ACTUALITÉS EN BREF

Les machinimas : des vidéos inscrites dans une culture ludique Analyse sociopoétique d’une pratique de détournement du jeu vidéo

Le jeu vidéo est historiquement lié à la pratique du détournement et de la réappropriation : « la conception du premier jeu vidéo résultait déjà d’un acte ludique, qui s’est exprimé par le détournement de l’usage conventionnel d’un super calculateur du MIT.

C’est en effet à partir des expérimentations informatiques d’un groupe d’étudiants se faisant appeler “hackers” que Spacewar (1962) a vu le jour » (Genvo, 2008b : 2). Cette tendance première s’actualise aujourd’hui dans nombre de pratiques qui prolongent le jeu hors de son espace premier et investissent d’autres supports : que l’on pense aux fanfictions, au speedrun, au modding, aux machinimas ou encore à d’autres pratiques moins instituées[1], le jeu vidéo est ponctuellement appréhendé par les joueurs non comme une œuvre fermée à consommer, mais comme un outil pour créer à partir de[2].

Les détournements ainsi produits, en tant que créations au second degré[3], constituent autant de discours réflexifs non seulement sur les œuvres dont ils sont issus, mais aussi sur les codes du jeu vidéo en général. Or, si les nombreux travaux consacrés au détournement en art (Taylor, 1992 ; Dworkin : 2003) ou en littérature (Saint-Amand, 2013 ; Genette, 1992 ; Aron, 2008) mettent bien souvent en exergue la portée évaluative de tels discours – en les identifiant tantôt comme des hommages, tantôt comme des satires –, les détournements de jeux vidéo semblent échapper à cette logique polarisée. D’une part, ceux-ci sont le fait de joueurs, et non d’artistes ou d’auteurs (au sens romantique de créateur inspiré et propriétaire de son œuvre) ; d’autre part, leur dimension évaluative semble moindre : la réécriture parodique d’un jeu sous forme de texte (fanfiction) ou de vidéo (machinima) peut-elle réellement être interprétée comme une critique de l’œuvre originale ou des codes qui la supportent ?

Conformément à l’éthos du fan tel qu’il a notamment été décrit par Le Guern[4], les détournements de jeux vidéo semblent porter la trace d’une tension constante entre un engagement au premier degré dans la consommation de l’œuvre originale et une distanciation ironique vis-à-vis de ce même engagement. Un auteur de fanfiction peut, par exemple, exprimer sans détour son attachement pour un jeu particulier tout en parodiant ses défauts dans le même texte, érigeant ainsi le second degré en un « degré premier » de la communication[5].

Dans le prolongement de ces premières hypothèses, la présente communication se penchera sur un cas spécifique de détournement du jeu vidéo, à savoir la pratique du machinima. Le terme désigne la réalisation, par les joueurs, de films d’animation à partir des moteurs graphiques des jeux. Si la possibilité d’enregistrer sa partie et de la partager était initialement utilisée par les joueurs pour attester de leurs performances ludiques[6], elle s’est rapidement diversifiée (dès la fin des années 1990 selon Georges et Auray, 2012) pour donner naissance à plusieurs genres : machinimas humoristiques ou parodiques, clips musicaux, spectacles d’improvisation, longs métrages de fiction, etc. Le corpus étudié se composera des machinimas produits à partir de la licence de jeux Halo.

Ce choix a été motivé, tout d’abord, par le fait qu’il s’agit d’une licence particulièrement exploitée par les machinimakers (à côté de jeux tels que World of Warcraft, Les Sims, City of Heroes,…) et fréquemment citée par les travaux académiques traitant du sujet[7]. Ensuite, il a été conforté par le fait que certaines des vidéos issues de ces jeux (les séries Red vs. Blue et This Spartan Life, principalement) ont acquis une notoriété telle qu’elles ont participé à faire connaître le machinima à un public élargi et qu’elles ont influencé, en retour, le développement de la série Halo[8].

Un premier recensement des vidéastes (ou groupes de vidéastes) dont les œuvres seront étudiées se trouve en bibliographie – celui-ci pourra toutefois se voir augmenté au fil de la recherche. L’analyse portera, en outre, sur les discours des producteurs et consommateurs de ces machinimas (présentations des vidéos par leurs auteurs, commentaires des spectateurs).

Ce travail analysera les discours que ces machinimas, en tant que détournements, tiennent sur le jeu vidéo et, plus précisément, sur l’œuvre dont ils sont issus : comment ces vidéos se positionnent-elles par rapport à l’œuvre originale (en sont-elles un hommage, une satire, un prolongement, une œuvre à part) ? Dans quelle mesure récupèrent-elles ou non les codes du jeu ? Comment ces codes vidéoludiques sont-ils représentés et comment s’intègrent-ils à l’économie générale des vidéos (d’un point de vue stylistique et narratif) ? L’objectif sera de démontrer l’ancrage profondément ludique de ces productions audiovisuelles, qui ne prennent tout leur sens qu’une fois réinscrites au sein d’une culture de joueurs.

[callout][1] Telles que le récent « Twitch plays Pokémon » sur Twitch. URL : http://www.twitch.tv/twitchplayspokemon (28/02/2015). Il s’agit d’un détournement du jeu Pokémon Rouge par un programmeur australien qui, en mettant l’œuvre à disposition des internautes sur la plateforme de diffusion de vidéos Twitch TV, a permis à des milliers d’utilisateurs de jouer simultanément à un jeu qui n’est pourtant pas pensé pour être multijoueurs. Le contrôle d’un avatar unique par une multitude de joueurs teintait l’expérience d’une dimension chaotique, qui a toutefois su capter durablement l’intérêt des participants (les internautes sont parvenus à mener le jeu à son terme).

[2] « When a computer game is released today, it is as much a set of design tools as a finished game design » (Lowood, 2007 : 75). De même, selon Newman, l’instabilité des jeux fait qu’ils doivent être envisagés « less as fully formed objects for play and more as suites of resources to be played with » (2012 : 123).

[3] Au sens de Genette, qui utilise l’expression pour désigner tout « texte dérivé d’un autre texte préexistant » (1982 : 13), « tout en laissant entendre le potentiel satirique (plus ou moins effectif selon les cas […]) de ces textes seconds » (Saint-Amand, 2013 : 48).

[4] « […] Cette double posture d’engagement (dans le collectif) et de distanciation (par rapport aux fans les plus “pris au jeu”) leur permet en quelque sorte de jouer sans être totalement dupe du jeu, de se comporter comme fans sans être fanatiques » (2002 : 189). « […] Engagés dans un travail – conscient ou inconscient – de production d’une image sociale “acceptable” d’eux-mêmes, les fans trouvent sans doute dans le jeu la forme la plus adéquate pour atteindre le juste milieu entre engagement et distanciation » (2002 : 194-195).

[5] Cet « aplanissement » n’est pas sans rappeler la notion d’« hyper-bidimensionnalité » développée par Azuma (2008 : 155). Pour des analyses détaillées illustrant ce phénomène, voir Barnabé (2014a et 2014b).

[6] On fait généralement remonter ce type d’usage au jeu DOOM (1993), qui avait la particularité d’offrir aux joueurs l’opportunité d’enregistrer une partie et de la partager avec les autres utilisateurs du logiciel, mais la pratique s’est surtout popularisée avec le jeu Quake (1996) car celui-ci comportait davantage de possibilités de paramétrage (voir Lowood, 2007, pour un historique plus détaillé).

[7] Georges et Auray (2012a et 2012b), Lowood (2007 et 2008), Newman (2008), Nitsche (2007).

[8] Elles ont été récompensées lors de festivals dédiés au machinima, leurs auteurs ont été sollicités pour de nombreuses interviews et – dans le cas de Red vs. Blue – ont développé un modèle économique leur permettant de vivre de leurs productions. En réponse au succès des machinimas réalisés sur base du jeu Halo, Microsoft a, en outre, ajouté une commande permettant aux joueurs de baisser leurs armes. Cette action ne comporte aucun intérêt ludique mais facilite le travail des machinimakers, qui l’utilisent pour donner l’illusion que leurs personnages sont en train de parler.[/callout]

Note de positionnement scientifique

Dans le prolongement de notre formation, nous nous rattachons aux études littéraires et à la sociologie des pratiques artistiques et culturelles.

Du point de vue méthodologique, notre thèse (et la présente communication, qui s’inscrit dans le même cadre) se divise en deux axes : l’un sociologique (comment les détournements de jeux vidéo participent-ils à redéfinir les notions d’œuvre, d’auteur et de joueur ? quelle posture de créateur les producteurs de réécritures adoptent-ils ? etc.), l’autre formel (la forme des détournements y est envisagée dans son rapport avec celle de l’œuvre originale : en quoi la nature ludique de cette dernière détermine-t-elle la création qui s’en inspire ? en quoi la réécriture renouvelle-t-elle la manière de jouer ?).

Le premier axe se nourrit des outils développés par la sociologie de la littérature (Maingueneau et Charaudeau, 2002 ; Meizoz, 2007 et 2011, Amossy, 2010 ; etc.) ainsi que des études consacrées à la culture participative et aux communautés de fans (Jenkins, 1992, 2006a et 2006b ; Le Guern, 2002 ; Flichy, 2010 ; etc.). Le deuxième axe, quant à lui, se fonde sur les différents travaux menés en sciences du jeu (Genvo, 2005, 2008 et 2011 ; Triclot, 2011 ; Amato, 2005 ; etc.) ainsi que sur ceux dédiés précisément aux pratiques de détournement envisagées (notamment : Hellekson et Busse, 2006 ; Lowood et Nitsche, 2011 ; Newman, 2008 ; Sihvonen, 2010).

De manière plus générale, la recherche se situe dans la continuité des play studies définies par Triclot (2011) et du play design défini par Genvo (2008a), dans le sens où le jeu est appréhendé comme une expérience et non comme un objet clos et figé. Ce positionnement invite à envisager les détournements et réécritures de jeux vidéo comme des processus dynamiques. Pour ce faire, il importe de ne pas isoler les productions de leurs contextes de création et de réception (car ceux-ci entrent dans l’élaboration de leur signification). En conséquence, notre analyse porte simultanément sur un double matériel : les détournements de jeux vidéo, d’une part, et les discours des joueurs qui les produisent ou les consomment, d’autre part.

Bibliographie

Sources primaires

L’analyse portera sur l’ensemble des vidéos basées sur la licence Halo et produites par les machinimakers (ou groupes de machinimakers) suivants :

Sources secondaires

  • Amato Étienne Armand (2005), « Reformulation du corps humain par le jeu vidéo : la posture vidéoludique », in Genvo Sébastien, dir., Le game design de jeux vidéo. Approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan, pp. 299-323
  • Amossy Ruth (2010), La présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, Presses Universitaires de France
  • Aron Paul (2008), Histoire du pastiche, Paris, Presses Universitaires de France
  • Azuma Hiroki (2008), Génération Otaku. Les enfants de la postmodernité, Paris, Hachette Littératures
  • Barnabé Fanny (2014a), « La ludicisation des pratiques d’écriture sur Internet : une étude des fanfictions comme dispositifs jouables », Sciences du jeu, n° 2 [en ligne]. URL : http://www.sciencesdujeu.org/index.php?id=7305
  • Barnabé Fanny (2014b), « Le speedrun : pratique compétitive, ludique ou créative ? Trajectoire d’un détournement de jeu vidéo institué en nouveau game », Communication au colloque Ludovia 2014, Ax-les-Thermes
  • Dworkin Craig (2003), Reading the Illegible, Evanston Illinois, Northwestern University Press
  • Flichy Patrice (2010), Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil
  • Genette Gérard (1982), Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil
  • Genvo Sébastien (2008a), « Caractériser l’expérience du jeu à son ère numérique : pour une étude du “play design” », Communication au colloque Le jeu vidéo : expériences et pratiques sociales multidimensionnelles, Québec [en ligne]. URL : http://www.ludologique.com/publis/play_design.pdf
  • Genvo Sébastien (2008b), « Comprendre les différentes formes de “faire soi-même” dans les jeux vidéo », Communication au colloque Ludovia 2008, Ax-Les-Thermes [en ligne]. URL : http://www.ludologique.com/wordpress/wp-content/uploads/2012/03/genvo_s_ludovia_08.pdf
  • Genvo Sébastien (2011), « Penser les phénomènes de “ludicisation” du numérique : pour une théorie de la jouabilité », Revue des sciences sociales, n°45, pp. 68-77 [en ligne]. URL : http://www.ludologique.com/publis/Ludicisation_Genvo_S.pdf
  • Genvo Sébastien, dir. (2005), Le game design de jeux vidéo. Approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan
  • Georges Fanny et Auray Nicolas (2012), « Approche sémiopragmatique de l’espace de communication des machinima », Revue des Interactions Humaines Médiatisées, vol. 13, n° 1, pp. 03-36 [en ligne]. URL : http://europia.org/RIHM/V13N1/RIHM13%281%292-Georges.pdf
  • Hellekson Karen et Busse Kristina, dirs. (2006), Fan Fiction and Fan Communities in the Age of the Internet, Jefferson, McFarland
  • Jenkins Henry (1992), Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture (Studies in Culture and Communication), Londres et New York, Routledge
  • Jenkins Henry (2006a), Convergence Culture : Where old and new media collide, New York, New York University Press
  • Jenkins Henry (2006b), Fans, Bloggers, and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York, New York University Press
  • Le Guern Philippe, dir. (2002), Les cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes
  • Lowood Henry (2007), « High-performance play. The making of machinima », in Clarke Andy et Mitchell Grethe, dirs., Videogames and Art, Bristol, Intellect Books, pp. 59-79
  • Lowood Henry (2008), « Found Technology : Players as Innovators in the Making of Machinima », in McPherson Tara, dir., Digital Youth, Innovation, and the Unexpected, Cambridge, MIT Press, pp. 165-196 [en ligne]. URL : https://www.academia.edu/930089/Found_technology_Players_as_Innovators_in_the_making_of_machinima
  • Lowood Henry et Nitsche Michael (2011), dirs., The Machinima Reader, Cambridge, MIT Press
  • Maingueneau Dominique et Charaudeau Patrick (2002), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil
  • Meizoz Jérôme (2007), Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition
  • Meizoz Jérôme (2011), La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine Érudition
  • Newman James (2008), Playing with videogames, Londres et New York, Routledge
  • Newman James (2012), Best Before. Videogames, Supersession and Obsolescence, Londres et New York, Routledge
  • Nitsche Michael (2007), « Claiming its space : Machinima », Dichtung Digital, n° 37 [en ligne]. URL : http://dichtung-digital.de/2007/Nitsche/nitsche.htm
  • Saint-Amand Denis (2013), Le dictionnaire détourné. Socio-logiques d’un genre au second degré, Rennes, Presses Universitaires de Rennes
  • Sihvonen Tanja (2011), Players Unleashed ! : Modding the Sims and the Culture of Gaming, Amsterdam, Amsterdam University Press
  • Taylor Mark C. (1992), Disfiguring : Art, Architecture, Religion, Chicago, University Of Chicago Press
  • Triclot Mathieu (2011), Philosophie des jeux vidéo, Paris, La Découverte


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