Auteur/autrice : Eric Fourcaud

  • Démarrage des programmes de formation au Campus Ubisoft Maroc, à Casablanca

    Démarrage des programmes de formation au Campus Ubisoft Maroc, à Casablanca

    COLLEGIA2710200813

    Ce sont donc 72 étudiants marocains, soit six femmes et 66 hommes, qui ont entrepris leurs études au sein des trois programmes d’attestation d’études collégiales (AEC) Animation 3D en production numérique, Modélisation 3D en production numérique ainsi que Création de niveaux de jeu vidéo.

    Ces programmes, d’une durée d’un an, contribueront à former une main-d’œuvre qualifiée répondant aux besoins de l’industrie du divertissement numérique marocaine, que ce soit en jeu vidéo ou en cinéma d’animation.

    Le 21 avril dernier, Ubisoft Maroc, SIGMA Technologies ainsi que le Cégep de Matane et leurs partenaires éducatifs annonçaient la création d’un Campus Ubisoft Maroc à Casablanca. Les programmes de formation offerts s’adressent à tous les jeunes Marocains qui souhaitent développer leurs compétences pour embrasser une carrière en jeu vidéo ou en cinéma d’animation, une industrie en croissance au Maroc.

    Une expertise reconnue 
    Le Cégep de Matane, via son Service de formation continue Groupe Collegia,  compte parmi les chefs de file de la formation collégiale technique en divertissement numérique au Québec. Il est l’un des partenaires fondateurs du Campus Ubisoft de Montréal créé en 2005. Son approche dynamique et créative a déjà permis la formation de plusieurs centaines de jeunes professionnels du divertissement numérique en réponse aux besoins du marché du travail.

    Groupe Collegia, travaille toujours activement à la création à Matane d’un Centre de recherche dans le domaine du divertissement numérique de même qu’à l’accueil d’entreprises oeuvrant dans ce secteur d’activités.

    Pour plus d’information, visitez www.campusubisoft.ma

    Source : Groupe Collegia – Crédits Photos Groupe Collegia ©

  • Œuvre éclatée, oeuvre participative

    Cela passe par des pratiques rationalistes, systématistes, qui reposent sur des règles très précises, et qui par des effets d’optique interpellent et modifient la perception du spectateur ; c’est le cas de l’art cinétique dans les années 1950, puis plus tard dans l’op’art (l’art optique) dans les années 1965. Mais ce sont aussi les pratiques de l’art corporel, du body art, qui dans ces mêmes années vont intégrer la participation du spectateur dans les démarches artistiques, lorsqu’elles relèvent du happening ou de la performance. C’est par un véritable langage du corps que l’artiste va rendre compte de son être au monde, par la mise à l’épreuve dans son endurance, dans sa concentration et dans sa relation à l’autre.

    L’introduction de l’ordinateur dans les pratiques artistiques contemporaines va ouvrir sur un champ des possibles encore inexploré en matière d’expérimentation : l’artiste va user des arrangements les plus diversifiés grâce à la dimension combinatoire qui va permettre la déclinaison de configurations qui se prêteront à de multiples variations.

    Cette pratique de l’expérimentation, de l’amont de la production par l’artiste va trouver des répercussions en aval, par l’élaboration de dispositifs qui invitent le spectateur à agencer ses propres configurations, à partir d’un univers de probabilités incommensurable qu’il va singulariser.  L’essentiel n’est plus tant dans ces pratiques, l’œuvre finalisée, que l’accomplissement de l’acte, le processus de réalisation qui permet une actualisation de l’œuvre sans cesse renouvelée.

    Nous poserons comme hypothèse que :
    – Le passage de la production au processus va permettre l’intégration du spectateur dans l’acte de création
    – La participation du spectateur est rendue possible parce nous passons de l’image au système

    1.    De l’expérimentation de l’artiste à l’expérimentation du spectateur
    La pratique de l’expérimentation se prête parfaitement à l’ordinateur qui est multimédia c’est-à-dire qui permet, sur un même support, d’intégrer, de traiter numériquement et de diffuser simultanément des éléments de nature différente, c’est-à-dire du texte, de l’image – fixe ou animée –  et du son, et ceci dans leur interrelation, in situ ou à distance.

    Si l’ordinateur permet d’intégrer toutes ces données hétérogènes à la base, c’est parce qu’il traduit toutes les informations, quelles qu’elles soient, et quelle que soit leur nature, sous la forme d’algorithmes, formules mathématiques qui se matérialisent en une suite binaire de 0 et de 1. Elles sont uniformisées dans l’unimédia (Debray, 1997 : p. 90). En ce sens l’image numérique est spécifique et révolutionnaire dans le sens où elle n’est plus la trace ou l’empreinte du réel, comme l’est par exemple la photographie, fixée sur les sels d’argent, mais elle passe par la médiation du langage, d’un langage formalisé, le langage de programmation, que l’image soit modélisée directement sur ordinateur ou qu’elle soit restituée par le biais de périphériques.

    Les toutes premières œuvres réalisées sur ordinateur dès les années 1960, très géométriques, pour des raisons en partie techniques, sont réalisées à partir d’algorithmes directement programmés sur ordinateur. Cette pratique permet d’obtenir un panel de possibilités graphiques extrêmement vaste en faisant varier certains paramètres de ces formules mathématiques. « A partir d’un nombre très limité de propositions de base, l’ordinateur décline des suites quasi infinies de variations » (Couchot, 1998 : p. 165). Deux facteurs vont être pour cela essentiels, les éléments de base, simples et géométriques, et les modes d’assemblage, « l’algorithme combinatoire » (Moles, p. 107) qui permettront de proposer toute une série de combinaisons extrêmement diversifiées.

    L’art permutationnel d’Abraham Moles va en ce sens ; l’auteur parle aussi d’esthétique permutationnelle ou combinatoire. « La permutation, écrit-il, est une combinatoire d’éléments simples de variétés limitées ouvrant à la perception l’immensité d’un champ des possibles. La permutation est un instinct fondamental de la pensée rationnelle. Dès que la raison découpe le réel en catégories, le démon du jeu souffle à l’homme la permutation. La permutation réalise cette variété dans l’uniformité qui est l’un des éléments fondamentaux de l’œuvre artistique » (Moles, p. 119). Les règles peuvent être aléatoires, basées sur des modèles statistiques et probabilistes. L’artiste est alors lui-même confronté à une certaine part de surprise face à son œuvre qui semble vivre de sa propre vie, bien que ce soit dans les limites du programme.

    Michaël Noll va ainsi analyser le répertoire formel et les modes d’organisation d’une œuvre de Mondrian afin de produire un panel de « possibles » issu des nouvelles combinatoires de l’ordinateur. Pour Computer composition with lines (1964), l’auteur aura fourni à l’ordinateur un certain nombre de données : « nature des éléments (carreaux ou barres noires plus ou moins allongées), insertion dans une figure globale (cercle) et densité moyenne en chaque point du tableau » (Moles, p. 104), pour obtenir une œuvre inspirée de celle de Mondrian. L’auteur rappelle ainsi que la conception néoplasticiste développée par Mondrian avait recours elle-même à un programme rationnel et radical : utilisation exclusive d’horizontales et de verticales, de couleurs primaires dans des espaces bidimensionnels.

    Dans Premier Colorix (1975-1976) de Hervé Huitric et Monique Nahas, la moindre manipulation de pixel permet d’obtenir automatiquement un nouveau visuel, à l’époque sérigraphié car la visualisation à l’écran n’était pas encore possible. Nous sommes confrontés à « l’image-matrice » (Couchot, 2000 : p. 134) : l’image physique constituée à l’écran de l’ordinateur par une matrice en deux dimensions de pixels, correspond point par point à une matrice numérique, qui mémorise la position de chacun des pixels ainsi que leurs valeurs lumineuses et chromatiques. « Le pixel fait ainsi office d’échangeur, – minuscule – entre l’image et le nombre. Il autorise le passage du nombre à l’image » (Couchot, 1998 : p. 134). Pour créer une image, il faut donc créer la matrice numérique correspondante sous forme mathématique.

    On peut aussi, à l’inverse passer d’une image analogique à une image numérique en la décomposant en nombres, l’image devient alors une image matrice. Mise en mémoire, cette matrice peut être dupliquée, modifiée. Chaque modification va entraîner une altération de l’image, donc de la répartition des pixels à l’écran. Les processus de fabrication en ce sens rompent avec ceux des images dites traditionnelles. Selon Couchot, « ils ne sont plus physiques mais computationnel » (Couchot, 1998 : p. 135).

    Il semble que les potentialités plastiques et procédurales que nous offre l’ordinateur enrichissent le vocabulaire plastique de l’artiste et lui ouvre de nouvelles perspectives en matière de création, le confrontant par ailleurs  à la question de la complexité que l’ordinateur est à même de gérer. L’ordinateur est à même d’insuffler un élan créateur et d’offrir à la vue des configurations que la main n’aurait pu tracer et l’esprit peut être envisager. « L’art permutationnel se pose pour but […] d’exploiter systématiquement le champ des possibles ouvert par un « set » (ensemble) de règles. Il développe chez l’artiste la conscience des possibles et c’est désormais dans la richesse des variations que l’artiste place son imagination créatrice, plus que dans une adéquation à une quelconque réalité dont la sensibilité moderne s’affranchit de plus en plus. […] Il n’y a plus de blé, de champs et de canaux, de femmes nues ou de chevaux ; il y a des éléments de perception, des lignes, des droites, et des triangles, des taches de couleur, des formes, et il est un ordre pour les combiner » (Moles, 1990 : p. 124).

    C’est une vision empreinte du structuralisme que nous retrouvons chez Abraham Moles, dans laquelle ce qui compte avant tout, dans cette appréhension globale de l’objet étudié, ce sont les relations d’équivalence ou d’opposition qui permettent de définir les éléments d’un système, entre eux. C’est cet ensemble de relations, au-delà l’élément et le tout, qui constitue la structure.
    C’est cette mise en relation, productrice de configurations plastiques et de sens pour l’auteur qui d’une certaine façon va être transférée et être mise entre les mains du spectateur qui va pouvoir composer à son tour en actualisant l’œuvre.

    L’ordinateur, outre le fait qu’il est multimédia, permet aussi de tisser des relations entre des éléments (textes, images, sons) inscrits dans une base de données, de les combiner sans être tributaire de la linéarité et de la chronologie, et de façons multiples et renouvelées. Le mode hypertexte (et hypermédia lorsqu’il y a pluralité de médias) le permet : les fragments indépendants que compose chacune des images, des textes ou des sons ne sont, en effet, pas articulés dans l’hypertexte, de façon linéaire mais sont combinés en fonction de modes d’interconnexions et d’interaction spécifique à l’outil, et ceci par des liens qui mettent en relation ces différents fragments, ces différents contenus, proposant ainsi une multitude de configurations possibles en fonction des différents parcours qui s’effectuent dans le réseau d’informations. L’hypertexte se construit donc autour de nœuds d’informations, de liens qui permettent de tisser ces informations de façon multidirectionnelle dans un réseau.

    Alors que l ‘ordinateur restitue les données identiques à elles-mêmes, c’est le spectateur qui fait le lien entre celles-ci, par interactivité, et dans un parcours dynamique, donnant à voir une version de l’œuvre guidée par ses choix. L’ensemble n’étant pas envisagé comme un tout cohérent et figé, mais comme une somme des possibles, le regard et l’esprit du spectateur ricochent d’un élément à un autre, d’un environnement à un autre, d’une époque à une autre en fonction de ses choix.

    L’œuvre Somnambule de
Jean-Jacques Birgé, Nicolas Clauss et Didier Silhol
 fonctionne en ce sens. Douze tableaux et leurs préludes constituent un spectacle chorégraphique interactif. Le tableau Gost est une chorégraphie de mains et de jambes qui sont là pour rappeler la nature hétérogène des données initiales : peinture, vidéo, musique et danse mais qui met en exergue aussi l’ambiguïté qui se joue dans une œuvre numérique où virtuel se fond et se confond avec le réel : le corps est stratifié par une mise en abîme où vidéo,  projection du corps dans l’image, et ombre, se font écho et s’interpénètrent dans une danse langoureuse. Ici le spectateur se prend à jouer de ce corps qui se donne à manipuler, en interagissant avec l’image, créant sa propre partition sonore et plastique.

    À partir d’une même œuvre, les parcours multiples et multidirectionnels proposent toute une série de variantes, grâce au principe de la combinatoire d’une part, mais aussi grâce à la possibilité qu’a le spectateur de gérer la relation au temps (il peut passer plus ou moins de temps à visualiser les images et écouter les sons). Au rôle dynamique que le spectateur a sur la construction de l’œuvre en reconfiguration permanente, s’articule son jeu d’interprétations dans une réception sans cesse renouvelée.

    C’est notamment le cas des récits interactifs dans lequel le spectateur essaie de construire un dispositif de représentation diégétique, prenant véritablement en charge la narration à partir des éléments fragmentaires qui lui sont donnés à voir et qu’il articule au gré des liens qu’il actualise. L’ « éventail de possibilités interprétatives » (Eco, 1965 : p. 11) dont parle Umberto Eco se trouve amplifiée dans ces œuvres ouvertes aux multiples configurations. Marcel Duchamp avait déjà noté l’importance du rôle du spectateur dans la création en disant « Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution à l’acte créatif » (Duchamp, 1994 : p. 189). Dans les œuvres multimédia, les différents parcours sont autant de possibles à recréer.

    A nouveau, ce qui prime dans ces œuvres virtuelles constamment modifiables, c’est davantage le processus que l’œuvre achevée. L’œuvre est un devenir et non pas un état ; elle est un potentiel de possibles à actualiser. Elle est constamment en train de se faire, elle se construit « dans les entrelacs de ses algorithmes » (Quéau, 1989 : p. 328) forte de la fluidité du matériau qui la constitue, le langage qui permet la constante métamorphose de l’image, la « diamorphose » selon Couchot (Couchot, 1996).

    Mais forte aussi de la participation du spectateur qui prolonge l’œuvre dont le créateur a envisagé les potentialités sans pouvoir véritablement la maîtriser. C’est le spectateur qui, par ses actions sur l’œuvre interactive va tisser un jeu d’images, de textes et de sons pour lequel il enrichira le sens envisagé préalablement par l’auteur, ceci en fonction de son histoire personnelle, de sa mémoire et de sa relation au monde. Cet entre-deux de l’image devient momentanément le territoire exclusif du spectateur, un territoire de production de sens qui fonctionne comme ellipse à réinterpréter sans cesse. Il y a autant de versions du monde, au sens où l’entend Goodman, (Goodman 1992) qu’il y a de combinaisons possibles entre images, textes, sons et temporalité envisagés dans leur articulation.

    2. De l’image au système : l’ « œuvre éclatée »
    « La production d’œuvres utilisant les nouvelles technologies engage plus activement des modes de pensée et de connaissance fondés sur l’association et le rapprochement plutôt que sur l’enchaînement, et procède par sauts d’un registre à l’autre et par recombinaison de sources multiples », nous dit Anne-Marie Duguet (Duguet, 1996). Certaines œuvres contemporaines qui ne relèvent pas du numérique en intègrent cependant les processus et fonctionnent sur le mode hypermédia : elles permettent de générer de multiples lectures, au gré des parcours dans une structure arborescente, du temps imparti pour parcourir l’œuvre et des associations parfois aléatoires entre le texte et l’image.

    L’œuvre est éclatée, nous dit Anne-Marie Duguet, elle n’est plus unique et centralisée, de la même façon que du point de vue de la réception, c’est la question du point de vue qui est remise en cause, et c’est « la question du dispositif [qui] est à examiner plus particulièrement dans la mesure où celui-ci déplace l’attention autrefois portée à la seule image, du côté d’un système et d’un ensemble de relations » (Duguet, 1996). Les rapports possibles entre le spectateur, l’image et l’espace ouvre une infinité d’expériences possibles.

    De nombreux artistes issus de la vidéo vont remettre en cause la vision frontale et le point de vue unique issus du mode de représentation perspectiviste de la Renaissance. Dans Cage in Cage (1984) de Nam June Paik, le spectateur doit nécessairement se déplacer parce que les barreaux de la cage dans laquelle se trouvent des téléviseurs perturbent la lisibilité des vidéos qui y défilent, et interférent sur la narration que le spectateur se crée au travers de la combinaison et association des différentes images en mouvement.

    Mais c’est aussi dans l’installation qui intègre véritablement le spectateur dans sa relation à l’espace que va se matérialiser le concept d’œuvre éclatée tel que l’envisage Anne-Marie Duguet. L’installation est l’ensemble des relations entre l’objet et l’espace architectural, qui fait que le spectateur ne peut jamais qu’avoir un seul point de vue à la fois sur l’œuvre. Dans The Swing (1999) de Marie-Jo Lafontaine, c’est la disposition des écrans vidéo qui ne permet pas une vision globale de l’œuvre ; elle oblige véritablement le spectateur à se déplacer dans l’espace de l’installation.

    Dix sept moniteurs vidéo sont installés sur des stèles de bois peint, disposées dans l’espace avec des orientations différentes. Le film en noir et blanc d’une durée de huit minutes présente trois séquences dans lesquelles des petites filles jouent de la balançoire. Ici aussi il y a autant d’histoires qu’il y a de parcours physiques, et ceci au gré des choix et en fonction du temps imparti pour traverser l’espace, durée que le spectateur peut moduler par des jeux d’accélérés, de ralentissements mais aussi de rupture.

    « Marie-Jo Lafontaine ne fait pas de la vidéo. Marie-Jo Lafontaine ne fait pas des histoires qui ont un début et une fin. Elle utilise l’image électronique et le dispositif qui la rend possible comme d’autres utilisent le pinceau, la toile, le bronze ou le burin… Son travail relève en ce sens davantage de la sculpture, de l’environnement, que d’une mise en scène narrative, tant il prend en compte l’espace, tant il déconstruit les structures traditionnelles du récit. [Certaines de ses œuvres] soulignent de manière particulièrement spectaculaire une volonté de ne pas se situer dans la perspective d’une image unique mais dans celle de la multiplication des points de vue.

    L’art de Marie-Jo Lafontaine est avant tout une affaire de points de vue. Il oblige, en effet, le spectateur à déplacer son regard et son attention dans un jeu de va-et-vient qui annule toute contemplation de type pictural ou même cinématographique » (Marcadé, 1985). En effet, dans ces cas précis, l’œuvre ne peut désormais plus être saisie qu’au travers du parcours qu’effectue le spectateur dans l’espace qui l’intègre. Celle-ci peut être imaginée dans sa globalité car le spectateur a un aperçu sur sa configuration et son occupation dans l’espace, mais ne peut être appréhendée dans la totalité de l’ensemble de ses points de vue.

    Dans Télématic Vision de Paul Sermon (1992), le spectateur est aussi partie intégrante de l’œuvre qu’il ne pourra jamais cependant posséder dans la multitude de ses configurations ; ce n’est plus tant le point de vue dans sa relation à l’espace qui est en cause ici, mais celui dans sa relation au temps : en effet, cette installation actualisée par les spectateurs se construit dans la durée et prolongent indéfiniment, dans une relation interactive avec les spectateurs qui se succèdent. Cette œuvre permet de combiner ici deux actions qui se situent dans deux lieux différents ; le public est invité à s’asseoir dans un canapé situé à l’entrée du lieu d’exposition, et de la même façon, des visiteurs peuvent s’installer dans un deuxième canapé situé à la sortie de l’exposition. Chacun des spectateurs peuvent visualiser sur l’écran d’un téléviseur placé devant lui, sa propre image couplée à l’image du ou des visiteurs situés à l’autre bout du bâtiment, et ceci en temps réel, grâce à un générateur d’effets vidéo qui permet de coupler par mixage, les deux images.

    L’expérience ici est unique et jamais renouvelable dans les mêmes conditions, et la situation propose de multiples combinaisons : notre propre image avec celle d’un interlocuteur virtuel, présent à l’écran, mais pas à côté de nous car à l’autre bout de la pièce ; notre propre image avec des voisins réels présents à côté de nous et sur l’image, et des voisins virtuels seulement présents à l’image, et absents physiquement car à l’autre bout de la pièce. L’ensemble des participants se renouvelant sans cesse, renouvelle l’œuvre.

    L’ « œuvre éclatée » nous ramène constamment à multiplier les points de vue sur l’image, à arpenter pour cela les espaces et à expérimenter les confrontations à l’autre. Comment envisager ce type de pratique aujourd’hui alors que les images envahissent constamment le quotidien, via notamment les médias ? Catalyseurs de consommation, elles se remplacent mutuellement et successivement en un flot continu, tenant constamment le consommateur en haleine. À l’ère de l’instantanéité, l’image instaure le règne du provisoire et de l’éphémère, qu’attise d’ailleurs l’obsolescence programmée du monde marchand. C’est l’ère du zapping où toutes les informations se valent dans un mouvement sans fin, et de fait ne retiennent pas l’attention.

    Peut-on envisager être aussi hypnotisé par le scintillant de l’écran ? Le zapping ne vide-t-il pas de leur sens, dans une errance éperdue, les images mises bout à bout ? Comment envisager une relation avec l’œuvre éclatée qui peut sembler reproduire la pratique du zapping mais qui vise, quant à elle, à produire du sens dans la confrontation des images ? 

    Dans la révélation de la relativité du monde par la multiplication des points de vue qu’offre l’ « œuvre éclatée », n’est ce pas un positionnement en tant qu’être singulier que recherche le spectateur, en quête incessante d’une actualisation de sa vision du monde ? Dans cette volonté de singularisation, ne retrouve-t-on pas la vision qu’a Gabriel Tarde de la société dans Les lois de l’imitation ? Il dit « […] quand au lieu de se régler sur quelqu’un ou sur quelques-uns, on emprunte à cent, à mille, à dix mille personnes, considérées chacune sous un aspect particulier, des éléments d’idée ou d’action que l’on combine ensuite, la nature même et le choix de ces copies élémentaires, ainsi que leur combinaison, expriment et accentuent notre personnalité originale » (De Tarde, 1979 : p. XX).

    Communication Scientifique Ludovia 2008 – Carole HOFFMANN (Extraits)

  • Après des mois de développement et de test, la première république du web lance sa v1 !

    Après des mois de développement et de test, la première république du web lance sa v1 !

    EREPUBLIK2110200812
    Il se passe en effet plus de choses en un mois sur eRepublik qu’en 4 ans dans la vie réelle. Au sein du jeu, les internautes sont considérés comme de vrais citoyens et interagissent, vivent, échangent entre eux comme ils le feraient dans la « vraie vie ». Ils peuvent ainsi construire une carrière politique, créer leur entreprise, s’engager dans l’armée ou encore devenir journaliste, dans le pays de leur choix.

    L’Histoire
    Alexis Bonte et George Lemranu ont 64 ans à eux deux, et déjà de longues carrières d’entrepreneurs derrière eux. Alexis, le français du duo, est l’ancien Directeur Marketing de lastminute.com Il croise George pour la première fois en 2006, alors qu’il fait une visite en Roumanie afin de rencontrer des entrepreneurs locaux. Ils ont immédiatement l’idée fondatrice de ce qui deviendra eRepublik : un site web, qui combinera réseau social et jeu de stratégie.

    « Il nous est apparu immédiatement que notre idée avait de l’avenir : en pleine éclosion des réseaux sociaux et des contenus générés par les utilisateurs, cette proposition n’existait pas sur le web », commente Alexis Bonte.

    Ils s’associent rapidement, démarrent dès Janvier 2007 le développement d’un prototype et recrutent une équipe réduite de 6 personnes avec leurs propres fonds. La version beta d’eRepublik est mise en ligne à la fin de l’année 2007, et enregistre 100 000 visites et 2 millions de pages vues après seulement 28 jours d’existence, grâce au seul soutien du bouche-à-oreille.

    A l’occasion de LeWeb3 en décembre 2007, Alexis et George reçoivent le Prix Spécial du Jury de la meilleure start-up européenne, 20 jours à peine après le lancement de la version beta d’eRepublik. LeWeb3 permet également aux fondateurs d’eRepublik de rencontrer une partie de leurs futurs investisseurs. 6 mois plus tard, eRepublik annonce son premier tour de table de 550,000€ avec AGF Private Equity comme principal investisseur, ainsi que des Business Angels de premier plan.

    Au cours de ses 11 mois d’existence, la version beta d’eRepublik (dont le but principal était de tester le concept et compiler le feedback de ses utilisateurs pour créer avec eux la v1 du site)  reçoit plus de 6 millions de visites, et 1 million de visiteurs uniques provenant de 143 pays et génère plus de 120 millions de pages vues. En parallèle, les utilisateurs créent plus de 150,000 pages de contenus ainsi que des milliers de sites et forums annexes (sites de fans) dans le monde entier.

    Accessible à tous
    eRepublik s’adresse à tous les joueurs potentiels dans le monde, puisque le jeu n’exige aucune connaissance ou compétence spécifique. Il nécessite uniquement un ordinateur, équipé de n’importe quel navigateur. Gratuitement, et sans aucun téléchargement, les internautes peuvent ainsi devenir en quelques minutes des citoyens d’eRepublik, créer leur profil et rentrer dans le jeu. Ensuite, il leur suffira d’y consacrer un quart d’heure par jour pour garder en vie leur avatar, et lui faire faire les tâches requises par eRepublik : travailler, s’entraîner, lire ou écrire des articles, voter lors des élections etc.). eRepublik s’intègre donc parfaitement aux emplois du temps les plus chargés, sans parasiter les heures consacrées au travail ou à la vie privée.

    Sur eRepublik…
    Le nouveau monde a 356 jours d’existence – « Ph03n1x » est la Présidente de la République Française, qui est la 17ème puissance mondiale – Il y 40 000 citoyens au total, dont 676 dans l’eRepublik Française – 30 pays sont représentés et 143 nationalités différentes sont enregistrées – On dénombre 4000 sociétés en activité dont 44 en France & plus de 300 partis politiques – 90% des citoyens sont des hommes et ils ont entre 26 et 28 ans – Deux guerres sont actives à ce jour, la France a par exemple envahi la Suisse – 251 journaux français ont été créés sur le site.

    Voir le site : www.eRepublik.com

    Source : Ex-Alto par email

  • Et si vous changiez d’avis sur les jeux vidéo ?

    Et si vous changiez d’avis sur les jeux vidéo ?

    SGS1410200813Destiné aux futurs et actuels utilisateurs de ces applications, aux prestataires, porteurs de projets, chercheurs et étudiants, l’évènement a pour objectif de favoriser la rencontre entre l’offre et la demande de Serious Games.

    En quoi les Serious Games peuvent-ils révolutionner votre façon de travailler ?

    Comment optimiser votre budget de formation ou de communication grâce à ces nouvelles applications ?

    Quel impact sur votre efficacité commerciale ?

    Trouvez au 4ème SGS Europe de Lyon, des réponses à vos questions et découvrez les possibilités infinies du Serious Gaming à travers des conférences et cas pratiques animés par les plus grands experts et professionnels du secteur. 

    A noter que ludovia magazine est partenaire media de cet évènement.

    Quand le ludique devient pédagogique
    Les Serious Games sont des applications informatiques qui utilisent les technologies traditionnelles du Jeu Vidéo (3D, flash…) à des fins « sérieuses ». Dans ce contexte, l’immersion en temps réel, la simulation et l’interactivité sont utilisées pour former(edutainment), soigner(« Games for Health™») communiquer(advergaming) et parfois même sensibiliser(jeux engagés, « Games for Change™»). Devenus des outils professionnels reconnus adoptés par les plus grands leaders industriels, les Serious Games s’invitent aujourd’hui dans l’administration publique, les entreprises, les laboratoires de recherche et les collectivités locales.

    Plébiscités par le Grand Public, les Casual Games et Univers Virtuels ont largement démocratisé l’usage des « jeux sérieux » et de la simulation au sein de la société actuelle.

    A propos du marché des Serious Games :

    • Sur les 10 milliards de dollars de CA du marché eLearning 2007 américain, 40% sont estimés être affectés à des applications 3D / Serious Games.
    • Sur les grands donneurs d’ordres européens qui comptaient utiliser des Serious Games en 2007, 17% souhaitaient les adopter dans les 2 ans à venir, 49% dans les 2 à 5 ans. Au total, 66% des donneurs d’ordre comptaient adopter les Serious Games d’ici à 5 ans.
    • Des leaders industriels qui les utilisent régulièrement.
    • Les acteurs majeurs du Jeu Vidéo sont en Rhône-Alpes (40% de l’industrie française).

    Une partie de la manifestation leur sera consacrée en apportant notamment un focus sur trois environnements vidéo-ludiques :

    Le Casual Gaming : Apprendre en s’amusant
    Les Casual Games sont des jeux vidéo simples et abordables. Certains Casual Games bien connus ont fait le pari de devenir « éducatifs ».
    Apprendre en s’amusant, s’amuser à apprendre… Leur succès commercial exceptionnel a permis au jeu vidéo de changer d’image et de devenir une activité pédagogique à la portée de tous.

    Les serious games révolutionnent vos métiers
    En utilisant tous les ingrédients d’un bon jeu vidéo dans un contexte professionnel et pédagogique, les Serious Games offrent de nouvelles perspectives aux métiers d’entreprise (communication, marketing, formation).

    Quand l’interactivité s’invite dans les entreprises
    Encourager le travail collaboratif, améliorer l’interactivité de votre site web, développer les relations avec vos prospects…
    Les réseaux sociaux, communautés et mondes virtuels sont de plus en plus sollicités par les entreprises et organismes publics pour communiquer en interne comme à l’extérieur.

    Rendez-vous le 3 décembre pour cette journée exceptionnelle !

    Plus d’information et pour vous inscrire : http://www.sgseurope.com 

  • La conception de jeux vidéo éducatifs

    La conception de jeux vidéo éducatifs

    SAINTPIERRE1410200813
    Le site web qui explique en détail la méthodologie développée, qui est composée de quatre capsules décrivant les potentialités des jeux vidéo éducatifs tout en présentant les concepts théoriques et pratiques nécessaires à la compréhension et à la pratique de la conception multimédia.

    Les capsules sont accompagnées d’exemples permettant d’expérimenter des jeux éducatifs, d’un glossaire pour enrichir la compréhension du domaine ainsi que d’une liste de sites Web abordant des questions connexes à la conception de jeux éducatifs.

    Capsule 1 : Domaine du Multimédia
    Les applications multimédias peuvent prendre une multitude de formes et répondre à des besoins pour des publics très diversifiés. 
    Cette capsule vise à définir le concept du multimédia interactif et d’identifier la forme des grands genres et des publics ciblés par de telles applications. Elle vise aussi à définir le processus de développement d’une application multimédia incluant les fonctions de travail, le rôle du concepteur/scénariste ainsi que les aspects logiciels et matériels utiles à la conception, à la production et à la diffusion d’un projet multimédia.

    Capsule 2 : Récit et Hypermédia
    La pratique de la conception hypermédia met en jeu de nouvelles manières de jouer, de communiquer et d’apprendre. 
    L’interacteur est maintenant placé au coeur d’un système dynamique où il devient un acteur pouvant intervenir sur les éléments d’un espace qui raconte une histoire.
    Cette capsule vise à sensibiliser le concepteur/scénariste à certains aspects du langage cinématographique pouvant être utilisés lors de projets d’écriture multimédia. Elle vise aussi à définir les caractéristiques des hypermédias, les formes qu’ils peuvent prendre et les différentes modalités opératoires par lesquelles l’utilisateur peut interagir avec les contenus les composant.

    Capsule 3 : L’apprentissage par le jeu vidéo
    La pratique des jeux vidéo favorise certains processus affectifs, cognitifs et communicationnels ouvrant la voie à l’émergence de savoirs et de connaissances. 
    Cette capsule vise à situer les tendances d’évolution des jeux vidéo éducatifs dans une perspective historique. Par ailleurs, elle permet d’identifier les grands courants théoriques à partir desquels les pédagogues et les concepteurs peuvent s’inspirer pour développer des scénarios d’apprentissage adaptés aux jeux vidéo éducatifs. Enfin, cette capsule observe un domaine de recherche en émergence qui s’intéresse plus particulièrement à l’apprentissage faisant usage de jeux vidéo « grand public » ou encore de jeux vidéo créés spécifiquement pour un contexte pédagogique particulier.

    Capsule 4 : Modèle pour la conception de jeux vidéo éducatifs
    De la complexité des formes, des méthodes, des techniques et des procédés émerge un modèle destiné à simplifier le travail de conception multimédia.
    Cette capsule permet d’appréhender un modèle systémique qui intègre à partir de l’intention, l’ensemble des composants d’information, d’interface et d’interactivité d’un projet de conception de jeu vidéo éducatif. Elle présente également les éléments essentiels devant figurer dans un devis de conception multimédia.

    Travaux issus de la Thèse Doctorale de René Saint-Pierre Doctorat en Études et Pratiques des Arts Université du Québec à Montréal (UQAM) (Résumé)

    Source : par email René Saint-Pierre

  • Lumiscaphe voit la vie en 3D et en grand en s’implantant aux USA !

    Une expansion Internationale pour la 3D 
    Morgan Bellouet rejoint la société bordelaise Lumiscaphe qui a plus de 10 ans d’expérience dans la conception de nouvelles technologies logicielles sur mesure, particulièrement dans le domaine du rendu 3D photo réaliste temps réel. Mr Bellouet aura en charge d’implanter la société aux US.

    Son savoir-faire a permis à Lumiscaphe de développer une nouvelle technologie alliant photo réalisme et interactivité, avec la mise sur le marché en 2004 d’une gamme de logiciels intuitifs offrant une chaîne complète de traitement pour la valorisation des données 3D de l’entreprise.

    « je suis très heureux de participer à l’implantation sur le territoire américain de Lumiscaphe. En effet le retour d’expérience des clients européens et japonais est excellent et je suis impatient de pouvoir présenter ces solutions à mes compatriotes » déclare Morgan Bellouet

    Les forces pour s’implanter aux USA
    Aujourd’hui, la société compte mettre en avant sur le marché américain son logiciel très prisé Patchwork 3D qui intègre un module de ray tracing temps réel intègre. En effet ce logiciel est déjà utilisé par les grands noms de l’industrie et en particulier dans le monde de l’automobile. Patchwork 3D est utilisé en aval pour générer des animations réalistes.
    Lumiscaphe a une capacité d’adaptation pour fabriquer à la demande, modèles interactifs, films, et images haute définition.

    Les objectifs :
    Le développement de Lumiscaphe à l’international est d’équiper les constructeurs auto, les bureaux de design et les cabinets d’architecte de solution performantes, innovantes et avec un ROI mesurable et rapide.

    Une avancée technologique sur le marché US
    Dans sa version originale de Patchwork 3D, le moteur de rendu 3D développé par Lumiscaphe utilise OpenGL sur une technique de rendu projectif. Mis à part certains types de projection (miroirs plans par exemple), ce moteur ne pouvait pas gérer correctement les inter-réflexions de la scène.

    Désormais pour palier à ce manque, Lumiscaphe a développé un module puissant et qui permet donc de visualiser, entre autres, de façon réaliste des optiques de véhicule ou de la réflexion de l’habitacle dans le pare-brise et répondra également aux attentes des architectures pour les visualisations intérieures.

    A propos de Lumiscaphe
    Basée en Aquitaine, la société Lumiscaphe a été créée fin 2001 après plus de 10 ans d’expérience dans la conception de nouvelles technologies logicielles sur mesure, particulièrement dans le domaine du rendu 3D photo réaliste temps réel. Ce savoir-faire a permis à Lumiscaphe de développer une nouvelle technologie alliant photo réalisme et interactivité, avec la mise sur le marché en 2004 d’une gamme de logiciels intuitifs offrant une chaîne complète de traitement pour la valorisation des données 3D de l’entreprise. Lumiscaphe compte parmi ses principaux clients : Alstom, Brandt, Cofel, EADS, Estech, Faurecia, PSA, Renault, Trèves, Louis Vuitton, Visteon, etc.…
    www.lumiscaphe.com

    A propos de Patchwork 3D
    Patchwork3D s’intègre très facilement dans la chaîne numérique et fournit un ensemble d’outils simples à utiliser pour fabriquer à la demande, modèles  interactifs, films, et images haute définition.
    Concrètement ce logiciel permet de donner vie aux éléments d’un modèle dans un environnement temps réel éclairé, tout en conservant le contrôle et l’interaction avec l’objet manipulé. Anima, le module de cinématique et d’animation permet par exemple de faire rouler une automobile, ou encore d’ouvrir les portes, plus généralement de mettre en mouvement tous les composants actifs d’un produit.

    Source : par email www.lumiscaphe.com

  • Que « réserve » la modélisation informatique au modelage de l’oeuvre

    INTRODUCTION
    Démocratisation-modèle ou démiurgie plastique de la création assistée par ordinateur ?  

    Quelque chose de l’acte artistique est rendu plus accessible par les nouvelles technologies. Mais, de la même manière que nous ne savons toujours pas qui du projet, des outils ou de leurs utilisations voient l’œuvre s’instaurer, il est difficile de dire à qui du logiciel, du matériel ou du dispositif numérique revient la palme pour cette meilleure accessibilité.

    Afin de ne pas perdre de vue la spécificité de la création assistée par ordinateur tout en acceptant que par elle, une fois de plus, se confirme cet éternel concert du concept, du percept et de l’affect au sein du jeu créatif, il faut éviter d’emblée les deux extrémités épistémologiques : celle conceptuelle qui rendrait l’automation algorithmique seule responsable de la facilitation de production, de circulation et de réception d’un monde numériquement imaginé ; l’autre, perceptuelle qui rappellerait que l’œuvre cybernétique n’est rien sans l’interactivité ou la dépendance du calcul vis-à-vis de l’apparence sensible rendant ce dernier accessible au corps, ce grand « têtu » (Couchot, 1998 : 149). Pour analyser la démocratisation informatique de l’acte créatif, il faut donc veiller à trouver un juste milieu entre une « ontologie signalétique » et une « ontologie chosale » (Renaud, 2003 : 72).

    Il faut rester en marge de ces deux penchants. Du côté du signe d’abord, tout processus de démocratisation étant d’abord mesuré à la quantité de personnes convaincues et le dèmos (le peuple) partageant avec le logos (la raison) un rapport au Nombre, la facilité apriorique de pensée consiste à interpréter l’informatisation de la société comme application politique d’un modèle mathématique.

    De l’autre côté de cette « démocratie modélisée », et nous nous appuierons sur une partie des analyses récentes de Pierre-Damien Huyghe quant à la signification de la démiurgie chez Platon, il y aurait une pensée qui scruterait les choses telles qu’elles ont lieu : Platon renonce « à l’hypothèse (…) que le monde pourrait avoir été produit et continuer en « automatisme ». (…) Dans le Timée, » il « donnera en effet aux choses, en l’absence de tout automatisme, une explication « démiurgique. (…) « -urgie » renvoie au grec ergon que l’on peut (…) traduire par « œuvre » ou « ouvrage » (…). Dans « démiurgie », « dem- »  se lie à « dèmos ». Soit à ce que nous traduisons (…) par « peuple » comme dans « démo-cratie ». Mais cette traduction n’est pas satisfaisante. (…) le mot « dème » désigne un type d’espace, une part délimitée (…) ».

    La démiurgie ne serait pas « une toute-puissance » mais « une compétence délimitée, arrimée,(…) une spécialité localisée » (Huyghe, 2006 : 24-25). Autrement dit, au moment même où la modélisation informatique tournerait à plein régime excitant une nouvelle épistémé désubstantialisée du « créer », se « réserverait » en bas de l’échelle une zone prosaïque plutôt que signalétique.

    Pour autant, à cheval entre l’ancrage et l’envolé, l’exigence de perception que nous nous sommes fixés comme principe pour analyser le phénomène de démocratisation informatique de l’acte créatif  va être difficile à tenir. Car à l’heure actuelle, les empreintes artisanales (« le « démiurge », chez Homère, est un homme de métier » (Huyghe, 2006 : 25)) disparaissent autant que se décollent du sol les échanges logiques. Et ce nivellement  simultané du factuel et du conceptuel laisse désormais seul au beau milieu du réel l’espace perceptif qui constituait auparavant un intervalle entre ces deux niveaux. Nous ne sommes plus à l’époque analogique.

    L’imagination, cette « émotion forte (…) inséparable des mouvements du corps » (Alain, 1958 : 225) n’arbitre plus un jeu substantiel de rapports « entre deux ou plusieurs objets de pensée essentiellement différents » (Dictionnaire Le petit Robert 1, 1989 : 64 ; définition de « Analogie »). Par exemple, entre les modèles informatiques et le monde des images, il n’y a même plus le corps des peintres de l’Art Optique, ceux des années soixante.

    Certes, dès cette époque de la première cybernétique, les représentations bidimensionnelles se dématérialisaient. Mais, à la vue des dépressions endogènes de l’artiste Wolf Vostell bétonnant alors des postes de télévision ou des interventions de Josef Beuys recouvrant ceux-ci de feutre, constatons que l’imagination analogique était encore bien présente. En fait, elle trouva dans l’appareillage vidéographique un dernier endroit où rendre visible ce qui, malgré l’envol iconique, « retombe au corps » (Alain, 1958 : 233) : comme le souligneront les grands totems de Nam June Paik assemblant ces anciens postes télévisuels ou radiophoniques tout de bois encore revêtus, il y avait dans la figure tutélaire des appareils encore taillés par « le geste, le départ du corps » (Alain, 1958 : 232) le moyen de creuser un intervalle.

    Deux conditions nécessaires à la perception de la trace étaient réunies : la matérialité de l’appareil n’était pas doublée par sa destination fonctionnelle et le trajet du corps n’était pas doublé par son projet. En termes plastiques, l’appareil était un support plus qu’un outil, une zone de dépôt plus que « le véhicule de son équivalent imaginaire » (Greenberg, 1988 : 151-152). Il était impossible de produire sans prendre en compte l’accueil réservé au corps par la machine comme partie intégrante du périmètre formel produit.

    De la planéité picturale de Manet à Support-Surface en passant par la peinture d’action, cela a été le jeu des peintres du vingtième siècle : construire l’espace qui en négatif du protocole illusionniste se creuse entre le corps et cet appareil emblématique qu’est le tableau. Parlons à juste titre ici de « réserve », cette partie du support non recouverte de peinture.

    C’est l’intervalle réel qu’exige la toile vis-à-vis de la touche, la consistance spatiale nécessaire sans laquelle « la croûte » ne peut devenir représentation. C’est la réponse plastique que ménage la matière aux formes, « l’idée de plasticité recélant (…) une sémantique de la dynamique, de la formation et de l’inscription des formes « vivantes » dans les signes de l’œuvre achevée, par-delà le caractère statique de son matériau » (Château, 1999 : 132).

    Mais, désormais, cette singularité vitale, cette dimension sculpturale qui touchait, usait, déformait, contre-formait nos appareils analogiques, cette « tracéologie de l’énergie libidinale » (Stiegler, 2005 : 258-259), cette épiphanie plastique du travail du corps, bref ce dernier bastion d’anthropos a été pris en charge par des machines-outils capables de solidifier une ergonomie modélisée sur logiciel et non plus matériellement modelée. Nous sommes dans un contexte « hypermatériel » où « la matière est déjà une forme » (Stiegler, 2008 : quatrième de couverture).

    Et les productions industrielles assistées par ordinateur au premier rang desquelles se trouvent les interfaces matérielles sont « conçues dans l’abstraction des conditions humaines et matérielles » de leur « réalisation » ( Gruet, 2006 : 60). Alors que le danger, le goût du risque, le jeu de la glaise, nous rappelle le sculpteur, c’était « que les pouces y entrent » (Alain, 1958 : 622), nous ne traversons plus…

    Notre toucher est propulsé définitivement en  dehors du modelé réel, c’est-à-dire à l’abri des accidents (lat. accidens, ce qui tombe). Lorsque l’épreuve de la réalisation n’est plus qu’une « virtualité solide » ( Gruet, 2006 : 60) réduisant l’émergence formelle à l’externalisation d’une modélisation conceptuelle (tels les retours d’efforts joystick par exemple), dans quel état de perception possible laissons nous notre doigté ?

    Pourquoi cette texture d’emblée archéologique qui peuple nos comportements ne se laisse-t-elle plus voir autrement que sous le commandement de la simulation informatique et sous la lieutenance de l’affordance ? La modélisation informatique se « destine »-t-elle à faire disparaître les joies de l’ouvrage ou « épargne »-t-elle (Dictionnaire Le petit Robert 1, 1989 : 1683) en transparence un re-modelage possible de l’œuvre ?

    Lorsque l’espace réservé par la touche picturale se couche hors l’image
    La touche de pinceau permet de déployer ce que réserve à ses côtés l’espace pris par tout signe apposé sur un tableau. Dessinons une forme puis peignons-là ; à l’intervalle qui se crée automatiquement entre les bords du support et la forme graphique, l’épaisseur picturale en ajoute un autre entre la surface de la peinture et celle de la toile. Lorsqu’une brosse remplie de pigments touche un tableau, elle augmente l’espace bidimensionnel latéralement perçu d’une profondeur qui ne vient pas du modèle mathématique (euclidien ou topologique par exemple) mais qui se constitue dans le creuset de l’acte pictural lui-même.

    Paradoxalement, cette réalité picturale affirma son autonomie dans la planéité, un grand thème de la modernité en peinture : les coups de couteaux de Manet, les cernes de Gaugin et les couleurs de Matisse trouvèrent sur leurs chemins l’aplat, l’étendue et le format.

    C’est comme si entre toute la peinture qui s’additionnait sur la toile et toute la nudité (anti-illusionniste) que cette dernière avait retrouvée, entre épaisseur et spatialité, il se produisait une sorte de contamination ; les couches picturales trouvant une existence perceptible dans le plan du tableau et donnant par-là même au subjectile le statut ontologique de première strate. En conduisant notre perception de la forme appareillée (le tableau) vers ce qui peut s’y stratifier, la touche, celle par exemple de Cézanne, détermine la topologie du modèle à partir de la rugosité chtonienne (gr. Khthôn, terre) de ce dernier.

    Hauts-plateaux contre Reliefs Cézanniens

    La touche, une épaisseur à la hauteur de son massif
    Installé pour quelques temps à la fin de sa vie dans cette campagne aixoise maintes fois peinte par Cézanne pour qui la nature était « à l’intérieur », Merleau-Ponty écrivait : « qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n’y sont que parce qu’elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu’il leur fait accueil. Cet équivalent interne, cette formule charnelle de leur présence que les choses suscitent en moi, pourquoi à leur tour ne susciteraient-ils pas un tracé, visible encore, où tout autre regard retrouvera les motifs qui soutiennent son inspection du monde ? » (Merleau-Ponty, 1964 : 22).

    Entre l’énorme  rocher de la Sainte Victoire dominant la plaine et l’émergence que cela suscite dans notre perception lorsqu’en contrebas nous la contemplons, sublime, il y a en effet toute cette série d’œuvres de Cézanne couchant ce massif sur des toiles, plus de quatre-vingts, réalisées toute au long de sa vie. En construisant de 1885 à 1906, touche après touche, un objet perceptif pâteux mais de plus en plus abstrait, Cézanne renverse les priorités quant à ce qui relie la forme peinte à son motif de référence.

    Celle-ci ne tire plus son autorité du modèle illusionniste de la montagne. Au contraire, la masse picturale réserve dans la texture qu’elle échafaude une possibilité à l’érection  géologique de réapparaître, de se rejouer dans la vitalité stratifiée de la peinture : « en prêtant son corps au monde (…) le peintre change le monde en peinture», lui donne les moyens de révéler son « essence charnelle » (Merleau-Ponty, 1964 : 16 et 35). Au fur et à mesure des tableaux, la montagne devient un objet autre, façonné, modelé par un tissage de grosses touches aux tons denses et sombres. Le paysage quitte ses typologies formelles pour se faire peinture. La peinture prend de la hauteur.

    Le modèle formel est touché, creusé par une modelage perceptif : Cézanne peint sur le motif. Il manipule le réel. Ce qui restait de l’espace topologique, le fond de la toile, va se « réserver » le droit de prendre de l’épaisseur. L’appareil transparaît comme une strate au contact des formes que touche le peintre.

    La toile, ce plateau solide réservé par la touche
    La toile est la strate restante à mesure que Cézanne voit de moins en moins (1904-1906). Environnés d’une solide construction par touches, les blancs du support que ces dernières laissent apparaître deviennent une couche de la représentation. La réserve devient le sujet principal d’une profondeur inversée. Il n’y a plus de hiérarchie, il n’y a que des va-et-vient. La profondeur n’est plus « l’escamotage des choses l’une par l’autre (…) c’est ce qui est entre elles (…) leur extériorité connue dans leur enveloppement (…) l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une « localité » globale où tout est à la fois, (…) d’une voluminosité (…). Cézanne sait (…) que la forme externe, l’enveloppe, est seconde, dérivée, qu’elle n’est pas ce qui fait qu’une chose prend forme (…). Il a été droit au solide, à l’espace » (Merleau-Ponty, 1964 : 64-66).

    Toucher-Coucher

    L’appareillage de la touche hors-l’image
    Ce renversement de la forme vers le fond pria l’art du vingtième siècle d’approcher l’image non plus par son sommet idéal mais par son appareillage. Picasso disait de Cézanne que ce qui en lui l’intéressait, c’était son inquiétude ; inquiétude peut-être de perdre les amarres de notre perception dans une époque photographique amorçant un processus progressif de dématérialisation des images. Le numérique constitue une phase d’achèvement de ce processus puisque nos modèles perceptifs sont désormais soclés sur du calcul.

    Dans ce contexte la phénoménalité de la touche a pris un sacré coup y compris en ce qui concerne la forme même des appareils. Mais les peintres n’ont jamais jeté l’éponge. Par exemple, aux Etats-Unis, en plein boom du collège cybernétique (Shannon, Wiener,…), au milieu des années cinquante, Willem De Kooning affirme que lorsqu’il représente des figures à larges touches et à la limite de l’abstraction gestuelle sur des formats à la mesure de son corps, c’est comme s’il se peignait lui-même « out of the picture » (Willem De Kooning, 1998 : 9), soit en dehors de l’image mais sur le tableau.

    Il est conscient de vivre à un âge où le corps et tous ses appareils sont exclus de l’envolée des images, le réel se retrouvant nez à nez avec l’imagination créatrice (pour autant que celle-ci ne soit pas dissociable de celui-là) dans une sorte de brutalité intercalaire.

    De la touche picturale à la couche digitale

    Lorsque Willem De Kooning a l’idée de modeler un torse en argile sans toutefois le faire directement avec ses doigts puisqu’il va utiliser de gigantesques gants pour travailler (« Hostess », 1973), il est précurseur d’une problématique plastique actuelle : la virtualité solide ayant remplacé la glaise, l’ergonomie (et l’accidentologie) ayant colonisé le domaine tactile, comment rentrer en contact avec la matière tout en assimilant l’impossibilité de la pénétrer toute hypermédiatisée qu’elle est  ?

    Il y a ici un chiasme : ce que gagne la touche à sortir de l’image pour se déposer sur son moment d’appareillage, elle le perd en visibilité : la première couche que constitue l’appareil cybernétique, la paroi des interfaces (clavier, souris…) a beau être « poreuse » (Couchot, 1998 : 144), elle ne se laisse plus influencer comme le faisait l’espace banc de la toile par les traces que nos doigts y déposaient. La couche digitale qui fait toute l’épaisseur du moment de représentation divorce de la profondeur visuelle que lui offrait l’acte de peindre.

    Ce dernier est doublé par la production simulée qui s’affiche à l’écran. Monopolisant l’attention, fascinante, rayonnante, la modélisation informatique fait passer sous silence la couche digitale qui la modèle. En même temps, cette mince pellicule vernit le corps d’une discrétion, d’une autonomie, d’une redécouverte de lui-même : est-ce si surprenant que « l’automatisation » apporte « dans l’univers quotidien une extraordinaire qualité de l’ordre du « manuel » » (Branzi, 2003 : 133-134) ?

    Plasticité et modelage de la transparence
    Le problème plastique essentiel qui se pose aux zones contemporaines de modelage en contact avec la machine cybernétique, c’est qu’elles ne se voient pas autrement que sous une forme « optiquement dominée » (Huyghe, 2002 : 62), celles de tous ces écrans tactiles où l’on touche pour voir mais où la vision ne porte plus d’épaisseur tactile. Certes, la science ergonomie sachant l’écart entre le travail « prescrit » (projet) et le travail « réel » (trajet) (Dessors, 2006, p.15) se montre capable de révéler des espaces dynamiques de formation entre nous et le monde.

    Elle alimente la création contemporaine qui y trouve un outil épistémologique intéressant pour actualiser le sacro-saint écart expressif comme élément dynamique de toute pratique artistique. En fait, le concept d’affordance selon lequel les formes du réel tireraient leur structure des comportements qu’elles attendent permet tout de même aux vieux débat du virtuel et du réel de sortir d’une impasse ou de trouver un champ d’application. Nous pensons à tous ces objets qui démontrent, par leur configuration ouverte, la possibilité de transmuter l’imagination tactile en configurations formelles.

    Cette souris d’ordinateur qui limite l’action à la seule mobilité du doigt plutôt que celle du poignet est-elle un objet qui manifeste une « régression de la main » (André Leroi-Gourhan, Tome II, 1964 : 50-62), une réduction du creuset humain (« palper, c’est déjà sculpter » nous dit Alain, 1958 : 478 ) ou une forme potentiellement remplie de désir d’empreinte ? Nous n’avons pas l’ambition de trancher sur cette lourde question épistémologique : la seule forme  peut-elle toucher à la quintessence du rapport indiciel que nous entretenons avec l’environnement ? Mais nous cherchons l’artiste dans tout cela pour autant que ce dernier ne puisse être du genre à oublier sous prétexte d’automatisation la problématique de la trace au fondement de l’imago, cette empreinte en plâtre que faisait les latins du visage des défunts.

    Lorsque Andy Warhol reproduit ces modèles industriels de coloriage qui indiquent par des numéros, dans des zones réservées à l’avance, les couleurs à apposer, il prend bien soin d’agrandir ces modèles à une échelle anthropomorphique afin que la présence de la peinture acrylique ramène la modélisation industrielle du creux à son pan réel (« Do it Yourself », peinture acrylique sur toile, 1962, 178 X 137 cm). L’artiste de l’époque industrielle ne renonce pas à faire jaillir du corps y compris en négatif (comme le montrerait une étude sur ce procédé sérigraphique si cher à l’artiste). La dimension d’appareil des images se révèle dans l’espace de celles-ci mais cela fonctionne tant que l’image industrielle reste indicielle, mécanique. Dans le cas des images numériques, la stratégie warholienne va échouer.

    La plasticité des images s’émancipant de celles-ci sans pour autant trouver de prise visible dans leur dimension d’appareil, tout est à redéfinir : à cause de ce voile optique chapotant cette dimension et venant d’une hauteur immatérielle prise par nos projections imaginaires, nous ne savons plus si cette « nouvelle empirie » où se « téléscopent » (Varenne, 2007) les algorithmes et les solidités permet à nos modelages de s’émanciper ou de disparaître !

    Actuellement, certes, les préférences vont à notre interaction avec le dedans du numérique plus qu’à ces « forces du dehors » (Neyrat, 2003 : 21) qui ne se voient plus mais qui restent bien-là en transparence. Avec un peu plus de temps, il faudrait s’arrêter ici sur le travail plastique de Bertrand Lavier qui à merveille « illustre » (post-modernité oblige) cette translucidité que nous laissons sur les objets de notre environnement. Cette épaisseur pourtant discrète ou invisible compte pour beaucoup dans la question de la transparence ; notamment lorsque l’artiste s’en prend explicitement à des appareils de représentation comme l’appareil photographique (« Canon », 1981,17 x 15 X 8 cm) ou le poste radiophonique ( « Solid State », 1980, 40 X 26 X 8 cm). Il les recouvre d’une peinture acrylique dont la transparence réserve la valeur de couche, d’« intervalle inframince » : « la frontière se situe dans l’épaisseur de la peinture » (Lavier cité par Francblin, 1999, pp. 33-35).

    Avec le passage de l’analogique au numérique, ce qui va être en jeu c’est l’autorité de l’image non plus comme réalité substantielle médiatique mais comme fable de plus en plus immatérielle ayant perdu, disséminé ce qui faisait toute la dimension modelée de son appareillage. L’entrave au percept de transparence est plus idéologique que physique : « Nous n’avons pas encore quitté l’espace des corps, même si nous voyons à présent leurs images nous échapper et que nous préfèrerions nous retrouver dans des corps virtuels, qui ne sont eux-mêmes que des images, quoique nous prétendions les appeler des corps » (Belting, 2004 : 149).

    Cette préférence est une donnée insuppressible à déjouer pour les artistes contemporains, les troubadours post-photographiques : c’est en regardant comment certains d’entre eux se comportent sur le grand plateau des modélisations que nous approcherons la réalité de l’acte ludique telle qu’elle transparaîtrait en informatique. La transparence numérique n’est peut-être plus-là où le corps s’attarde.

    De la transparence informatique à son milieu ludique
    Le plasticien fait toujours avec l’ambiance technologique de son temps. Pas plus qu’hier, son problème est aujourd’hui de mépriser tout ce vernis que nos moyens de représentation imposent à la perception. Certes, ne reposant plus sur de l’empreinte, la solidification du virtuel, le retour vers le réel du modèle numérique à quelque chose d’effrayant (Varenne, 2007) puisque les formes même du modelage ont été modélisées et avec elles cette façon que le corps avait de se suivre à la trace dans ses projections.

    A l’époque photographique, la distance entre le toucher de l’opérateur et l’image obtenue ne condamnait pas la glaise indicielle à disparaître : cette dernière était plutôt différée dans l’empreinte photosensible produite par l’appareil argentique. La sensibilité numérique exclut de sa forme les conséquences matiéristes du corps à corps entre l’appareil et l’image. Du coup, l’artiste se tromperait en interprétant l’interface comme refuge de l’indice (sous une forme simulée). Car il attribuerait alors à la technologie informatique des repères plastiques qui lui sont exogènes. La modélisation informatique n’a peut-être plus rien à voir avec les intervalles que proposait le modelage. Les règles du jeu ne sont peut-être plus les mêmes. Comment œuvrer lorsque les modèles d’expression ne fonctionnent plus avec des poches de réserve, lorsque le travail ludique du corps ne se voit que dans l’instabilité médiatique, un coup immatériel, un coup solide qu’offrent les dimensions de la modélisation informatique ?

    Thomas Demand : l’origami modèle l’interactivité

    Un mouvement replié sur lui même
    De l’urbanisme haussmannien épuré de la fin du dix-neuvième siècle à ce tout récent avertissement de Sarah Kidner  conseillant à ses lecteurs un ménage de printemps sur des claviers d’ordinateurs « peut être plus sales que des toilettes  » sans oublier les inspecteurs d’étages de « La Cité Radieuse » de Le Corbusier, l’esprit de géométrie s’est déployé tout le long de l’échelle environnementale. Pour satisfaire « son besoin de circulation », il a chassé « l’esprit organique » (Ragon, 1986 : 126) jusqu’à le remplacer : dans le bouclage interactif entre calcul et virtualité solide, la perception de notre mouvement a troqué son Saint-Suaire contre un voile hygiénique.

    Dès lors, nos expériences du contact dont l’inter(sur)façage assisté par ordinateur n’est que la pâle extériorisation « possèdent une inquiétante similitude » à laquelle s’intéresse de près l’artiste Thomas Demand. Il part du principe plastique, sculptural presque, que nous ne voyons jamais la simulation mais bien plutôt « l’extérieur d’un simulateur  ». En tant qu’enveloppe choisie par la désubstantialisation de nos mouvements, le simulateur offre moins un modelage replié sur lui-même qu’un appel à être déplié en son milieu.

    Reconstitution, modelage ou modèle réduit du pli froissant la boucle interactive en son  milieu ?
    Thomas Demand reconstitue grandeur nature, avec du papier et du carton, des espaces typiques de la société hypermédiatique telle cette salle de photocopieurs. Il photographie ses décors, les détruit puis expose de grandes impressions de ses prises de vues.

    L’artiste s’intéresse moins à la maquette grandeur nature et son empreinte photographique qu’à la modélisation médiatique de cette origami indicielle. Et cela n’est pas que du mouvement : certes, le jeu interactif entre l’homme et la machine tourne si vite que nous ne savons plus où est l’un, où est l’autre et cette vitesse détermine un « milieu » ludique (« les objets y sont tous plus ou moins sujet, et vice-versa » (Berque, 2000 : 35). Mais la réalité mouvementée d’un milieu ne peut se mesurer qu’à l’échelle des plis que son activité dessine. Où le modeleur et la machine modélisante se rencontrent-ils ? Durant le pliage numérique du décor analogique, qui donc de l’exposition photographique ou du simulateur fait-il l’arbitre ?

    Vidant le temps de son épaisseur, celui de nos anciennes maquettes, les pliages offerts par la modélisation informatique trouveraient ici une forme plastique rêvée : en extrapolant l’imaginaire de Demand jusqu’à sa science fiction post photographique, nous réussirions à quitter un besoin de reconstitution pour modeler une autre plasticité, pour aller vers une autre « construction des objets de la représentation » (Demand, 1999 : 118), une nouvelle « science du concret ». Qu’est-ce qui se « bricolerait » dans le jeu informatique et en localiserait le milieu ? De quel tout textural expérimental un objet d’art froissant la mythologie des immatériaux pourrait-il être le jouet, « le modèle réduit » (Lévi-Strauss, 1962 : 16-47) ?

    Bruno Peinado : y’a rien à voir, circulez !

    La course de vitesse entre interface d’entrée et interface de sortie (entre par exemple un joystick que nous touchons et le retour d’effort qu’il simule) a ses propres plis substantiels qui permettent à la circulation interactive de se constituer en milieu. Pas plus qu’une partie de jeu informatique ne recouvre la totalité de la réalité ludique qu’elle implique, il ne faut confier à un « environnement logiciel » la totale prise en charge de la notion de milieu. A son échelle réduite, quelle sorte de territoire plastique instaure le contact avec le volume du simulateur ; contact voire caresse dont le velours outrepasserait une déréalisation numérique qui chercherait à nous doubler ? Car, au toucher, ce sens qui au fond se soucie si peu des honneurs du paraître, la modélisation informatique se fait-elle aussi lisse que ce que sa solidité optiquement dominée pourrait le laisser croire ?

    Tel que la soulève Bruno Peinado, notamment dans une grande peinture murale réalisée en collaboration avec S.Dafflon, la question de l’expression de la sensibilité organique en proie au modèle optico-médiatique (signalé ici par ces modules géométriques et l’appellation stéréotypée « Disney ») ne semble pas pouvoir faire l’économie d’une lutte, d’où peut-être ici le titre ludique mais brutal : Disney « sauvage ».

    Or, faite d’abord pour la vision, la quantité exponentielle de signes qu’est capable de produire une économie de la modélisation n’offre guère de relief sur lequel la tactilité non contente d’être designée ou ergonomique, pourrait s’accrocher : « c’est la toute puissance de la virtualisation ». Alors que « la tactilité forme l’intelligence et la dignité », « les moyens d’information » peuvent « faire oublier l’expérience » (Kirili, 2001 : 158). Comment faire alors puisque désormais nous surfons, nous effleurons du bout des doigts tous ces pavés tactiles : le relief où s’hume la résistance du corps au calcul est-il paradoxalement à chercher dans le lisse ? De la collision, faut-il passer à la contamination, inverser le jeu : non plus uniformiser les comportements mais bien plutôt se comporter au beau milieu de l’uniforme ? S’agit-il de considérer la quantité visuelle comme une qualité plastique, une épaisseur dans laquelle un plasticien comme Bruno Peinado va sculpter son chemin ?

    Pléthore sémiotique
    Un tout petit tour dans une exposition de Peinado suffirait à constater que la plasticité contemporaine dépend d’une avalanche signalétique par quoi elle se trouve débordée. L’enjeu dés lors c’est d’inventer une manière de circuler dans cette consistance du débord afin de proposer une alternative, d’émettre quelques réserves face au grand circuit cybernétique. La difficulté réside bien sûr dans un paradoxe : modeler avec de la glaise qui n’en est plus, celle du simulateur.

    Assistons-nous à un remodelage du moteur métaphorique qui met en branle toute possibilité d’œuvre ? En tous les cas, la concrétion, la substantialité indicielle, le véhicule à partir duquel nous nous envolions vers l’abstraction (metapherein, transporter en grec) est réduit à l’état de virtualité solide. Au profit du mythe de la simulation, cette abandon du langage ordinaire des phénomènes est peut-être le paroxysme d’une « visée référentielle » (« à la faveur même de l’abolition de la référence correspondant à l’interprétation littérale de l’énoncé »), celle de la métaphore, qui voulait sortir du monde des accidents pour faire surgir une « nouvelle pertinence sémantique » (Ricœur, 1975 : 289). Mais nous allons maintenant nous « réserver » le droit de dire qu’a trop vouloir se déplacer sans marquer d’arrêt, la métaphore devient impossible. Pourquoi pas ? Après tout, moins il y a de possibilité d’œuvre plus la sensibilité se démocratise absolument, c’est-à-dire au prix de ne même plus se faire re-marquer.

    Le Sémionaute tactile et la nostalgie du stable
    Le projet de modeler à l’époque des modélisations se ferait sur un sol qui n’ayant pas d’autre pesanteur que son exubérance signalétique, se déroberait sous le poids de notre masse tactile. La sensibilité n’aurait d’autre choix que de courir très vite. La vitesse nous permettrait de tenir debout face à celle d’une automation algorithmique excitant pêle-mêle un tas de structures rhizomatiques parcourues de milliers de flashs techniques, historiques…

    « Perpétuellement mobile » grâce à ses machineries stroboscopiques d’objets ne se fixant jamais dans un collage spécifique, Bruno Peinado fait partie de ces « sémionautes » (Bourriaud,  1999 : 18) ou astronautes du signe qui naviguent dans le grand manège automatisé du monde contemporain.

    Mais, observons tout de même la persistance d’une réserve « traditionnelle », particulièrement dans cette grande « Mire » ou ce cercle de Macs, tous les deux modelés en céramique. Certes, grâce à une stratégie spatiale de la circulation et une stratégie chromatique de la saturation (ou de la gamme industrielle), la sensibilité peut trouver de nouvelles niches au cours du flux médiatique. Mais en même temps, il y a l’inertie d’un modelage artisanal voulant se vitrifier sur les minces parois que lui offre encore l’empire cybernétique.

    Que faire de cette présence nostalgique du stable au beau milieu de la toupie informationnelle ? Y trouver les moyens de réconcilier l’énergie, la vitesse, la facilité d’accès de la virtualité ludo-technologique contemporaine avec les pliures que cette dernière crée en retour dans le réel ? En tirant son origami du calcul et non plus des aléas accidentelles de toute matière manuellement modelée, les articulations de la carcasse du simulateur n’arrivent pas à totalement revenir au plus près de nous : sans un « coup de pouce » qui ne viendrait pas d’elle mais dont elle assurerait la résonance visuelle, l’ergonomie informatique peut-elle solidifier la modélisation du comportement au point de toucher les intervalles habituels où se déplace l’imaginaire du corps analogique ?

    De l’habitude informatique comme modelage de soi

    Pendant qu’elle se projette dans un monde virtuel, l’imagination ne peut éviter soit le dépôt d’une transparence analogique qui affecte la peau des simulateurs soit les plis énigmatiques d’une transparence numérique qui s’établit dans un milieu solide initialement exogène à cette dernière. En multipliant les contours visuels et les gammes de sa solidification, la modélisation informatique espère encore ramener dans sa boucle toutes les dimensions qui corrélativement se réservent dans l’authenticité perceptive de « chacun de nous, autant qu’il est en lui » . L’extériorisation hyper modélisée de notre mémoire affective fait sortir notre sensibilité viscérale hors de ses gonds pour la propulser dans une intelligence visuelle de la forme.

    Et cette victoire écrasante du signe extérieur sur notre rapport intime au réel modifie les points sur lesquels le corps s’appuie pour s’imaginer en dehors de lui-même. De quoi s’aide « l’illusion technologique » (de quel confort bénéficie-t-elle) pour obtenir notre approbation quant à un tel « dépassement » (Leroi-Gourhan, 1983 : 125) du corps hors de lui-même ?

    Cette installation intitulée « Escape » esquisse une réponse à priori paradoxale en forme (simulacre) d’agrandissement du toucher au contact d’un décorum optiquement dominé. En autant de poufs dont les plis de la toile marquent la confortable mollesse sont disposées des touches de claviers d’ordinateurs permettant de s’asseoir pour regarder se re-jouer le destin de la touche picturale à l’époque des ordinateurs. A moins qu’ayant fait le deuil d’un modelé  informatique inaccessible autrement que dans un jeu de relations, Peinado conclue à une autre échappée : celle d’un imaginaire des immatériaux en dehors d’une toile encore picturale, d’une boîte encore vidéographique et d’une tactilité encore dactylographique que nous avons déjà quittées comme l’atteste par exemple les écrans plats ou les pavés tactiles. Plus la modélisation informatique arrive à une phase de lissage moins le corps trouve appui.
    Là où peut-être, face à cette perte de repère, le designer informatique tentera de rester un « arbitre à la frontière entre le dehors et le dedans » (Moles, 2003 : 242-250), le plasticien se demandera où se trouve désormais le confort du corps. Basé sur la forme, le confort est ce qui, à la vue d’un objet confortable, renvoie le corps à une sensation qui ne relève pas forcément de la vision. Cette sensation va s’introvertir, se réserver à l’intérieur du corps lui-même à mesure que les formes virtuelles et/ou solides se désubstantialisent.

    En partant d’un travail pictural d’empreinte digitale et d’intégration d’objets pour aboutir (grâce au détour photographique) à la vision architecturale d’une touche de clavier d’ordinateur agrandie à l’échelle d’un tabouret (taillé, moulé, sérialisé puis modélisé informatiquement), nous avons essayé de vivre et comprendre plastiquement comment, de l’analogique au numérique, fonctionne ce déplacement d’un imaginaire du confort. Car a mi-chemin du geste pariétal et d’un envol de nos percussions  vers l’immatérialité, à l’endroit pourtant lisse de la virtualité solide, là où la puissance de nos impacts n’a plus aucune incidence sur ce qu’elle produit (que je tape fort ou que je caresse mon clavier, cela ne change rien au résultat), l’interface dactylographique du clavier d’ordinateur réserve un ancien relief, une ancienne mécanique comportementale, un confort basé sur une habitude technique.

    Comme un système de vases communicants, plus les claviers s’aplanissent plus s’opère un transfert de la plasticité volumique du toucher vers l’appareil corporel qui devient le lieu où se replie l’habitude. Ce retour de la plasticité vers le corps signifie que c’est moins dans les images numériques que nous nous projetons que dans les habitudes qui nous permettent d’y accéder. Il y a une factualité fonctionnelle qui réserve au corps la possibilité de s’absenter vers le monde numérique. Cet absentement a une assise que le plasticien veut modeler.

    En passant de la touche au tabouret, c’est cet intervalle stratifié, ce fibrage en transparence que nous voulons proposer, ce déploiement qui se fait pendant le jeu interactif, cet autre jeu qui meuble le comportement, ces meubles qui « règlent l’attitude, et par là, les pensées et les actions ». Ce repli rétrospectif des empreintes confortables où œuvre l’imagination se serait fait progressivement du modelage vers une modélisation puis, cette dernière étant insatisfaisante, du design vers l’appareil corporel décidément seul, assis au milieu de ses habitudes. Mal à l’aise dans une modélisation à laquelle il essaye pourtant de se plier, le modelage de l’œuvre trouverait réconfort dans « le modèle de l’homme qui pense selon soi » (Alain, 1958 : 353 et 614). Ce modèle aiderait la pensée à retrouver la solidité d’un jeu virtuel qui prendrait racine, croissance et substance dans nos habitudes : « dans la réflexion (…), la fin du mouvement est une idée (…), quelque chose qui doit être, qui peut être (…). Mais à mesure que la fin se confond avec le mouvement (…) l’idée devient être, l’être même et tout l’être du mouvement (…). L’habitude est de plus en plus une idée substantielle » ( Ravaisson, 1984 : 21).

    Ebauchons pour finir la pertinence de ce modelage du Virtuel par l’Habitude, celle qui réellement croîtrait en nous et constituerait une sorte de glaise mnésique. Certes, comme le dit très joliment la sculptrice Louise Beourgeois « il faut abandonner le passé tous les jours ou bien l’accepter. Et si on n’y arrive pas, on devient sculpteur » (DirectSoir N°323 du 28 Mars 2008 : 14). Mais nous ne pouvons plus aujourd’hui, il en a été longuement question ici, sculpter ce qui s’agrandit dans notre toucher en comptant uniquement sur l’emprise de notre corps même si c’est dans lui que paradoxalement tout se passe. Car les modes de visibilité du contact, les parois sur lesquelles nous butons sont aussi lisses qu’autoritaires, virtuelles que solides.

    Même s’il intériorise son poids, le corps n’est plus aussi libre qu’au moment où, entre deux époques, déjà plus photographique et pas encore numérique, le champ était libre pour chercher les limites du toucher, « attester du réel sans représenter » (Grenier, 2004 : 74). C’est ce qu’avait fait bien sûr Giuseppe Penone en agrandissant ce mince voile nervuré que sont nos paupières ou en réalisant des empreintes de son souffle. Désormais, l’effet de feed back du corps dans la forme hyperindustrielle est une donnée incontournable.

    Andy Warhol l’avait déjà pressenti en trouvant dans l’alternative anthropomorphique du grand format le moyen de donner envie au spectateur de « le faire soi même » (do it yourself) malgré tout, malgré la puissance industrielle : le modelage – soit un agrandissement de la mécanique de notre perception à l’extérieur du corps mais qui n’altèrerait pas la puissance affective de celui-ci – doit composer avec l’automation. Les plis de nos géants d’argile font face à ceux d’une modélisation acheiropoiète totalement indifférente mais dans laquelle le plasticien doit pourtant se compromettre. Est-ce un hasard, nous l’avons expérimenté avec notre « Tabouretouche », si l’agrandissement d’un objet est une procédure qui industriellement ne se protège pas ? Seul se protège le Concept Ergonomique ; on fait un dépôt de « Dessins et modèles » mais on ne dépose aucune mesure.

    D’un côté l’agrandissement se réserve en dehors de la modélisation industrielle, de l’autre il faut faire avec les seuls processus que nous propose cette dernière. L’idée retenue est alors plutôt celle d’un va-et-vient entre ce qui va relever de la croissance physique (1. Esquisse aquarellée, stratification en résine, empilement matériel des « Tabouretouches ») et ce qui va être de l’ordre d’une autre origami (2. Fichier technique Solidworks, vectorialisation, plaquette infographique de promotion industrielle, etc).

    Au fur et à mesure se constitue un jeu plastique qui ne dénigre pas la texture du dépôt accidentel sous prétexte de dépôt industriel. Conjuguant des techniques composites industrielles et un travail artisanal de stratification, la forme singulière de chacune des pièces de notre série de tabourets assoit ce juste milieu ludique. Les conséquences esthétiques de cette grande pliure unitaire sont mesurables par l’ambivalence de nos stratégies d’exposition :

    Conjointement modules d’œuvres et tabourets, « touches » et « fonctions », nos travaux proposent une réhabilitation de ce qui se modèle, soit un espace de contact entre le corps et l’outil, pendant que l’interfaçage informatique recouvre notre univers fonctionnel. Comme un autre joystick qui accepterait de montrer en son milieu les ravages que causent nos habituelles sueurs, il y a une masse corporelle sur laquelle s’appuie la croyance suivante dans le nomadisme médiatique : le micro-ordinateur est une œuvre en soi et grâce à qui l’acte créatif est facilité.

    Conclusion
    Le récit de la démocratisation de la création à l’époque des immatériaux se compose sur une grande page brutale qu’il est par définition très difficile de corner puisque le signe de cette éclatante blancheur purge le phénomène informatique de tout soupçon.

    Mais pourquoi faut-il que le grand jeu démocratique de « l’esthétisation généralisée » (Michaud, 2006 : 80) ou de la virtualisation des comportements ne soit possible qu’à la condition que « les situations » démiurgiques de nos corps au contact du réel ne soient plus identifiées « comme telles » (Huyghe, 2002 : 199) ? Est-ce au prix de son silence que la réserve fascine ? Le miracle démocratique fonctionne-t-il sur cette fascination ? En tous les cas, il est grand temps de sortir de l’inquiétude « réactionnaire » et « contre moderne » (Compagnon, 2005 : 22-25) déjà formulée par Flaubert en son temps lorsqu’il écrivait que « le suffrage universel, qui est le droit divin du nombre, est une énorme diminution des droits de l’intelligence » (Flaubert, 1852 : 90) ou par Baudelaire qui ressentait en tant que poète « l’incomparable privilège » (Baudelaire, 1869 : 37) de s’enivrer à l’intérieur de  la multitude des foules.

    Certes, l’époque de la plume, du pinceau ou de l’instant décisif photographique n’est déjà plus mais ne nous voilons pas pour autant la face : quelque chose demeure de cette sensibilité… La question ne porte pas sur la mort de tous ces coups d’éclats du corps dans le réel et qui faisaient le jeu de l’œuvre. Elle concerne la croissance de l’intensité démiurgique de ce jeu à mesure que la figure aristocratique de l’artiste s’éteint. Lorsqu’il apprend à jouer sur un ordinateur, l’homme est artisan, il « trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye » (Alain, 1958 : 239). En permanence, des faits scénographiques, des chocs s’imposent entre les corps et le monde : sans ce Réel en quoi « consiste » le flux, le rêve du grand réseau démocratique est impossible.

    Lorsqu’elle se réalise plus qu’elle ne se modélise, il n’appartient plus seulement aux artistes de « sauvegarder », « en face de l’appareil », un peu de « son humanité » (Benjamin, 1935 : 88). Nous sommes tous des sculpteurs de joystick.

    Communication Scientifique Ludovia 2008 par Julien Honnorat (Extraits)
    LESA (Laboratoire d’Études en Sciences des Arts)
    École Doctorale LLA (Langues, Lettres et Arts : arts plastiques, cinéma, littérature française, littérature générale et comparée, musique).
    Université de Provence

  • Création numérique : tous artistes ?

    Notre perspective est une démarche de création-recherche : notre pratique expérimentale sur la matériau est mobilisée en vue d’enrichir une réflexion théorique. Afin d’éclairer un questionnement sur la nature du processus créatif numérique, nous avons souhaité confronter une œuvre artistique classique avec les outils et méthodes issus de l’ordinateur. Notre hypothèse de départ est que cette confrontation peut permettre de mieux délimiter la nature de l’art numérique avec ses spécificités et ses continuités dans l’histoire de l’art.

    Ce travail sur la durée a permis de suivre les évolutions des technologies et usages du multimédia et d’en explorer un certain nombre de potentialités. Divers aspects technologiques ont été abordés, relevant de l’infographie bitmap, de la programmation interactive, de la 3D ou de la communication sur Internet. Les problématiques théoriques soulevées ont particulièrement abordé la question de l’œuvre et celle plus précisément traitée ici du statut de l’artiste et de son rapport avec le public.

    Nous présenterons dans une première partie un aperçu de l’historique de ce travail numérique. Dans une deuxième partie nous aborderons les questions théoriques, afin de tenter de cerner les enseignements du projet quant-à la nature du rapport de l’artiste et de son public, problématique que nous avons résumée dans cette question un peu provocatrice : avec le numérique tout le monde peut-il devenir artiste ? 

    1.    L’EXPERIENCE PIGPIX.ORG : EVOLUTIONS ET QUESTIONNEMENTS
    1.1   Du pigment au pixel
    La question du numérique en tant qu’art, de ses manifestations et de ses spécificités, mis aussi de ses continuités dans l’histoire de l’expression, nous a conduit à établir un pont entre la réflexion sur l’art traditionnel et les pratiques liées à l’ordinateur. C’est ainsi que nous avons initié un travail à partir de l’oeuvre d’une artiste-peintre contemporaine, Luiza Guimaraes. Son œuvre témoigne d’un univers bien particulier, basé sur des motifs relevant de l’abstraction.

    Divers aspects nous ont incité à penser transformer cet univers pictural en univers numérique. La peinture de Luiza Guimaraes ne relève pas de l’art informel, elle est constituée de formes bien définies, dans lesquelles dominent les courbes, avec des contours nets, emplies de textures variées mais plutôt homogènes. L’articulation de ces formes développe fréquemment une profondeur, une échelle des plans. On discerne aussi des directions de mouvements ascendants, soit dans la verticalité, soit en diagonale vers la droite. Ces deux caractéristiques suggèrent les idées de fragmentation et de mouvement.

    Par ailleurs l’artiste, qui ne se revendique d’aucune école, ne développe pas de réflexion sur son œuvre. Elle ne propose ni explication ni interprétation et ne donne pas de nom à ses tableaux. Sa peinture se veut avant tout émotionnelle, laissant toute liberté au jugement du spectateur. Acceptant de nous donner un libre accès à ses œuvres à partir de reproductions numérisées, elle nous livre un matériau brut susceptible de toute interprétation et de toute manipulation. Aucune indication de départ ni contrainte n’est donnée, ouvrant ainsi tous les champs de possibles. Le caractère abstrait des motifs laisse lui-même une grande liberté d’intervention et de création. Une peinture figurative aurait induit des connotations précises et focalisé notre travail sur un sens pré-établi.

    Nous relevons aussi des thèmes récurrents qui sont déclinés dans la plupart des tableaux. Ces continuités nous amènent à interroger l’œuvre dans sa globalité et à réfléchir à des imbrications possibles, à des recoupements, à des parcours. Ces continuités se manifestent autant dans le choix des formes que dans celui des couleurs : le rouge est largement dominant, envahissant souvent le fond de la toile et se développant en de multiples nuances, du jaune orangé au noir. Les verts ou les bleus sont généralement utilisés pour des motifs d’avant-plan. Il se dégage de violents contrastes de couleur entre les formes, et de luminosité entre l’obscurité et la lumière.

    L’œuvre de Luiza Guimaraes se présente donc comme un terrain propice à une appropriation numérique, la peinture pigmentaire servant de point de départ à une création dans laquelle le numérique peut ajouter ses propres artifices : fragmentation des éléments numérisés, organisation d’une architecture entre ces fragments, choix d’interactivité, ou encore esthétique du pixel qui vient mettre en avant la nature physique de l’image numérique résolument démarquée de la trace pigmentaire.

    Notre parti-pris n’est pas celui d’une simple adaptation, réplication d’originaux en format numérique pour en faire une galerie virtuelle par exemple, mais d’une transmutation, au sens malrucien , débouchant sur un champ expressif nouveau constitué d’univers dématérialisés, « u-topiques » et « u-chroniques » ainsi qu’Edmond Couchot (1998) les qualifie.

    1.2  Création interactive
    Les premières expérimentations ont donné lieu à une série de productions, que nous avons qualifiées d’ « explorations ». En effet le sentiment de mystère ressenti devant les tableaux de Luiza Guimaraes, tout comme la multiplicité des points de vue présentés par les diverses toiles, ainsi que les continuités évidentes, prédisposaient à imaginer la mise à contribution du numérique pour créer des mondes artificiels dont ils seraient les décors et dont certains éléments pourraient être les acteurs. Et puisqu’il est question de création de mondes pour l’artiste, il est alors question de voyage pour le public, voyage qui, par l’intercession du code informatique, devient une découverte active, le voyageur étant en situation de se déplacer dans l’univers à découvrir.

    Les explorations mises en œuvre proposent une succession d’expériences interactives. C’est d’abord l’expérimentation de la sensibilité du tableau devenu numérique par l’effleurement de la souris : des zones se rétractent, d’autres vibrent ou palpitent ; la matière pigmentaire est devenue « vivante », douée de réactivité.

    C’est ensuite la mise en mouvement d’objets graphiques qui se décollent de leur décor pour se déplacer, avancer, reculer ou tourner sur eux-mêmes. Le visiteur se rend compte qu’il peut contrôler dans une certaine mesure le déplacement de ces objets, leur transparence, leur forme, leur équilibre chromatique ou encore leur duplication ou multiplication.

    La juxtaposition des œuvres permet de les sélectionner, de les comparer, de déceler des éléments de continuité. Si chaque tableau peut devenir un champ d’exploration, les récurrences entre les divers tableaux amènent à étudier des transversalités, à établir des rapprochements pour passer de l’un à l’autre, à bâtir une continuité. Ainsi l’architecture hypermédia permet d’offrir des circulations et d’inviter à un sens de lecture global. Une dimension narrative émerge par la proposition de parcours qui engendrent la construction d’une expérience progressive, initiation à la connaissance d’univers visuels.
    Dans cette perspective la dimension de profondeur dans les tableaux de Luiza Guimaraes, souvent suggérée par des bordures évoquant le relief et des parties « enfoncées » qui incitent à « crever » la toile, est mobilisée pour créer des effets de mouvements ou de pénétration dans la matière ou dans le vide. Ces déplacements s’accompagnent  d’un grossissement outrancier de la trame pixellaire ou du passage dans des « trous » révélant de nouveaux paysages visuels. L’expérience du mouvement est fluidifiée dans la proposition d’un zoom perpétuel qui peut être contrôlé dans sa vitesse et dans son sens (avant / arrière).

    C’est encore la dimension de la profondeur qui est valorisée par des mises en scène d’objets en technologie tridimensionnelle, au travers de sphères texturées avec les tableaux de Luiza Guimaraes, qui peuvent être manipulées dans leurs mouvements, vitesses de rotation et grossissement.

    L’ensemble de ces explorations ont été créées dans la finalité d’une diffusion sur un support matériel de type CD-ROM. Il s’agit donc d’une création dans le cadre somme toute conventionnel d’un objet à produire puis à reproduire pour sa diffusion, modalités classiques des industries culturelles de type éditorial qui valorisent l’œuvre incarnée dans un objet physique stabilisé.

    1.3  Création connective
    C’est par la création d’un nouveau module intitulé Recréation que nous avons abordé une autre logique interactive. Dans un premier temps il s’est agi d’une nouvelle voie interactive se différenciant de l’aspect narratif hypermédiatique précédent pour s’orienter vers une logique outil en offrant aux visiteurs des moyens de créer de nouveaux assemblages graphiques à partir de ceux déjà existants.
    Recréation se présente sous la forme d’une interface comprenant une partie graphique dans la zone principale et un panneau de contrôles sur la droite. La partie graphique est un décor reconstitué à partir des couleurs et motifs de l’univers de Luiza Guimaraes, comprenant un arrière-plan et plusieurs éléments d’avant-plan disposés de façon autonome. Le panneau de contrôles permet de modifier les caractéristiques de chaque élément en taille, inclinaison, couleur et transparence. Chaque élément peut être déplacé ou mis en mouvement. Une commande « trace » permet de les transformer en pinceaux ou en gommes numériques.

    A l’inverse des Explorations dans lesquelles c’est à l’interacteur de découvrir les principes de fonctionnement, cette recherche faisant partie du processus de construction sémantique de l’œuvre, la prise en main de Recréation se veut intuitive et le visiteur peut se référer à une aide pour parfaire sa compréhension de la proposition.

    Avec Recréation la possibilité d’expression créative du visiteur est privilégiée, il ne s’agit plus d’une œuvre à découvrir, mais d’une œuvre à construire. En manipulant les divers objets, en se servant des diverses commandes de réglage, l’utilisateur crée un nouveau « tableau » numérique, imprévu par le créateur du programme et fruit de sa seule inventivité. Afin de lui permettre de garder la trace de sa création une option lui permet de sauvegarder son « œuvre » sur le disque dur de son ordinateur.

    L’activité du visiteur est donc canalisée dans une finalité créatrice. Le spectateur devient peintre numérique. En modifiant et en ré-assemblant les éléments à sa guise, il devient le créateur d’une nouvelle composition dans le style de Luiza Guimaraes. Il s’agit donc bien d’un processus de recréation.

    Ainsi se présentait tout au moins la première version de Recréation, diffusée sur CD-ROM. Afin de donner une diffusion plus efficace à notre travail nous avons progressivement mis en ligne sur un site Internet dédié l’ensemble des travaux numériques que nous venons de décrire. Ce transfert a ouvert la perspective de nouveaux développements mettant à contribution les possibilités du web et faisant glisser les problématiques créatives de l’interactif vers le connectif.

    Le premier changement a été la possibilité d’évolutivité du site, contrairement au support optique figé. Nous avons invité les visiteurs à nous renvoyer leurs compositions pour les afficher dans une page web de galerie des réalisations. Il devient ainsi possible de donner une visibilité aux créations des utilisateurs de Recréation. Dès lors les œuvres affichées ne sont plus celles du créateur du site, mais celles réalisées par les « spectateurs » devenus « spectacteurs » et enfin créateurs.

    Les premières compositions ainsi affichées étaient en fait des variations autour d’un thème de départ, puisque le fond restait constant et que l’on pouvait simplement « peindre » par dessus. Le caractère limité de cette communication nous a incité à renforcer les possibilités de modification et à introduire la possibilité de réutilisation des compositions déjà affichées dans la galerie.

    Ainsi une seconde étape dans l’implication du public a été franchie en permettant aux visiteurs de changer le fond du tableau initialement proposé et de le remplacer par une des compositions figurant dans la galerie. Ainsi il devient possible de travailler à partir d’une transformation déjà effectuée par un visiteur précédent et de s’éloigner progressivement de la proposition plastique de départ. Une boucle créative s’instaure, chaque nouvel intervenant pouvant créer la base d’une future proposition. Le processus créatif peut donc se déployer en-dehors de la volonté du créateur originel qui voit son œuvre évoluer en-dehors de lui-même et dont l’influence peut s’estomper progressivement.

    L’œuvre actuellement exposée peut s’enrichir en permanence et la galerie des réalisations devient un témoignage de l’œuvre vivante, fruit d’un effort collectif en devenir.
    En mobilisant encore plus fortement les capacités communicationnelles d’Internet on peut imaginer de nouvelles évolutions possibles, par exemple la création et l’affichage en temps réel des interventions des participants, la création de « tableaux » collectifs, l’adjonction d’un système de messagerie instantanée pour permettre des échanges en direct sur les travaux en train de se faire…

    2.    DE L’EXPERIMENTATION AUX PERSPECTIVES THEORIQUES
    Le passage de la création artistique picturale au numérique, puis du numérique interactif au numérique connectif pose diverses problématiques quand à l’évolution des fonctions artistiques. Nous devons réexaminer la posture du créateur dont la toute puissance est affaiblie par les voies multiples de l’interactivité et l’affirmation de la participation croissante du public : l’artiste n’est-il pas dépouillé progressivement de ses pouvoirs démiurgiques ? l’acte de création ne devient-il pas accessible au public le plus large ? est-ce l’avènement de l’ère de l’art par tous ? Ceci conduit à poser la question plus large de la place de la création dans la société dite de l’information caractérisée par le foisonnement et le flux. Quelles sont maintenant les voies de la distinction artistique ?

    2.1 L’artiste dilué
    La figure du peintre est l’héritière la plus emblématique de l’émergence de la condition artistique à la fin du Moyen-Age et au début de la Renaissance, époque à laquelle apparaît l’artiste qui se distingue de l’artisan par son génie créatif et ses pouvoirs d’invention et d’expressivité. Michel-Ange peint « avec son esprit et non pas avec ses mains » (Jimenez, 1997 : 39). Cette sacralisation n’ a cessé de s’affirmer au cours des siècle suivants, puis s’est trouvée renouvelée par les mouvements avant-gardistes successifs au XXème siècle qui assignent à l’artiste le rôle d’éclaireur du futur.

    Mais depuis plus d’un siècle le prestige tiré par l’artiste de sa maîtrise technique associée à son talent expressif s’étiole lentement. Marcel Duchamp et ses ready-made, puis les mouvements conceptuels, ont décrédibilisé le critère de l’ingéniosité technique. L’idée de l’œuvre suffit désormais à faire un artiste.

    Les industries culturelles ont organisé la reproduction massive des œuvres : l’objet d’art n’est plus une exception dans un monde dominé par la nature mais peut se voir intégré dans la banalité du quotidien. En même temps que l’œuvre perd son unicité, elle perd sa valeur « cultuelle » (Benjamin, 1939).

    Avec le cinéma, puis l’art cinétique, l’objet d’art est devenu mobile et multiple. Il ne vise plus à mobiliser l’attention contemplative. Il peut être changeant avec l’art processuel. Sa description devient plus complexe. Sa réception de ce fait est moins universelle et plus propice à l’idiosyncrasie.

    Enfin, du dadaïsme à Fluxus, le public est invité à participer à l’œuvre, il peut faire l’œuvre ou même devenir l’œuvre, la rendant totalement imprévisible et incontrôlable par son auteur et opposant le collectif anonyme au génie personnel. Le temps réel et l’éphémère en sont le corollaire qui s’expriment dans des happening ou des performances et s’opposent à l’éternité convoitée de l’œuvre muséifiable.
    Ces tendances lourdes du siècle précédent s’opposent au modèle pictural classique qui repose sur un objet unique, stable et signé par son auteur démiurge. L’outil numérique arrive après toutes ces révolutions artistiques et s’inscrit en grand exécutant des rêves qui l’ont précédé.

    Le processus qui a caractérisé l’évolution de pigpix, des Explorations à Recréation, témoigne de l’évolution dans le mode d’appropriation artistique des outils numériques que nous divisons en deux périodes : la période interactive et la période connective.

    La période interactive caractérise l’art numérique de ses débuts aux années 1990. C’est la découverte de l’alliance de l’image numérisée et de la programmation informatique. L’œuvre proposée n’est plus un spectacle linéaire tel le film cinématographique, mais un outil. Son public n’est plus un simple spectateur, mais plutôt un utilisateur ou un « spectacteur » ainsi que le qualifie Jean-Louis Weissberg (1999).
    Dès lors l’œuvre interactive devenue multiple perd son unité et sa monumentalité : il est probable qu’aucun spectacteur ne voit jamais la totalité de l’œuvre mais seulement des fragments, il est probable que deux spectacteurs ne voient pas la même œuvre, il est même possible qu’un même spectacteur ne revoie jamais la même œuvre, celle-ci n’étant qu’un « transitoire observable » pour reprendre le concept de Philippe Bootz (2007).

    Le créateur perd alors de son assurance, l’universalité de son message se brise, son pouvoir se confronte à celui du visiteur, dont certains prétendent même qu’il pourrait par son activité devenir co-auteur, voire auteur (Lévy, 1997).

    La période interactive qui a connu d’intenses débats sur « l’écriture multimédia » et s’est concrétisée par l’édition d’œuvres sur supports (CD-ROM) laisse place à l’ère connective caractérisée par la généralisation d’Internet et pose de nouveaux enjeux créatifs. Le nouveau régime tend progressivement à indifférencier l’activité locale de la machine de celle du réseau. Au dialogue autarcique homme / machine il substitue la multiplicité des connexions et favorise les échanges collectifs en temps réel. Il s’inscrit ainsi dans une dynamique participative qui devient progressivement la norme.
    Ainsi s’impose à l’artiste un dialogue et un partage de son effort créatif avec le public, celui-ci pouvant devenir le seul objet de l’œuvre. Le schéma classique de la communication artistique – émission (auteur créateur) / réception (public) – est remis en question dans un bain de création collective rendu possible par les potentialités du média / médium Internet, média en tant qu’outil de lien social, médium en tant que fournisseur de nouveaux outils techniques de création artistique.

    Avec Recréation, nous entrons dans cette dynamique connective basée sur le collectif et le processuel. L’essentiel ne tient plus forcément dans les objets que l’on créé, mais dans la dynamique collective générée autour de l’activité proposée. Le partage et l’échange deviennent les modalités d’un lien communautaire, s’opposant à l’ancien modèle de l’artiste surplombant.

    Au lieu de l’œuvre livrée à la contemplation du public, il y a ici un dispositif se présentant sous forme d’un espace créatif ouvert à la participation. Le public est invité à générer de nouvelles expositions composées des multiples déformations de l’œuvre originelle et d’un nouvel assemblage de ses fragments. Chacun participe à l’émergence de l’œuvre, peut la renouveler ou la réorienter. Celle-ci est évolutive, changeante et perpétuellement inachevée. Ses manifestations ne résident plus dans un résultat mais dans les multiples témoignages de son processus créatif.

    Avec la création numérique la participativité devient donc la clé du fonctionnement artistique, au détriment de la singularité de l’artiste isolé dans son génie mystérieux. Dans ces conditions, le public ne devient-il pas le nouveau détenteur de la fonction artistique ?

    2.2  Le spectateur créateur, mythe consumériste ?
    C’est effectivement la perspective qui semble ouverte : l’accès du plus grand nombre à la création, chacun pouvant aujourd’hui disposer d’outils autrefois réservés à des spécialistes. Les logiciels de traitement du son, de l’image ou de montage vidéo, associés à la disponibilité d’appareils performants et peu onéreux (appareils photos numériques, caméscopes) semblent permettre un accès aisé à la création que les fabricants de logiciels et matériels multimédias ont tout intérêt à encourager, ceci étant illustré par le slogan de Sony : « Go create ! »

    Ainsi l’acte créatif, autrefois réservé à une élite, pourrait être un nouveau pouvoir conquis par les masses dans une société ou arts et loisirs se mélangent pour permettre l’expression de chacun. On peut y voir la réalisation d’une société idéale rêvée par les utopistes du XIXème siècle, y compris Karl Marx pour qui, dans la société qui aura aboli la propriété privée des moyens de production, « tout le monde sera alors artiste » (cité par Chalumeau, 2003 : 86).

    Le rapport à l’œuvre d’art est ainsi profondément changé en une ultime étape de décultualisation. L’objet que nous qualifions aujourd’hui d’art fut d’abord vénéré en tant que divinité (idôlatrie). Il fut ensuite considéré comme voie de passage vers le divin (l’icône), supposant toujours le culte su spectateur. Ce culte se décala ensuite vers la personnalité de son auteur crédité d’un don exceptionnel, d’ordre divin. Le régime cultuel serait enfin caduc aujourd’hui puisque l’objet d’art pourrait émaner de tous, permettant la réconciliation de l’art et de la vie en opposition à la consécration muséale, autre thème développé par des penseurs utopistes ou anarchistes tels que Kropotkine (1892).

    La perspective de l’émancipation de tous avec la capacité offerte par la technologie à chacun de « faire soi-même » est aujourd’hui affirmée par Pierre Lévy : « l’évolution contemporaine de l’informatique constitue une étonnante réalisation de l’objectif marxien d’appropriation des moyens de production par les producteurs eux-mêmes » (Lévy, 1997). Cette vision optimiste paraît donc voir dans l’actuelle société de consommation alliée aux progrès technologiques de l’électronique la réalisation d’un idéal qui en paraissait pourtant bien éloigné.

    A cet optimisme technologique on peut ajouter les effets des courants participatifs dans l’art : la potentialité de l’objet d’art se transfèrerait aujourd’hui en chacun de nous, cet objet n’étant plus objet de vénération mais de communication sociale.

    Si l’on examine plus précisément les conditions actuelles de production de la création numérique nous sommes conduits à soulever des objections à cette vision optimiste, qui, si elle peut s’appliquer aux objets de loisirs proposés par le système marchand ne peut s’appliquer au paradigme artistique.

    Nous savons aujourd’hui que deux composantes peuvent entrer dans la réalisation d’une œuvre d’art : la maîtrise d’une technique et celle d’un concept. Sur le premier aspect les technologies numériques nous confrontent à des enjeux inédits. Alors que jusqu’au XXème siècle les technologies étaient relativement stables dans le temps, les modalités d’évolution de l’électronique, stigmatisées par la « loi » de Gordon Moore , opposent à l’artiste leur évolution frénétique et permanente. Le temps de la création est de plus en décalé du temps technologique.

    Les technologies et les outils numériques se succédent à un rythme très rapide dans le sens d’une complexification croissante. Dans les années 1980, à une époque pionnière de la micro-informatique de nombreux logiciels sont apparus dans l’esprit de « démocratiser » la création interactive, d’en ouvrir l’accès aux artistes et non aux seuls informaticiens. Les « logiciels auteurs », dotés d’une interface graphique et d’un langage de programmation simple, de type verbal , devaient permettre à des non programmeurs de se lancer dans la création d’applications multimédias.

    Après de nombreuses évolutions et l’arrivée d’Internet cette ambition d’élargir l’accès de la créativité à tous est devenue obsolète. La notion de « logicel auteur » a disparu et les applications de plus en plus complexes nécessitent une spécialisation accrue du fait de l’accroissement des difficultés à résoudre : contraintes posées par les systèmes de sécurité, gestion des communications en temps réel, fonctionnalités nouvelles, questions de compatibilité, diversifications des types de flux et transactions…

    Aussi les outils facilitants du multimédia vantés par le système marchand ne sont-ils le plus souvent que de pauvres gadgets destinés d’abord à du loisir familial et n’offrent pas la réelle maîtrise et liberté indispensables à un processus ouvert de création. Limités, ils proposent des effets standardisés et cachent les processus réels complexes. La vraie création ne peut se faire dans la facilité, elle nécessite une lutte avec la matière et cette lutte est particulièrement exigeante dans le numérique, science et technique, qui nécessite, avant le développement d’un savoir-faire, un apprentissage scientifique.

    L’aspect conceptuel de la création pose d’autres questionnements. La maîtrise conceptuelle peut se passer de la réalisation ou confier la réalisation à des spécialistes de la technique. Développer une réflexion sur l’univers numérique ne nécessite pas forcément d’en maîtriser les outils mais exige la compréhension de ses mécanismes. Mais il n’existe pas d’outils facilitant pour stimuler la réflexion. A l’inverse il apparaît plutôt que les outils dits « conviviaux » ont plutôt tendance à cacher la réalité de leur logique profonde et que les programmes immersifs ont tendance à noyer leurs utilisateurs plutôt qu’à leur ménager le recul nécessaire à la pensée.

    Pour toutes ces raisons nous pensons que la fonction artistique, pour autant qu’on lui associe des critères de maîtrise technique ou d’originalité conceptuelle, n’est pas facilitée dans ou par l’art numérique. Les possibilités créatives offertes au plus large public avec l’attrait de la facilité d’accès sont orientées vers une création cadrée par les limites d’un dispositif, que ce soit dans le cadre des outils largement diffusés ou dans Recréation notre réalisation présentée ici. Le spectateur a une injonction d’activité mais reste sous étroit contrôle. Il ne pourrait acquérir un véritable pouvoir créatif qu’en subvertissant le dispositif proposé. Ce pouvoir subversif pourrait émerger non dans la soumission à ces dispositifs fermés mais dans des pratiques imprévues.

    2.3 La question de la distinction artistique
    Erosion de la fonction auctoriale, participation du public illusoire, comment imaginer le devenir de la création artistique avec et par le numérique ?
    La logique connective engendre un nouveau rapport à l’information, caractérisé par l’abondance et le flux permanent. Si l’accès à l’information devient aisé pour tous depuis son domicile, Il devient tout aussi facile de s’exprimer, de s’auto éditer ou de s’auto produire sur le net. Ceci ne garantit pourtant aucunement une visibilité ou influence.

    Qui décide de l’attribution du label d’artiste ou de la nature artistique d’une œuvre sur le web ? La reconnaissance traditionnelle dans l’art passe par des institutions légitimantes et des lieux dédiés. L’accès à ces lieux passe par une sélection qui est censée agir comme un filtre pour réserver l’exposition aux œuvres de meilleure qualité. Pour la peinture la galerie est la première étape, le musée ou le Centre d’art sont les lieux de consécration.

    Internet, à la fois médium et lieu d’exposition, mélange indistinctement tous les contenus sur un même niveau, la seule légitimation étant le classement des moteurs de recherche. Celui-ci est lié à la mesure de flux et non à des critères qualitatifs quant-aux contenus. La notion même de contenus qui mélange dans l’indistinction toutes sortes d’informations, qu’elles soient de nature commerciale, institutionnelle ou artistique, la disparition des étiquetages, des frontières et des références, produisent une bouillie culturelle au sein de laquelle la discrimination devient difficile.

    Mais cette indistinction artistique n’est pas une création de l’Internet, elle fait partie d’abord de l’évolution de la nature des œuvres d’art et de leur perception dans le monde contemporain. Le rôle de l’artiste en tant qu’éclaireur de son époque et de l’œuvre en tant que référence tendent à s’amenuiser : les critères esthétiques se multiplient et s’individualisent, la diversité est mise en avant. Yves Michaud (2003) évoque un art « à l’état gazeux ». Dans ce nouveau régime l’expérience remplace l’œuvre-objet. La multiplicité des expériences esthétiques, au travers du tourisme, des loisirs ou de la publicité, se substitue au recueillement et à la contemplation. « Le monde l’art ritualisé, sacralisé, cramponné à sa précieuse rareté théâtrale, se vide peu non seulement d’œuvres, mais de participants. (…) Au-dehors, joyeusement et inconsciemment, tout le monde est artiste et baigne dans l’art » (Michaud, 2003 : 55). Dans ces conditions « l’artiste n’est ni un guide, ni un éclaireur, mais un médiateur » (Michaud, 2003 : 98).

    Ainsi ces phénomènes de dissolution que nous évoquons n’abolissent pas les fonctions (artiste / public) mais les redéfinissent. Si la déspécification informationnelle est en marche on n’assiste pas pour autant une déspécialisation dans la répartition des tâches et des fonctions sociales. L’art numérique, nous l’avons montré, demande des compétences techniques de plus en plus spécialisées et évolutives.
    L’artiste n’est plus absolu démiurge, il perd en glorification potentielle. Sa fonction est plus modeste, plus sujette à l’anonymat. Il est un opérateur qui doit compter avec la force sociale du réseau qui lui-même devient force créatrice, ainsi que l’évoque Mario Costa : « l’Internet constitue actuellement un hyper-sujet technologique où toute subjectivité individuelle ne « surfe » pas tant qu’elle se « noie » et se dissout. » (Costa, 2003 : 60).

    Conclusion
    De la peinture pigmentaire à la création numérique le saut est donc bien plus que technologique, s’accompagnant de remises en question fondamentales dans la culture et la civilisation. Les modèles de la création en place depuis des siècles sont ébranlés et les positions établies bousculées.

    La conjonction des évolutions socio historique et technologiques entraîne un mouvement de démocratisation consommatoire et de désacralisation des anciens totems artistiques. L’œuvre à expérimenter se substitue à l’œuvre à contempler. L’artiste n’est plus donneur de leçons mais un simple pourvoyeur de distractions parmi d’autres.

    Mais paradoxalement, alors que beaucoup d’artistes de l’art contemporain semblent dépérir dans la production d’œuvres « infra-minces » (Baqué, 2004) avec des réalisations minimales illustrant des concepts inconsistants, l’artiste numérique se voit valorisé par sa maîtrise de techniques complexes, et en cela il n’est pas si loin de la figure du peintre.

    La compréhension des technologies et de leurs enjeux ouvre de nouveaux territoires créatifs. La matière numérique, particulièrement exigeante, n’offre au grand public que des usages banalisés et conformistes. Il y a donc tout lieu de penser que les passeurs que nous avons évoqués peuvent être plus que des amuseurs, mais d’indispensables défricheurs, semeurs de points d’interrogation dans les certitudes de l’univers techno-scientifique.


    Communication Scientifique Ludovia 2008 par Michel LAVIGNE (Extraits)
    Maître de Conférences Université Paul Sabatier – Toulouse III
    LARA (Laboratoire de Recherche en Audiovisuel) – Université Toulouse II le Mirail

  • Consommer pour créer, créer en consommant : la consocréation

    La consocréation, contraction que nous avions déjà proposée il y a dix ans lors d’un congrès organisé par l’opérateur historique de téléphonie français (GOBERT, 2000), désigne un ensemble de comportements dont le développement a été favorisé par la massification des technologies de l’innovation. Aussi, dans un premier temps sera évoqué le contexte de l’étude ainsi que des positionnements liés aux théories de l’imaginaire, avant d’aborder un travail d’enquête conduit auprès de 245 sujets et des observations systématiques in situ. Ce travail participe de la construction d’un objet théorique destiné à répondre de ces phénomènes où consommation et création sont indissociables et que nous décrivons comme consocréatifs.

    1.    CONTEXTES ET POSITIONNEMENTS
    1.1        Contextes : une décennie d’observation

    Cette intervention fait suite, à presque dix ans d’intervalle, à une allocution prononcée lors « des Journées de la Net Compagnie » en mars 2000. L’objet de ce congrès était de faire partager la créativité du groupe France Télécom, hors des cénacles restreints de la R & D et des initiatives locales, afin de mutualiser les bonnes pratiques tout en fédérant une dynamique institutionnelle autour du plan média « bienvenue dans la vie.com ». Pour quelques-uns, il s’agissait de réunir dans un contexte porteur des chercheurs intéressés par l’observation des conduites et l’anticipation des usages futurs du web. Il faut se rappeler le manque de lisibilité lié au foisonnement des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) régionaux tels que « Pacwan » à Aix-en-Provence, qui concurrençaient les structures établies comme Club Internet, AOL, etc. Le déroulement du processus semblait pourtant déjà s’apparenter à celui de la mutation précédente des radios libres : au sentiment de liberté et d’entreprendre succédait la nécessité de consolider des positions établies par des concentrations successives. Il en résulte la scène numérique actuelle, où l’initiative laissée aux nouveaux entrants ne concerne plus la gestion des accès aux réseaux, mais l’invention des nouvelles pratiques de consommation.

    Deux profils émergeaient, avec d’une part des utilisateurs en demande de machines simples, rapides à mettre en œuvre et aux fonctionnalités limitées (1) et d’autre part des sujets intéressés par des produits polyvalents facilitant le transfert à domicile de moyens « professionnels » dans les domaines de l’édition, de la création vidéographique et de l’interactivité (2). Les « bureauticiens », utilisateurs des fonctions d’édition avancées de traitements de textes, sans pour autant exploiter des applications comme Quark Xpress, étaient simultanément désireux de bénéficier de toujours davantage d’autonomie et d’une meilleure gestion de leurs budgets temps, nécessaires à l’apprentissage des fonctions justement porteuses de cette autonomie fortement liée à la possession et la maîtrise de l’outil.

    Nous avions proposé de rapprocher les pratiques des créateurs adeptes de machines polyvalentes et complexes avec celles des futurs usagers, qui sans exprimer de véritables attentes les révélaient par leurs comportements avec d’autres supports comme les consoles de jeux, les Minitels et le multimédia. Les publics experts étaient en demande d’interfaces simples, comme celles que mettra en œuvre Google, alors que les néophytes voyaient dans l’Internet un nouveau média de masse, proposant des contenus porteurs de cheminements et d’indications de consultation. L’étude avait révélé que les publics en demande de situations nouvelles de consommation étaient plutôt néophytes en informatique ou centrés sur des usages répétitifs, alors que les créateurs de contenus, y compris de « simples » textes, développaient rapidement une expertise pour les produits nouveaux. Cela nous avait conduits à décrire un profil de « débutant expert », par ailleurs qualifié « d’apprenant expert » (Bigot, 2005, p. 5) où les expériences périphériques favorisent l’anticipation et l’adaptation à des apprentissages nouveaux.

    Nos observations in situ établissaient l’existence répandue dans l’imaginaire d’un rapprochement entre possession et maîtrise lorsqu’il s’agit de technologies. La propriété engendre la proximité de l’outil qui à son tour en favoriserait l’apprentissage. La disponibilité seule peut déjà créer une illusion de compétence (Gobert, 2000, p. 7). Ces éléments pourraient être rapprochés de la notion d’illusion de contrôle développée par Gabriel Moser décrivant l’un des moyens d’acceptation des stress urbains comme l’entretien de la possibilité de partir à la campagne (Moser, 1992). Ici, il s’agirait plutôt d’acquérir l’outil pour nourrir comme illusion de contrôle l’existence de capacités personnelles de réalisation : si le besoin de créer apparaît, la possession du matériel en donnera les moyens ; il n’y aura plus qu’à apprendre à l’utiliser. Le premier caractère de la virtualité s’exprime ici au sens de Rousseau qui lui conférait d’abord de la potentialité et non pas de la probabilité (Littré, 1872).

    La mercatique laisse en effet accroire qu’utiliser des logiciels est devenu si simple qu’il n’est plus utile (et peu respectueux de l’environnement) d’en imprimer les modes d’emploi. Elle entrouvre ainsi la porte sur cette dimension allusive de la consommation qu’est le rapprochement fonctionnel de l’avoir et de l’être. Posséder l’outil, c’est être en capacité de l’utiliser, donc de créer, d’être soi en se révélant par des actes. D’un autre coté, cela implique de choisir l’objet le mieux adapté à la satisfaction des besoins immédiats tout en anticipant ses évolutions futures. À moins de fabriquer soi-même ses instruments dans une dynamique artisanale, ce que l’informatique permet avec, par exemple, les bases de données, il est toujours possible de tenter de participer de l’évolution du développement des outils en informant les concepteurs des améliorations souhaitées. Deux dynamiques inverses agrègent la consommation et la création : celle de participer de la conception des produits de consommation et celle de l’utilisation de ces produits à des fins de création.

    Les pratiques et les usages sont alors susceptibles d’être décrits non pas sous l’angle de la consommation ou de la création, mais par une association des deux termes formant un oxymore : « consocréation ». Cette figure de style a pour objet de rapprocher deux contraires pour en augmenter la portée comme dans « réalité virtuelle ». Nous rappelons l’ébauche de définition proposée par le doctorant qu’était l’auteur en 2000 : « la consocréation est d’une part l’obligation ou l’incitation forte faite aux créateurs de consommer des outils ou des contenus pour réaliser des productions personnelles ou collectives et d’autre part l’incitation créative associée à chaque acte de consommation. Elle est de nature sociale dans sa contrainte adaptative aux normes qui imposent de consommer pour créer, et communautaire lorsque les consommateurs sont conduits à tenter de participer du processus de création de ces outils et de ces contenus en émettant leurs désirs et leur expérience auprès des concepteurs. » (Gobert, 2000, p. 3).

    Cette définition est critiquable car elle n’intègre pas de réflexion approfondie sur les statuts de l’acteur, de la co-action et surtout de la co-création. Des approches théoriques sont écartées alors qu’un traitement par les pratiques et usages de médiation aurait apporté des éclairages fort utiles. Le choix de registres économiques et sociologiques situe un rattachement institutionnel et des logiques de recherche-action gouvernées par le contrat qui liait le chercheur à son commanditaire. Toutefois, les pistes tracées sont exploitables dans d’autres cadres interprétatifs de SHS et participe du débat en apportant un regard original de sciences humaines.

    1.2        Positionnements
    Le passage de la technique à la technologie (Ellul, 1990), c’est-à-dire le transfert de créations communautaires dans l’espace social et donc leur insertion dans les pratiques et les usages, s’accompagne d’une émergence de représentations collectives. Ces représentations sont nourries d’histoires événementielles porteuses de valeurs fortes transmises par des mécanismes qui relèvent de logiques de perpétuation communautaire (Gobert 2007) comme la liberté sur Internet, l’accès aisé aux savoirs ou encore la capacité personnelle de réalisation professionnelle avec son ordinateur domestique. Deux éléments stigmatisent ces positions : d’une part la polyvalence de l’outil informatique ainsi que son adaptation aux desiderata de chacun, et d’autre part l’accompagnement, voire l’assistance par la machine, dans la quête d’une autonomie de la connaissance (Varela, 1989) pour exploiter les applications, modifier ou créer des documents. Do it yourself, « faire avec peu de moyens », thématique de ce nouvel opus du colloque Ludovia, est proche du centre du noyau central des représentations et participe des mythèmes structurant l’imaginaire technicien (Durand, 1996). Cet imaginaire concerne l’ensemble des technologies, de l’automobile (Monneyron, Thomas, 2006) à l’aviation (Marck, 2006) et traverse selon des modalités variables toute la société.

    L’expression « Do it yourself » est plus commune chez les anglophones que dans l’espace social français qui la confond parfois avec help yourself. Seuls les milieux professionnels et les communautés d’objets rapprochées par des pratiques instrumentales et des cultures interprétant ces pratiques, qui installent dans leurs échanges des habitus linguae émaillant leurs contenus discursifs de termes d’origine étrangère, l’emploient régulièrement. Dans les milieux du développement de produits numériques et des joueurs, elle n’en constitue pas moins un paradoxe car le « peu de moyens » qu’elle décrit, appliqué à l’informatique, signe une perception volontairement minimaliste de configurations onéreuses aux capacités et à la polyvalence considérables. Il est vrai qu’il y manque toujours quelque chose et que sitôt acheté, le matériel peut être comparé à des produits plus performants. Il semblerait que ce « peu » valorise la dimension personnelle de l’utilisateur qui parvient à déjouer les embûches liées au défaut relatif de moyens et de formation, pour réaliser, parfois avec des variantes, un objectif élevé. Do it yourself, rapproché des premiers et quatrièmes pronoms personnels, est un facteur identitaire, une marque de reconnaissance dans une culture normée par les bornes matérielles de la créativité. Il est concomitant d’un imaginaire collectif faisant de l’astuce personnelle et des « débuts dans un garage » un élément fort de la capacité à se réaliser par soi-même.

    Les pratiques et les usages de médiation des technologies signent des dynamiques d’individuation collective (Simondon, 1989) où chacun dispose de la potentialité de concrétiser des productions et même des créations personnelles. L’informatisation de la société (Baquiast, 1998) juxtapose ainsi différents niveaux de réalisation par la possibilité donnée aux citoyens de consommer des outils numériques et d’en apprendre le fonctionnement, notamment au cours de la scolarité. Cette généralisation n’aurait pu être possible sans d’une part, l’intégration des produits multimédia, vidéo, télévision, téléphonie, et d’autre part, sans des actions au niveau de l’Etat relayées par des politiques publiques incitant à l’actualisation massive de processus décisionnels d’achat. En outre, l’évolution des interfaces, en apportant de la simplicité et de la convivialité, a largement favorisé l’engouement général. L’un des questionnements que pose cette évolution est la confusion possible entre les termes personnel et personnalisé, le premier qualifiant un comportement individuel et le second un choix de paramétrage d’interface comme son apparence.

    Tout se passe comme si ce point de vocabulaire résumait à lui seul nombre de confusions entretenues et débordant du cadre de la sémantique pour amalgamer des pratiques jugées inopportunes comme le copier/coller illicite avec la production personnelle. En effet, qu’en est-il de ces interfaces personnalisables qui, inspirées par l’évolution des systèmes d’exploitation proposent désormais de « créer son blog » ou « son site » avec les applicatifs Iweb, Emonsite ou tant d’autres ? Un habillage préprogrammé y est mis à la disposition de l’utilisateur pour lui épargner les contraintes techniques. Dans des espaces et des champs dédiés, il est invité à substituer aux images et aux textes de démonstration ses propres contenus, réalisés avec les moyens les plus divers comme la fonction photo d’un téléphone mobile. Au final, la terminologie employée par l’interface dans les fenêtres de dialogue qualifie le rendu final de production « personnelle », alors qu’elle serait plutôt personnalisée.

    Qu’en est-il de cette production ? Un regard attentif est porté sur la nature et les méthodes de conception, de réalisation, de destination. La multiplication des « assistants » où l’interface préenregistrée influe sur la construction d’une illusion de création individuelle tout en faisant l’économie d’un investissement en conception graphique et en code, engendre la consommation d’un « contenu de contenant ». L’on exploite un organon, un outil organisateur et modérateur, pour non plus créer, ce qui caractérise éventuellement les images, vidéographies ou textes insérés dans ces « moules », mais pour consocréer. En outre, le temps de la production personnelle s’organise par l’insertion de « récréations » matérialisées par l’audition de musiques (généralement en synchronie), la consultation de vidéographies et d’Internet.

    Les outils de création accompagnée constituent ainsi une balise sur le continuum logique qui va de l’autonomie du sujet jusqu’à la dépendance. Ces outils, qui organisent le savoir et les séquences de production sont d’autant moins neutres qu’ils sont chargés d’idéologie par les équipes qui les conçoivent et par leurs contenus « libres de droits ». Lorsqu’il ne s’agissait que d’exploiter les cliparts de Microsoft Word, personne ne s’y trompait. Mais la qualité des modèles est désormais bien meilleure, et la tentation est grande de recourir aux éléments fournis avec les logiciels pour bâtir des structures graphiques avec des « thèmes » comme ceux d’Apple keynote. Cette forme d’assistance dépasse le cadre de l’accompagnement didactique des tutoriaux et entretient le rapprochement entre création et consommation. Elle redessine le champ des usages et encadre une perception d’autonomie par la capacité à produire, bien que ce soit dans les limites de la version du logiciel.

    À chaque nouvelle mouture correspondent de nouveaux modèles, de nouveaux thèmes, de nouveaux masques. L’industrie des synthétiseurs de musique avait initié cette pratique dès les années 1990 : chaque version d’un clavier proposait des banques de sons inédites auxquelles « s’abonnaient » littéralement les instrumentistes en achetant régulièrement le dernier modèle. En irait-il de même pour les thèmes décrits précédemment ? Nous testerons dans une étude ultérieure l’influence de leurs mises à jour lors des renouvellements de logiciels. De même, il n’y a qu’un pas de l’utilisation de contenants à celui de contenus, et force est de questionner l’émergence de conduites très répandues comme les copier/coller, partiel, agrégeant ou granulaire.

    À l’inverse, pour les concepteurs d’outils, un retour est nécessaire pour produire les supports attendus par le public. Alex Muchielli parlait de marketing tribal pour identifier les méthodes de rapprochement entre demande de consommation, distribution et production liées à un segment particulier de marché (Muchielli, 1999). Nous pourrions aussi évoquer les mercatiques communautaires et sociétales, dont l’analyse de la demande prend en compte la dimension interprétative d’une communauté, par exemple celle des développeurs, et d’une société, lorsqu’une technologie est attendue par un groupe plus élargi. Les milieux informatiques utilisent depuis toujours les retours d’information de la clientèle et les appels de service après vente dits « hotline » pour pointer les imperfections techniques et en établir une traçabilité.

    Rapidement, les hotlines ont reçu pour mission d’identifier la durée pendant laquelle des imperfections aisément corrigibles étaient acceptables de manière à constituer une réserve d’évolutions futures à présenter comme autant d’innovations. Les destinataires experts de ces politiques de distribution se sont adaptés en créant d’abord des groupes de discussion, puis des communautés plus structurées avec des doubles associatifs dans la vie réelle. L’avènement des outils numériques dans l’espace social a apporté avec eux une part des pratiques qui lui sont associées, comme l’engagement de certains clients de participer à l’élaboration des produits. Ce qu’ils ne sont pas en état de créer par eux-mêmes, ces clients vont tenter de le faire réaliser par les concepteurs des outils qu’ils consomment. La pratique s’étend et un petit gisement de sites spécialisés apparaît. Des internautes mettent en ligne des pages personnelles dans lesquelles ils décrivent comme « citoyenne » la participation à l’évolution des produits pour « donner du sens à la consommation » (Perchat, 2006). Le regard par la consocréation, qui postule de fortes capacités d’adaptation aux contextes et d’exploitation des contenus, implique une démarche qualitative. Il ouvre un nouveau champ qui favorisera le questionnement de l’alliance naturelle entre consommation et création.

    2.    ETUDE ET OBSERVATIONS
    2.1        Modalités

    Au cours de la première partie, nous avons évoqué le caractère opportuniste conféré par les fonctionnalités des ordinateurs à des utilisateurs toujours davantage familiarisés avec les machines numériques et les écrans. La proportion la plus importante est en demande d’initiatives et d’idées de consommation (1) alors qu’une autre recherche des moyens de production de contenus et d’outils facteurs d’autonomie (2), et qu’enfin, une frange manifeste sa volonté de participer aux processus d’élaboration et d’évolution des produits (3). Ces catégories ne sont pas étanches et les mêmes individus, selon le moment, évoluent de l’une à l’autre de manière synchrone ou asynchrone en fonction de leur activité ou même d’en privilégier une dans un temps donné de leur existence.

    Ces éléments ont été travaillés lors d’une enquête psychosociologique administrée par questionnaires en 2007 et 2008 sur un terrain empirique à l’IUT de Perpignan. Une passation avait été réalisée dans un autre établissement, un an auparavant, à l’IUT de Provence, site de Digne-les-Bains. Les résultats avaient été exploités comme préliminaires de recherche et anticipaient les travaux présentés ici. La population est constituée de 245 étudiants âgés de 17 à 22 ans. L’effectif présente une forte disparité entre hommes (64) et femmes (181), qui sont trois fois plus nombreuses que leurs homologues masculins. Il eut été possible d’équilibrer l’échantillon en retirant le nombre de sujets féminins nécessaires et donc n’en conserver que 64. Nous pourrions également configurer une parité entre scientifiques et littéraires à 81 individus. Dans les deux cas, une perte importante de données en résulterait et de plus, l’échantillon ne serait plus représentatif alors qu’il s’inscrit dans une logique de genre et de milieu puisque davantage de femmes et de littéraires peuplent les universités.
    •    Sexe : (Femmes : 181, Hommes : 64)
    •    Filière : (Scientifiques : 81, Littéraires : 164)

    Les étudiants, en premier cycle du supérieur, disposent d’une expérience bureautique inégale. Le fond théorique n’est pas maîtrisé, quoique les fonctionnalités les plus simples ou socialement les plus demandées soient connues : 26,2 % des sujets confondent le navigateur Internet Explorer avec Windows XP et 38,3 % n’ont jamais remarqué le suffixe renseignant le format d’un document. Ces jeunes gens, par ailleurs tout à fait capables d’obtenir d’excellents résultats dans des matières complexes, « font confiance » à l’explorateur pour retrouver les dossiers et les fichiers enregistrés automatiquement par les applications, mais n’en gèrent pas bien par eux-mêmes le rangement. Ils exploitent l’ordinateur surtout à des fins de bureautique, de liant social ou de jeu. Les étudiants savent chatter, parcourir un forum, n’ont pas peur de créer un blog, de transférer des photos, de chercher et trouver sur Internet des vidéos qu’ils ne parviennent pas toujours à visionner car un plugin fait défaut. Presque tous terminent « proprement » une session (99,1 % !) et s’insurgent quand d’aventure en fin de séance, ils n’en ont plus le temps. Cinq sujets disposent d’un Macintosh, dont un en filière scientifique (GCGP), et 17,2 % possèdent un ordinateur portable.

    Concernant l’appétence de l’ordinateur, 43,7 % émettent des opinions tranchées, entre résistance (6,3 %) et fort intérêt (37,4 %), alors que 57,4 % se déclarent neutres. Le différentiel de 0,1 % est dû à ceux et celles qui, aux questions appareillées, ont montré des variations. En outre, l’appréciation de la machine diffère en fonction de l’activité : tel qui se déclarait « allergique » chatte allègrement et rappelle que « ce n’est pas pareil » lorsqu’il est surpris par le référent pédagogique. Le médium, pour peu qu’il soit simple d’utilisation et aisé à mettre en œuvre, s’efface au profit de ses fonctionnalités. Les activités les plus en vogue pendant les pauses sont concentrées sur les sites Internet proposant d’une part de petits applicatifs en Java rappelant étrangement ces logiciels ludiques des années 1990 tournant sur Atari et Amiga, et d’autre part des jeux de culture générale en réseau dans la salle de TD et avec d’autres établissements. L’expression des ressentis ne correspond pas nécessairement aux observations pratiquées in situ. C’est pourquoi les résultats des questionnaires sont saisis dans une base de données File Maker Pro, puis exportés vers Modalisa et systématiquement rapprochés d’une démarche qualitative basée sur des observations in situ. La méthodologie propose ainsi un parcours mixte entre éléments quantitatifs, entretiens directifs et évaluations qualitatives des travaux.

    L’un des objectifs de l’étude était de participer d’un questionnement sur les pratiques de plagiat qui se sont multipliées avec l’aisance fonctionnelle du copier/coller de contenus diffusés sur Internet. Interpellant les équipes pédagogiques, le phénomène est d’autant plus sensible qu’il semble difficile à maîtriser. Il s’agissait, non pas de statuer sur des aspects éthiques ou moraux, mais de découvrir le ressenti des apprenants sur la notion de travail avec pour résultats attendus une opposition entre-temps individuel et temps contraint. L’hypothèse est vérifiée d’une évolution profonde des représentations collectives de l’activité chez les jeunes, considérée en premier lieu comme un investissement pris sur le loisir et appelant une compensation d’ordre matériel. La notion de projet n’apparaît (1,3 %) presque pas ; ce qui est mis en avant, c’est le ratio entre gain et production dans l’enceinte universitaire. Le noyau central de la représentation englobe des items différentiés issus de la vie étudiante et des mythèmes professionnels.

    Le plagiat, ou plutôt le copié/collé, n’est pas considéré sous son aspect normatif, et cela y compris dans les filières juridiques, mais comme une astuce visant à améliorer le ratio précédemment évoqué. À l’oral, quelques rares sujets expriment un bémol : « vous cherchez à nous faire culpabiliser », même si ce n’est écrit dans aucun questionnaire. Le sentiment prédominant n’est pas celui d’une quelconque activité de piratage, bien que l’on ait conscience de ses actes. La priorité est donnée à l’optimisation de la gestion du travail en fonction des impératifs liés au contexte, à l’attente de l’institution et à son pouvoir de coercition. Il s’agit donc d’abord d’une réponse adaptative aux exigences du milieu (universitaire) et aux moyens (informatiques) qui sont systématiquement interprétés sous un aspect quantitatif. Le copier/coller, que nous avons présenté comme une continuation logique de la consommation de modèles personnalisables et de contenus libres de droits, pourrait-il être perçu comme une méthode, certes critiquable, mais une stratégie tout de même, d’adaptation à la norme ?

    2.2        Consocréation

    Le rapprochement des éléments de l’étude avec le corpus d’entretiens dévoile une forte complexité des rapports entre consommation et création. L’attribution des pratiques nouvelles à l’aisance fonctionnelle des ordinateurs n’est pas suffisante et doit être repensée. Certes, les opportunités sont saisies, mais elles ne font que se substituer aux usages antérieurs : le copier/coller n’est pas né avec l’ordinateur. Par exemple, une partie de l’étude montre clairement que les rendus sur support papier écrits à la main, sans Internet, contiennent des éléments empruntés, même s’ils s’inscrivent différemment dans les productions personnelles où ils sont notablement plus courts (Gobert, 2008 b). Il est toutefois possible d’objecter à cette interprétation que c’est l’habitude contractée avec les machines numériques qui influence les méthodes de travail sur supports analogiques.

    Le programme pédagogique du premier semestre invite les étudiants à découvrir la fabrication d’un site web. Au début sont abordés les fondamentaux comme la structure, les règles de nommage des fichiers, la colorimétrie sous Gimp et Adobe Photoshop Elements, etc. Ensuite, par groupes de 2 à 4, les apprenants ont pour mission de créer un site Internet. La thématique est laissée libre, exception faite de l’obligation d’insérer les CV et lettres de motivation des auteurs. Les sujets (libres) les plus divers sont traités. Certains intègrent une stratégie liée aux projets tuteurés et d’autres sont totalement déconnectés de la réalité universitaire. Enfin, bien que les enseignements aient proposé une sensibilisation à des éditeurs de sites comme NVU et Macromédia Dreamweaver 2, il est établi qu’au final, c’est le résultat qui sert de base à l’évaluation, quelles que soient les modalités de réalisation. Une grille de notation est fournie par avance qui comporte trois familles de critères : qualité de la structure (plan), qualité stylistique et graphique, richesse des contenus. Certes les résultats relèvent de notations chiffrées toujours discutables, mais elles permettent de dégager des éléments de lisibilité.

    Les évaluations montrent sans équivoque l’existence de stratégies des étudiants en fonction des résultats obtenus dans les autres disciplines. Lorsque l’informatique doit « remonter » la moyenne générale (41,3 %), les rendus comportent un travail graphique important avec calques et une volonté d’employer les outils « difficiles ». Inversement, l’absence d’une telle nécessité (27,1 %) se manifeste par la remise d’un produit de type blog créé en ligne avec un assistant et des photos récupérées sur le Net. D’autres (31, 6 %) choisissent la voie médiane en exploitant des contenus personnels avec un applicatif tel qu’Iweb. Il est tout à fait possible de réaliser un blog répondant aux attentes pédagogiques. Les sujets manifestent pourtant des doutes car ils n’ont pas le sentiment de travailler et éprouvent des difficultés à associer la simplicité de ces interfaces avec la complexité d’un travail en profondeur sur les images qu’ils pourront y insérer. Cet aspect est particulièrement sensible car il signe un fonctionnement sous forme d’élévation des niveaux de l’action (Joule, Bauvois, 2004).

    La théorie d’origine postule de l’individu qu’il englobe dans un niveau d’action élevé la somme des actes qui le composent. Ainsi, pour l’utilisateur d’un appareil photographique, l’objectif de prendre un cliché occupera ses pensées alors même qu’il le sortira de l’étui, effectuera les réglages, appuiera sur le déclencheur. L’une des conséquences vérifiée incidemment au cours de l’étude est que les sujets accordent à l’ensemble des actes un degré qualitatif équivalent à celui qui est attendu au niveau élevé. Ils éprouvent des difficultés à gérer des gradients qualitatifs différentiés dans le cadre d’un même référentiel. Par exemple, à l’usage aisé de l’interface graphique d’un assistant de blog correspond en majorité (67,2 %) une simplicité des contenus : les photos ne sont pas travaillées, les commentaires bâclés, etc. Il semble donc utile de questionner la partie élevée des niveaux de l’action pour influer sur les contenus.

    Le cheminement sur le continuum qui va de l’usage massif des contenus et outils finalisés à la réalisation personnelle et en autonomie dépend profondément de la motivation. Cette dernière constitue à elle seule un champ considérablement travaillé par les sciences humaines et sociales. Nous avons interrogé les sujets sur l’appropriation et la personnalisation des contenus produits, après avoir noté que ces derniers sont systématiquement « adaptés » aux exigences du référent pédagogique avec un souci d’économie de moyens. Dans un tel contexte, les contenus sont déclarés à 89,7 % appropriés car c’est le temps de création du dossier et le travail d’organisation des données qui constituent les critères dominants. Personne n’est dupe, même si 98,9 % exprime rendre un travail personnel. Une problématique de l’appropriation s’esquisse ; force est d’observer qu’elle ne se suffit pas en soi, mais qu’elle est systématiquement rapprochée d’un objectif.

    En d’autres termes, ce qui était compris par le chercheur comme un acte de création est davantage conçu comme une production adaptée à la nécessité telle qu’exprimée ou interprétée. Accessoirement, la stratégie d’économie s’insinue dans les productions pédagogiques. Une certaine culture professionnelle aurait pu laisser croire que seuls les mauvais élèves l’utilisent. Les machines auraient étendu le procédé à l’ensemble des promotions, même s’il semble que l’expertise et la motivation favorisent une dimension créative au détriment de la seule consommation. La maîtrise de l’outil engendre chez l’utilisateur une aspiration à la création, voire à la co-création.

    Nous avons demandé aux 245 étudiants d’identifier et de classer les activités, qui, selon eux, seraient plus assujetties à la consommation ou à la création tout en précisant lesquelles ils pratiquent. Neuf catégories sont présentées dans le graphique, à l’exception des classes « outils personnels et SDK » qui n’a pas été identifiée et « découverte de l’ordinateur et d’Internet » trop évidente ou trop ancienne. Notons que les sujets identifient bien plus aisément la dimension créative que le soubassement consommatoire qui n’est pas toujours perçu.

    Exemples de ratios entre création et consommation dans diverses activités numériques

    Le graphique présente sous forme d’exemples des proportions approchées entre consommation et création. Les choix d’activités pointés par les sujets et leur classement n’englobent pas l’ensemble du spectre des usages. Par ailleurs, la très forte disparité des réponses selon les investissements personnels de chacun nécessite une publication détaillée : pour un gamer, le jeu est ce qu’il y a de plus créatif… De même, le parti pris qui attribue à des actes, a priori purement consommatoires, une part de créativité et inversement peut être discuté. Par exemple, en ce qui concerne la vision de vidéographies, nous rejoignons la position balzacienne qui attribuait au lecteur une dimension de construction personnelle de la lecture de ses ouvrages. De même, Michotte décrit des phénomènes d’empathie se manifestant par la « correspondance entre les mouvements de l’acteur et ceux plus ou moins semblables qu’ils induisent chez le spectateur provoque la fusion de ces processus (…) l’acteur sera « devenu », l’aspect extérieur de la personne du spectateur. (Meunier, Peraya 2004, p. 177).

    Inversement, il n’existe pas d’acte créatif entièrement débarrassé d’une composante de consommation, ne serait-ce que par les outils qu’il nécessite, la matière première éventuellement employée et la culture qui lui prélude. Le clivage entre les deux composantes est opéré à des fins didactiques et les données ne sont pas polarisées comme elles le sont dans la représentation. Nous nous attendons néanmoins à rencontrer davantage de créativité chez les publics experts qu’auprès de leurs homologues débutants, non que ces derniers en soient dépourvus, mais qu’elle s’exprime dans d’autres contextes. Dans une perspective mercantile, ceci explique la nature des approches globales observables en grande distribution, alors que le chercheur, qui n’est pas nécessairement étranger aux préoccupations sociales, se situe dans l’analyse des tendances.

    Assurément, si l’échantillon avait été issu d’une population d’élèves ingénieurs, le résultat aurait été différent. Alors que les ratios évoqués par les sujets sont sensiblement ceux qui sont représentés sur le graphique, quoique plus tranchés (pas de 10 % de marge), le nombre d’occurrences est intéressant. En effet, les modalités du facteur « exemples d’activités » les plus citées sont certainement les plus utilisées : Internet, bureautique, chat, e-mail, jeux et forums. La distinction entre jeux simples et jeux complexes, en ligne notamment, provient directement des résultats de l’enquête. Ainsi en est-il du copier/coller sur lequel les sujets se répandent longuement mais sans aborder la continuité logique avec les assistants en ligne et les contenus libres de droit. De même, ce sont encore les sujets qui évoquent spontanément l’adaptation aux attentes et aux contraintes qui les accompagnent, tout en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une niche comportementale universitaire, mais de l’ensemble des actes inscrits dans leur quotidien. Les savoirs acquis avec les ordinateurs – et non pas les écrans – sont généralisés dans un monde analogique peu préparé à des opérations effectuées couramment avec des machines. Une adaptation est nécessaire à ces visions systématiques, transversales et horizontales potentiellement porteuses de conduites innovantes.

    La société de l’information place les individus en interaction avec un ordinateur et les soumet à une dynamique de création dont le niveau minima serait l’actualisation d’actes de choix de contenus et de procédures de consommation des productions audiovisuelles et multimédias. Classiquement, il ne s’agit pas de comportements inclus dans des pratiques créatives. Toutefois, les possibilités nouvelles permettant de rédiger des commentaires, d’en exploiter des fragments suite à leur capture ou de participer en proposant des améliorations ou des besoins, constituent un préalable intéressant. L’éventail des choix de contenus audiovisuels et multimédias est devenu si vaste, que l’organisation de la consommation personnelle ou communautaire pourrait être interprétée comme une forme de co-création entre le sujet, son entourage et les distributeurs qui sont force de proposition. La création ne serait plus seulement la production d’un objet matériel ou immatériel mais également la construction personnelle d’un programme de consommation.

    Conclusion

    Au cours de ce travail, présenté lors de Ludovia 2008 « Do it yourself », nous avons souhaité aborder les relations entre consommation et création dans les pratiques et usages de médiation techniques. L’observation d’une population d’étudiants et l’enquête sur 245 sujets ont mis en montre l’opportunité de construire un oxymore, « consocréation », pour qualifier les activités sur un continuum cheminant depuis la consommation jusqu’à la création, de la dépendance à l’autonomie. D’une part, il postule de l’obligation faite d’utiliser des outils et des contenus industriels numériques pour accéder à la production créative et d’autre part, il souligne l’incidence de la créativité personnelle dans les actes qui semblent relever de la consommation. Le risque est grand de répandre la confusion entre dimensions personnelles et personnalisées, alors que l’enquête met en lumière une interprétation sociale du travail centrée autour d’un clivage entre budgets temps individuels et contraints. Des pratiques qui relèvent de stratégies adaptatives comme le copier/coller ou l’utilisation massive des assistants de création accompagnée investissent ainsi le quotidien. Sans doute serait-il fécond de rapprocher ces éléments des travaux sur l’enculturation et l’acculturation alors que s’expriment dans les usages des mythèmes techniques de polyvalence et d’autonomie.

    Communication scientifique LUDOVIA 2008 par Thierry GOBERT (extrait)
    Unité Mixte de Recherche CEPED (Paris Descartes, INED, IRD)
    Université de Perpignan Via Domitia – IUT