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Le speedrun : pratique compétitive, ludique ou créative ? Trajectoire d’un détournement de jeu vidéo institué en nouveau game

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Par sa structure formelle comme par ses modes de production, le jeu vidéo ne cesse d’engager ses utilisateurs dans une logique de détournement et de réappropriation. D’une part, étant un médium interactif, il a besoin de la participation du joueur pour exister et doit donc constamment inviter celui-ci à agir (c’est ce que Genvo, 2008, nomme l’« impératif d’action »). D’autre part, les développeurs ont pris coutume de solliciter la complicité des récepteurs au sein même de l’élaboration des œuvres. Certains vont jusqu’à faire de cette dynamique participative un principe ludique à part entière : c’est le cas dans les jeux tels que Minecraft ou Little Big Planet, où la création de contenu par les utilisateurs constitue l’un des fondements du gameplay.

Loin de s’apparenter à une forme passive de consommation, la réception du jeu vidéo semble donc s’effectuer de manière privilégiée sur le mode de la participation et de la réappropriation. Dans certains cas, cette réception active peut déboucher sur des productions créatives qui s’émancipent de la forme, des règles, voire du médium des jeux originaux : rédaction de fictions littéraires sur les univers des œuvres vidéoludiques (fanfictions), réalisation de vidéos tournées à l’aide de leurs moteurs graphiques (machinimas, speedruns), création de jeux inédits sur base d’éléments préexistants (modding), etc. Toutefois, si l’on considère le jeu non comme la propriété d’un objet fixe (à l’instar des game studies) mais comme une expérience prenant source dans l’attitude ludique du joueur (à l’instar des play studies définies par Triclot, 2011), il devient possible d’établir une continuité entre la pratique du jeu et la création ou la consommation de détournements. Les productions dérivées de jeux vidéo peuvent, en d’autres termes, être envisagées comme autant de prolongements de l’attitude libre du joueur (le play) hors de la structure initiale du jeu. Pour peu que le détournement soit ensuite réinvesti par la communauté, il peut alors se solidifier en nouveau système de règle (en nouveau game) et redéfinir les enjeux de l’activité ludique[1].

Sur base de ce cadre théorique, la présente communication se propose d’étudier la dynamique du détournement de jeux vidéo à travers l’une de ses actualisations : le phénomène du speedrun[2]. Il s’agit d’une pratique consistant à tenter de terminer un jeu le plus vite possible (notamment en exploitant ses failles techniques ou « glitchs ») et à réaliser une vidéo de cette performance. Pour parvenir à un temps théoriquement idéal, il arrive que les joueurs utilisent des outils permettant de ralentir le jeu et d’enregistrer les différentes commandes actionnées : on parle alors de « tool-assisted speedrun » (ou « TAS »). Les pratiques du speedrun et du TAS entraînent une profonde redéfinition de l’activité ludique : elles détournent l’objectif du jeu original (il ne s’agit plus de débloquer l’entièreté du contenu, d’obtenir un score important[3],… mais d’arriver au bout de l’œuvre le plus vite possible), elles modifient la manière dont il est joué (la pratique du TAS se rapproche davantage d’un travail de programmation que d’une activité ludique) et imposent à l’occasion de nouvelles règles (finir le jeu non seulement rapidement, mais aussi sans ramasser aucun objet, par exemple).

En se fondant sur l’observation du speedrun et du TAS, cette étude visera à éclairer la dynamique de la réappropriation dans son articulation avec le jeu. D’une part : comment le jeu vidéo détermine-t-il la manière dont se fait le détournement ? Par quelle « affordance » (Gibson, 1979) permet-il au speedrun d’émerger ? D’autre part : comment cette pratique redéfinit-elle ce qu’est « jouer » ? Quel est le nouveau game qui en émerge ? Dans quelle mesure ce game est-il lui aussi sujet aux réappropriations ?

Pour détailler cette influence réciproque, trois grands points de contact entre le speedrun et la pratique traditionnelle du jeu seront envisagés. Premièrement, l’impératif de performance : comme le jeu, le speedrun répond à des exigences de performance tant au niveau technique (il s’agit d’établir un record, ce qui le rapproche de l’e-sport) qu’au sens d’interprétation théâtrale (l’une des valeurs propres à la communauté est que les vidéos produites ne doivent pas seulement être impressionnantes, mais aussi divertissantes : le speedrun demande un investissement dans la mise en scène). Deuxièmement, la jouabilité et l’interactivité : les vidéos de speedrun restent empreintes des codes du jeu. Non seulement elles ne cessent d’inviter le spectateur à agir (en lui fournissant, par exemple, des indications pour battre le record qu’elles viennent d’établir), mais elles se caractérisent aussi fréquemment par un mode d’expression au second degré. Enfin, le troisième point de contact abordé sera la posture adoptée par les joueurs-créateurs : bien que le speedrun débouche sur une œuvre parfois éloignée des représentations habituelles du ludique, le producteur n’en demeure pas moins un joueur. Cette posture spécifique redessine les modalités de la création en l’inscrivant dans la continuité directe du jeu.

Le corpus étudié se composera des vidéos diffusées sur les deux sites de référence des pratiques envisagées (Speed Demos Archive[4] et TASVideos[5]), mais aussi des discours de leurs producteurs et consommateurs (présentation des vidéos par leurs auteurs, commentaires des spectateurs, discussions de fond sur les forums, foires aux questions proposées par les webmasters).

[1] Ce processus rejoint la notion de transformative play (Salen et Zimmerman, 2004 : 305), définie comme « a special case of play that occurs when the free movement of play alters the more rigid structure in which it takes shape ».

[2] Si ce phénomène gagne aujourd’hui en visibilité et attire l’attention des milieux académiques (Georges et Auray, 2012 ; Newman, 2008 ; Lowood, 2006 et 2008 ; etc.), notons qu’il n’a toutefois été exploré qu’indirectement (dans son articulation avec le machinima, notamment) et ne dispose pas encore de modèle explicatif qui lui soit consacré.

[3] Ainsi, si l’un des objectifs de Super Mario Bros est de remporter un maximum de points (en ramassant des pièces, notamment), le speedrunner tâchera, au contraire, d’en accumuler le moins possible car ceux-ci lui feraient perdre de précieuses secondes lors du décompte du score en fin de chaque niveau.

[5] URL : http://tasvideos.org/

Bibliographie

  • Amato Étienne Armand (2005), « Reformulation du corps humain par le jeu vidéo : la posture vidéoludique », in Genvo Sébastien, dir., Le game design de jeux vidéo : Approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan, pp. 299-323
  • Amossy Ruth (2010), La présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, Presses Universitaires de France
  • Genvo Sébastien, dir. (2005), Le game design de jeux vidéo : Approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan
  • Genvo Sébastien (2008), « Caractériser l’expérience du jeu à son ère numérique : pour une étude du « play design » », Communication présentée au colloque Le jeu vidéo : expériences et pratiques sociales multidimensionnelles, Québec. [Disponible en ligne sur : http://www.ludologique.com/]
  • Genvo Sébastien (2011), « Penser les phénomènes de « ludicisation » du numérique : pour une théorie de la jouabilité », Revue des sciences sociales, n°45, pp. 68-77. [Disponible en ligne sur : http://www.ludologique.com/]
  • Georges Fanny et Auray Nicolas (2012), « Approche sémiopragmatique de l’espace de communication des machinima », Revue des Interactions Humaines Médiatisées, vol. 13, n° 1, pp. 03-36. [Disponible en ligne sur : http://europia.org/RIHM/V13N1/RIHM13%281%292-Georges.pdf]
  • Gibson James J. (1979), The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton Mifflin
  • Hellekson Karen et Busse Kristina, dirs. (2006), Fan Fiction and Fan Communities in the Age of the Internet, Jefferson, McFarland
  • Jenkins Henry (1992), Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture (Studies in Culture and Communication), Londres, Routledge
  • Jenkins Henry (2006a), Convergence Culture : Where old and new media collide, New York, New York University Press
  • Jenkins Henry (2006b), Fans, Bloggers, and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York, New York University Press
  • Le Guern Philippe, dir. (2002), Les cultes médiatiques : Culture fan et œuvres cultes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes
  • Lowood Henry (2006), « High-performance play : The making of machinima », Journal of Media Pratice, vol. 7, n° 1, pp. 25-42. [Disponible en ligne sur :
  • http://www.stanford.edu/~lowood/Texts/highperformanceplay_finaldraft.pdf]
  • Lowood Henry (2008), « Found Technology : Players as Innovators in the Making of Machinima », in McPherson Tara, ed., Digital Youth, Innovation, and the Unexpected, Cambridge, MIT Press, pp. 165-196. [Disponible en ligne sur:
  • https://www.academia.edu/930089/Found_technology_Players_as_Innovators_in_the_making_of_machinima]
  • Lowood Henry et Nitsche Michael (2011), eds., The Machinima Reader, Cambridge, MIT Press
  • Maingueneau Dominique et Charaudeau Patrick (2002), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil
  • Meizoz Jérôme (2007), Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition
  • Meizoz Jérôme (2011), La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine Érudition
  • Newman James (2008), Playing with videogames, Londres, Routledge
  • Sihvonen Tanja (2011), Players Unleashed ! : Modding the Sims and the Culture of Gaming, Amsterdam, Amsterdam University Press
  • Triclot Mathieu (2011), Philosophie des jeux vidéo, Paris, Éditions La Découverte

Note de positionnement scientifique

[callout]Dans le prolongement de notre formation, nous nous rattachons aux Études littéraires et à la Sociologie des pratiques artistiques et culturelles.

Du point de vue méthodologique, notre thèse (et la présente communication, qui s’inscrit dans le même cadre) se divise en deux axes : l’un sociologique (comment les réappropriations et détournements de jeux vidéo participent-ils à redéfinir les notions d’œuvre, d’auteur et de joueur ? quelle posture de créateur les producteurs de réécritures adoptent-ils ? etc.), l’autre formel (la forme des détournements y est envisagée dans son rapport avec celle de l’œuvre originale : en quoi la nature ludique de cette dernière détermine-t-elle la création qui s’en inspire ? en quoi la réécriture renouvelle-t-elle la manière de jouer ?). Le premier axe se nourrit des outils développés par la sociologie de la littérature (Maingueneau et Charaudeau, 2002 ; Meizoz, 2007 et 2011, Amossy, 2010 ; etc.) ainsi que des études consacrées à la culture participative et aux communautés de fans (Jenkins, 1992, 2006a et 2006b ; Le Guern, 2002 ; Flichy, 2010 ; etc.). Le deuxième axe, quant à lui, se fonde sur les différents travaux menés en sciences du jeu (Genvo, 2005, 2008, 2011 ; Triclot, 2011 ; Amato, 2005 ; etc.) ainsi que sur ceux dédiés précisément aux pratiques de réappropriation envisagées (notamment : Hellekson et Busse, 2006 ; Lowood et Nitsche, 2011 ; Newman, 2008 ; Sihvonen, 2010).

De manière plus générale, la recherche se situe dans la continuité des play studies définies par Triclot (2011) et du play design défini par Genvo (2008), dans le sens où le jeu est appréhendé comme une expérience et non comme un objet clos et figé. Ce positionnement invite – comme mentionné plus haut – à envisager les détournements et réécritures de jeux vidéo comme des processus dynamiques. Pour ce faire, il importe de ne pas isoler les productions de leurs contextes de création et de réception (car ceux-ci entrent dans l’élaboration de leur signification). En conséquence, notre analyse porte simultanément sur un double matériel : les réappropriations de jeux vidéo, d’une part, et les discours des joueurs qui les produisent ou les consomment, d’autre part.[/callout]

Voir le Profil de Fanny Barnabé sur Ludovia 2014

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