Dans la culture courante, l’interactivité peut être définie comme « [la] possibilité d’échange entre un utilisateur et un programme informatique »[1]. Il est alors possible de s’interroger sur la manière de concevoir un tel programme informatique capable d’interactivité. Plus précisément, existe-il des modèles théoriques ou des méthodologies de travail qui traitent de la réalisation d’applications interactives ?
Si cette question est large, nous proposons modestement dans le cadre de cet article de l’explorer à travers le cadre du jeu vidéo. En effet, lors du processus de conception d’un jeu vidéo, le ou les créateurs de cette application se doivent d’imaginer des modalités d’interaction entre leur jeu et les joueurs, avant de les transcrire sous forme informatique. A première vue, ce processus semble reposer en grande partie sur une démarche empirique. Pour autant, il existe des outils théoriques qui essaient de formaliser « l’interactivité vidéoludique » de manière à faciliter sa conception. Ces formalisations se contredisent-elles ou convergent-elles vers une représentation unique de « l’interactivité » pour le jeu vidéo ?
Afin d’essayer d’apporter une réponse à cette question, cet article se propose tout d’abord d’essayer d’apporter un éclairage sur la nature de « l’interactivité ludique » et des liens qu’elle entretient avec l’interactivité propre à un programme informatique. Une fois le cadre de « l’interactivité ludique » défini, nous passerons en revue différentes propositions de formalisation de la conception d’un jeu. Pour cette revue de littérature, nous nous concentrerons sur un corpus de 36 textes traitant de la conception de jeu, également appelée « Game Design » en anglais. Si quelques ouvrages académiques abordent ce sujet, la majorité des textes de notre corpus est composée d’ouvrages issus du milieu de l’industrie du jeu. Après les avoir analysés, nous discuterons de leurs caractéristiques respectives, et tenteront d’étudier en quoi ils peuvent nous éclairer sur la nature du processus de conception d’un jeu, et donc de « l’interactivité ludique ».
Cadre théorique : interactivité informatique et interactivité ludique
D’après Crawford (2003), l’interactivité peut être définie comme : « un processus cyclique dans lequel deux agents (métaphoriques) écoutent, réfléchissent et parlent de manière alternée »[2].
Ramenée au contexte du jeu, nous pouvons alors voir qu’un de ces agents sera un joueur tandis que l’autre sera l’objet « jeu ». Si un être vivant est à priori capable d’écouter, réfléchir et parler, il semble difficile d’affirmer que c’est également le cas des objets. Afin de pouvoir participer à un processus d’interactivité, un objet « jeu » doit être en mesure de « simuler » ces trois étapes. Le concepteur de cet objet devra ainsi le construire de manière à ce qu’il soit capable de participer au processus interactif avec un humain. La question est donc : comment « construit-on » cette capacité interactive dans un objet ?
Revenons au cas du « jeu vidéo », que nous pouvons définir comme un jeu se pratiquant sur support informatique ou assimilé. Nous pourrions alors supposer que la capacité interactive d’un jeu vidéo provient directement de son support, l’ordinateur. Pour autant, le jeu existe également sous d’autres formes, et même sans ordinateur il n’en reste pas moins interactif, en tout cas selon la définition donnée par Crawford. Afin de pouvoir analyser la façon dont des concepteurs créent la capacité interactive des jeux, il nous semble donc pertinent d’essayer au préalable de distinguer l’interactivité propre à l’ordinateur de celle propre au jeu.
D’après Juul (2005), un « jeu » peut être définit comme un système à état variable : « Au sens littéral, un jeu est une machine à état variable : un jeu est une machine qui peut être dans différents états, qui peut répondre de façon différente à la même entrée, il possède des fonctions d’entrée et de sortie et des définitions spécifiant les transitions entre les différents états. […] Quand vous jouez à un jeu, vous interagissez avec la machine à état variable qu’est le jeu. »[3] [p.60]
Rappelons que, selon Salen & Zimmerman (2003), un système se définit comme : « un ensemble d’éléments mis en relation de manière à former un tout plus complexe »[4] [p.55]
Partant de là, un objet « jeu » peut s’appuyer sur plusieurs types de supports : cartes (jeu de cartes), plateau (jeu de société), ordinateur (jeu vidéo), lois de la physique (sport)… Comme l’explique Juul (2005), il n’existe aucun support particulier qui définisse le jeu en tant qu’objet. Cependant, un jeu étant définit comme un système à état variable, tout support destiné au jeu « matérialise » ce dernier par deux aspects :
– Une capacité de calcul permettant d’appliquer les règles du jeu en réponse aux actions du joueur.
– Une capacité à retenir l’état actuel du jeu, en mémorisant l’état de chacun des éléments qui composent le système.
Dans le cas des jeux de cartes, les cartes servent à retenir l’état actuel du jeu pendant que le cerveau humain se charge d’appliquer les règles. Dans le cas des sports, les lois de la physique et le cerveau de l’arbitre permettent d’appliquer les règles, tandis que des objets comme les compteurs de score ou les joueurs eux-mêmes permettent de mémoriser l’état courant du jeu. Vient ensuite le cas du jeu vidéo, pour lequel le processeur de l’ordinateur permet d’appliquer les règles tandis que la mémoire de cette même machine permet de conserver l’état actuel du jeu. A partir de ces réflexions, Juul propose de différencier l’interactivité du jeu de celles du support de jeu.
Un autre exemple abondant dans le même sens nous vient des jeux existants sur plusieurs supports, à l’image des premiers jeux vidéo (Djaouti, 2010), qui étaient des adaptations de jeux de plateau au support informatique :
– Les échecs se trouvent adapté sur le Manchester Mark I par Prinz en 1951.
– Le jeu de Nim arrive sur ordinateur avec le NIMROD, conçu par Bennet en 1951.
– Le morpion est adapté sur EDSAC par Douglas 1952 à travers son jeu OXO.
– Les dames s’adaptent au support informatique à travers deux programmes de Strachey, tout d’abord en 1951 pour le Pilot Ace puis en 1952 pour le Manchester Mark I.
Lors de la transposition de ces jeux du support plateau au support informatique, les règles du jeu ont été conservées, seuls le « support », et donc la façon dont les règles sont appliqués, a changé. La mémoire et le processeur de l’ordinateur remplacent le plateau de jeu et le cerveau humain, mais les règles de jeu restent les mêmes.
Nous pourrions alors proposer la distinction suivante :
– L’interactivité ludique est incarnée par les règles de jeu.
– L’interactivité du support est incarnée par la manière dont sont appliquées les règles du jeu.
Nous pouvons pousser ce raisonnement en nous focalisant sur la manière dont le support informatique supporte l’interactivité ludique. D’une manière générale, un ordinateur est une machine qu’il est possible de programmer, afin qu’elle produise un résultat suite à des informations entrées par un utilisateur. Pour programmer cette machine, un concepteur va s’appuyer sur un langage de programmation. Il s’agit tout simplement d’une langue (avec ses règles de grammaire et son vocabulaire) que l’ordinateur va être capable d’interpréter, et qui permettent donc au concepteur de donner des ordres à la machine. Si de très nombreux langages existent, ils découlent néanmoins d’un nombre relativement restreint de « paradigmes de programmation informatique », comme détaillé par Van Roy & Haridi (2004).
Nous ne manquons pas de remarquer une certaine similitude entre le paradigme de programmation dit « impératif » (structuré autour de la logique « SI condition ALORS action ») et la manière dont sont rédigées les règles de jeu utilisant les support de types plateau ou cartes. Par exemple, pour le cas du morpion, la condition de victoire sera explicitement décrite comme « si un joueur aligne trois symboles en ligne droite ou en diagonale, alors il gagne ». Un concepteur désirant transposer ce jeu sur support informatique avec un langage de programmation respectant le paradigme « impératif » verra donc sa tâche grandement facilitée par la proximité entre la structure de ce langage et la manière dont se présentent les règles du morpion. Cette observation mériterait d’être développée tant elle semble s’appliquer à un grand nombre de jeux, mais là n’est pas le propos de cet article.
Nous retiendrons donc pour l’instant qu’il existe un outil, le langage de programmation, qui permet de contrôler la manière dont un ordinateur se comportera une fois placé en situation d’interactivité avec un humain. Mais cet outil ne se limite pas à la création de jeux, car il permet également de créer des applications utilitaires (traitement de textes, tableur, système de calcul balistique…). De même, si certains langages de programmation semblent faciliter la programmation d’ordinateurs à des fins ludiques, la retranscription des règles d’un jeu ne se limite pas à ce seul support. Pour la suite de cet article, nous proposons donc de distinguer deux formes « d’interactivité » :
– L’interactivité ludique, incarnée par les règles d’un jeu, sans distinction de support.
– L’interactivité informatique, qui découle de la programmation d’un ordinateur pour accomplir une tâche spécifique grâce à un langage dédié.
Dans les deux cas nous avons là des approches permettant d’intégrer le processus d’interactivité décrit par Crawford : les règles de jeux dictent à une large variété de « supports » une manière simuler les phases d’écoute/réflexion/parole. Le langage de programmation permet d’en faire de même pour le seul support informatique.
Dans le cas d’un jeu vidéo, les règles de jeu seront écrites par le biais d’un langage informatique, mélangeant donc ces deux formes d’interactivité en une seule forme « d’interactivité vidéoludique », qui ne permet plus de distinguer ses deux composantes.
Pour la suite de cet article, nous allons nous focaliser uniquement sur « l’interactivité ludique », et plus précisément sur la manière de concevoir cette forme d’interactivité. Le fait de concevoir l’interactivité ludique, et donc de créer un jeu, est qualifié par le nom « Game Design ».
Le Game Design : concevoir l’interactivité ludique
Salen et Zimmerman (2003) définissent le Game Design comme : « le processus par lequel un concepteur crée un jeu, destiné à être utilisé par un joueur, afin que naisse une expérience de jeu »[5] [p.80]
Si le Game Design est un processus, une des définitions de « processus » est « une série d’étapes permettant d’aboutir à un résultat »[6]. D’après la définition de Salen & Zimmerman, le « résultat » de ce processus est un jeu. La question porte donc sur la nature de la « série d’étapes » permettant de créer un tel objet. Existe-t-il une « série d’étapes » universelle permettant de concevoir un jeu ? Si oui, quelle est-elle ?
Afin d’essayer d’apporter une réponse à cette question, nous proposons d’analyser un corpus de textes expliquant ce qu’est le « Game Design », ou expliquant tout simplement comment se crée un jeu. Selon Albinet (2010), la formalisation du processus de Game Design à travers des manuels et autres types de textes est relativement récente par rapport à l’histoire du jeu vidéo. Si l’histoire commerciale du jeu vidéo remonte aux débuts des années 1970, Albinet relève l’émergence du « Game Design » comme thème de théorisation à partir des années 2000. Bien que visiblement initiées dans le secteur du jeu vidéo, ces discussions portent sur l’interactivité ludique en général et non pas seulement sur l’interactivité vidéoludique. En effet, si certains ouvrages et théories se bornent au jeu vidéo, nombre d’entre eux traitent de tout types de jeux, sans distinction de support.
Suite du travail de recherche et docuemnt complet avec visuels sur http://www.ludoscience.com/FR/diffusion/510-methodologies-de-Game-Design.html
Communication du Colloque Scientifique Ludovia 2010 par Damien DJAOUTI, Julian ALVAREZ, Jean-Pierre JESSEL – IRIT – Université Toulouse III – Paul Sabatier n°27 (Informatique)
[1] Retrouvé le 12-03-10 sur http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/interactivite/
[2] “A cyclic process in which two active agents alternately (and metaphorically) listen, think, and speak.”
[3] “In a litteral sense, a game is a state machine: A game is a machine that can be in different states, it responds differently to the same input at different times, it contains input and output functions and definitions of what state and what input will lead to what following state.[…] When you play a game, you are interacting with the state machine that is the game.”
[4] “A system is a set of parts that interrelate to form a complex whole”
[5] “Game design is the process by which a game designer creates a game, to be encountered by a player, from which meaningful play emerges”
[6] “A series of events to produce a result.” Retrouvé le 20 Mai 20 2010 sur http://en.wiktionary.org/wiki/process