps institutionnel, professionnel et le temps personnel. Si les autodidactes que nous avons interwiewés sont passionnés par les pratiques de socialbookmarking, convaincus de leurs potentialités, la formation de l’ensemble des acteurs ne peut être oubliée ou mise au placard.
Cette dernière peut être prévue « dans l’action» et reposer sur la démarche du «design thinking» de Stanford qui s’appuie sur une approche globale des problèmes : comment choisir, intégrer des ressources numériques dans des parcours d’apprentissage, comment tirer des bénéfices des «reuse objects» ou des OER (Open Educational Ressources) au niveau des apprentissages, comment développer des écosystèmes éducatifs autour des OER ? Quelle sera la place de l’institution dans les dispositifs de production et de partage de ressources ? Quelle sera la place de l’enseignant ? Quel sera le dispositif éditorial à développer ? Avec quel modèle économique et juridique ? Des licences comme les creative commons pourraient-elles être adoptées ?
La question de l’intégration du socialbookmarking dans les organisations et les institutions reste posée.
Nous avons dégagé toutes les potentialités formatives auprès des praticiens dans divers pays, qui s’en sont emparés pour chercher un gain d’efficacité dans leurs activités quotidiennes pédagogiques liées à leur métier autour de l’éducation. La formation informelle a toute sa place dans les systèmes éducatifs comme nous le montre le rapport de l’OCDE du 01 Avril 2010. Il reste encore à convaincre une partie des «non-avertis» d’utiliser ces outils de socialbookmarking leur donnant la possibilité de devenir des constructeurs de la connaissance. Le socialbookmarking atténue la frontière entre les «amateurs» et les «experts». Dans un groupe d’intérêt, chacun est légitime pour apporter des ressources. Ces dernières sont acceptées tant qu’elles répondent aux besoins. Cela relativise largement la position d’autorité que s’arrogent les experts.
Enfin, le socialbookmarking développe le PKM des enseignants : votre bibliothèque de liens ne ressemble pas à la mienne, même si nous appartenons au même groupe. Cette personnalisation est très importante de nos jours, car nous voulons avoir la maîtrise de nos parcours de formation. Et du coup, l’apprentissage étant personnalisé, basé sur des ressources que l’apprenant a lui-même choisies pour vaincre les « lacunes cognitives » liées à la gestion des apprentissages, devient efficace. Tels les Robinsons qui sont généralement des héros civilisateurs qui investissent l’île, la colonisent, la cartographient, et nomment chaque endroit en étant des pionniers organisateurs, les praticiens du socialbookmarking aménagent et apprivoisent l’île du savoir, investie par chacun et pouvant apporter des fruits pour tous.
Cet article résume en partie, les travaux de thèse en sciences de l’information et de la communication de Michèle Drechsler, docteur en sciences de l’information de la communication. soutenue le 13 Novembre 2009 ainsi que son travail d’auteur pour la conception et le développement d’une base collaborative de ressources pour l’ENT-Libre Iconito en direction des écoles primaires (2006).