Il faudra tout d’abord s’interroger sur ce que l’on entend par « plaisir de l’interactivité », ce qui peut le susciter et l’ampleur des émotions qu’il procure.
La liberté d’intervention « offerte » aux spectateurs n’est-elle pas souvent cantonnée à certains choix, garants du bon déroulement du programme, limitant ainsi l’exercice de leur « bon plaisir » ? La démarche active qui leur est demandée excède-t-elle celle de déclencher les œuvres et de les engager vers un des scénarios pré-établis ?
Le mode d’emploi associé aux technologies mises en œuvres ne suppose-t-il pas une rationalisation du plaisir, afin de s’assurer de la satisfaction du public grâce à des procédés à l’efficacité éprouvée ? Encadré, assisté, programmé, le plaisir est virtuel avant d’être actualisé.
« L’interactivité » n’est pas qu’un nouvel avatar de l’idéal de « participation » des avant-gardes des années 1960. Elle résulte de l’inflexion communicationnelle de notre société : le soucis du public n’a-t-il pas glissé vers la définition de cibles (marketing) ? Dans cette perspective, les œuvres interactives s’accompagnent de dispositifs de séduction, pour inviter les spectateurs à interagir.
Car elles nécessitent ces interventions, non seulement pour être reconnues, mais aussi pour prendre leur forme sensible. On comprend alors que nombre d’entre elles exhibent un cachet technologique, propice à renforcer la « fascination de la technique ».
Réagissant de manière plus ou moins intelligente aux sollicitations, elles sont affublées de « comportements » qui renforcent une tendance à la personnification déjà ancrée (notamment par la science-fiction), qui fait de la machine notre alter-ego. Entre elle et l’homme, il y a alors rivalité pour la manipulation, l’une utilisant l’autre pour qu’il l’utilise.
Si la contemplation esthétique peut procurer d’intenses plaisirs, ceux-ci sont rarement manifestes (d’où la perplexité des artistes devant « la réaction des gens »). Mais il est impossible de rester en retrait face aux œuvres interactives. L’impératif de jeu (d’interprétation) exige un engagement, la plupart du temps physique. Et celui-ci s’apparente à une partie de plaisir.
Pour que les machines offrent du répondant, les spectateurs doivent faire le spectacle afin d’obtenir les plaisirs promis, au risque de la faute (manipulation inadaptée ou arrêt inopiné du programme). Ils se conduisent alors de manière exhibitionniste (dans leurs efforts pour activer les œuvres) ou voyeuriste (en regarder les autres se démener), plus insolite, parfois (en combinant leurs interventions). Cependant, la déception résultant des restrictions et déficiences de l’interactivité ne réduit-elle pas l’expérience à une sorte d’auto-érotisme, au mieux canalisé par des œuvres qui captent et répercutent les interventions des spectateurs (effet miroir) ?
Beaucoup d’entre elles reflètent le glissement de la stratégie artistique vers une pratique hautement concurrentielle, assujettie à l’enjeu de l’audience et à la mesure de l’effet produit. Le plaisir, suscité ou commandé, en serait le signe explicite, la preuve de la « réussite » de la relation, c’est-à-dire de la justesse de l’œuvre. Mais il serait aussi celui de l’effacement du désir, celui-ci étant trop imprévisible, transgressif et donc incontrôlable, incompatible avec des méthodes de séduction visant à la performance plutôt qu’à la rencontre.
En circonscrivant les interventions et le plaisir des spectateurs, les œuvres interactives risquent de produire un moment de vie séparé, une sorte de passade esthétique, parfois enthousiasmante, mais dont il n’est pas certain qu’elle laisse des souvenirs marquants, faute d’un investissement choisi et d’un don volontaire – une sorte d’entertainement aisément consommable ?
Positionnement scientifique
Cette communication s’inscrit dans la section (universitaire) 18, à la croisée de l’esthétique et d’une sociologie (observée et éprouvée) des pratiques artistiques.
Elle s’appuie sur des analyses de textes théoriques (Couchot, Boissier, de Méredieu, Teyssèdre, Pelé…) et d’œuvres « numériques », ayant abouti à l’écriture d’une thèse d’esthétique : « L’art numérique », un nouveau mouvement dans le monde de l’art contemporain. Elle sera enrichie de concepts et réflexions extérieurs au champ d’étude (Deleuze & Guattari, Baudrillard, Jullien, entre autres), qui est celui de l’art numérique, notamment exposé dans des institutions « officielles » (par exemple, la Gaïté Lyrique à Paris).
Elle tire également partie de ma pratique artistique et de mon expérience du monde de l’art contemporain.
Source : Célio PAILLARD