Tout objet et tout document est désormais plongé dans une véritable logistique informationnelle. Ce qui transforme et le mode d’existence du document et le mode d’existence de l’objet. Il se noue ainsi un nouveau dialogue et un nouvel échange de propriétés entre les deux. Il en va d’une sorte de porosité entre objet et document que nous voudrions participer à explorer à travers cette communication.
1) Cette logistique informationnelle (Robert 2005)
repose sur un Macro-système technique (MST) documentaire (Gras 1993 et Robert 2005). Le Web, devient ainsi progressivement un MST de documentarisation (Salun 2012), qui ne concerne pas que le seul Web 1, mais aussi le Web 2, les réseaux spécialisés d’entreprises ainsi que les réseaux sociaux. Il renvoie à un mouvement de fond qui peut être appréhendé par deux opérations complémentaires, celle de la logisticisation de l’objet (ou du document) et celle de la documentarisation de la logistique de l’objet (ou du document) (Robert et Pinède 2012). Ces deux opérations modifient le mode d’existence de l’objet en quasi-objet. Nous reprenons la notion de « mode d’existence » à G. Simondon (1958-1989), celle de quasi-objet à M. Serres (1983). Cette communication voudrait proposer l’esquisse d’une première typologie de ces quasi-objets.
2) La logisticisation de l’objet (et/ou du document)
transforme les objets (et parmi ceux-ci les objets culturels qui sont à la fois objet et document, à l’instar du livre) en quasi-objet de deux manières :
- Par polyvalence et réticulation : un même objet, un téléphone portable par exemple est à la fois un outil de transmission du son, de l’écrit, de la musique et les images ; ce n’est plus un objet –plutôt monofonctionnel- mais un quasi-objet, beaucoup plus ouvert et connecté (auparavant notre appareil photo restait en mode local, la même fonction transposée sur un téléphone portable permet également de diffuser des photos sur le réseau) ;
- Par simulation numérique : un document numérique n’est plus stabilisé/stabilisant comme l’était le document papier, mais pris dans une double instabilité, locale et globale : locale, car le document en tant qu’entité est désormais a priori ouvert ; globale, car il peut facilement être diffusé, c’est pourquoi il requiert des procédures techniques et des normes juridiques pour être fermé ; il n’est plus un objet mais un quasi-objet.
Nous verrons en détail comment ce que l’on peut appeler la fonction-livre (Robert 2010) ne se concrétise plus seulement par un objet mais aussi par des quasi-objets.
3) La documentarisation de la logistique de/par l’objet l’affecte de deux manières :
- Par un renforcement de sa dimension documentaire ; elle est de plus en plus gérée par des procédures documentaires normées (type EDI –échange de données informatisées) ; plus globalement elle produit des quasi-documents qui révèlent et enregistrent les traces de nos parcours et activités dans l’espace réel (GPS où l’objet documentarise nos déplacements) et/ou sur les réseaux (Merzeau 2009) ;
- On voit émerger un véritable internet des objets, c’est-à-dire leur mise en réseau (Massit Folléa & al. 2009), qui transforme des objets peu ou pas visibles (enfouis dans quelque stock et peu individualisés) en des entités visibles parce que lisibles grâce à une étiquette de type RFID, donc en un quasi-objet documentarisé.
Nous présenterons en détail comment le GPS fonctionne comme un quasi-objet et comment les puces RFID transforment les objets en quasi-objet.
Enfin, en conclusion nous soulignerons les enjeux politiques de cette émergence des quasi-objets documentarisés (ou documentaires) à travers la notion de « gestionnarisation» (Robert 2011). Car ces quasi-objets sont désormais au cœur de ce mouvement de fond de « mise en gestion » globale de notre société grâce à la logistique informationnelle.
Bibliographie
- Ertzscheid, Olivier, « L’homme, un document comme les autres », Hermès n°53, Paris, 2009.
- Gras, Alain, Grandeur et dépendance, sociologie des macro-systèmes techniques, PUF, Paris, 1993.
- Massit Folléa, Françoise, Pierre-Jean Benghozi, Sylvain Bureau, L’internet des objets, Quels enjeux pour l’Europe ? Coll. praTICs, Editions de la MSH, Paris, 2009.
- Merzeau, Louise, « Du signe à la trace, l’information sur mesure », Hermès n°53, Paris, 2009.
- Robert, Pascal et Pinède, Nathalie, 2012, « Le document numérique : un nouvel équipement politique de la mémoire sociale ? », Communication et organisation N°42, PUB, décembre 2012.
- Robert, Pascal, La logique politique des technologies de l’information, critique de la logistique du « glissement de la prérogative politique ». Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, (collection Labyrinthes), 2005.
- Robert, Pascal, Mnémotechnologies, pour une théorie générale critique des technologies intellectuelles. Paris, Hermès, 2010.
- Robert, Pascal, « Critique de la gestionnarisation », Bruxelles, colloque EUTIC, 2011.
- RTP-DOC, « Le texte en jeu, permanence et transformations du document », Paris, CNRS/Enssib, version 2004.
- Salün, Jean Michel, Vu, lu, su, La découverte, Paris, 2012.
- Serres, Michel, Rome, le livre des fondations, Grasset, Paris, 1983.
- Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1989.
- Smolczewska Tona, Agnieszka, Landron, Pierre-Yves et Lallich-Boidin Geneviève, Revue illustrée numérisée : un nouvel objet polymorphe et dynamique. Dans Actes de Conference of the Canadian Association for Information Science – CAIS/ACSI 2008. Vancouver, Canada, 5-7 juin 2008.
Positionnement scientifique
[callout]Section scientifique de rattachement : sciences de l’information et de la communication (71°section).
Notre proposition de communication se veut un exercice exploratoire d’une hypothèse (celle de l’émergence de quasi-objets liés au monde numérique) en ayant recours d’une part à une typologie (méthodologie) qui permet de cadrer l’exploration et d’autre part à deux exemples approfondis (terrains).[/callout]
Voir le programme complet du colloque scientifique Ludovia#11
Voir la bio de Pascal Robert et Agnieszka Tona sur Ludovia 2014