La problématique définie par les organisateurs étaient la suivante : « il y a dix ans les premiers bricolages [1] arrivaient sur le marché, les ordinateurs et TNI sur roulette étaient invités ! Aujourd’hui, passées les expérimentations, de distribution de portables aux collégiens, les opérations tablettes, le BYOD. Et si la mobilité c’était les MOOC, les univers virtuels ou l’apprentissage à distance ? »
J’ai choisi de ne pas assoir mon propos en décrivant les avantages réels ou supposés des tablettes numériques, j’ai préféré centrer ma réflexion sur la notion de mobilité pédagogique. Que recouvre le concept de mobilité ? Est-il un concept lié à l’arrivée des technologies numériques ? la mobilité est –elle celle des corps ou celle des espaces ? mobilité des corps, mobilité des ressources, mobilité des outils, mobilité des cloisons dans les établissements scolaires. Il est nécessaire de baliser ces champs.
Définition
Avant toute analyse il convient de s’interroger sur le sens des mots utilisés en pédagogie de façon générale [2], sur la mobilité en particulier, sur son étymologie. Il est assez fréquent que nous employions à longueur de billets, d’articles et de discussions des termes sans en cerner parfaitement les contours et les subtilités [3].
Alors même que nous sommes enclins à envelopper la mobilité dans une gangue positive, l’étymologie nous invite à un peu plus de prudence :
Dans le dictionnaire étymologique en ligne il est dit :
« Le Dialoge Grégoire, éd. W. Foerster, p.92, 9); b) 1667 le définit ainsi « inconstance et instabilité » c’est aussi selon Bossuet, Premier sermon pour le dimanche de la quinquagésime, 1 ds Littré Add. 1872) la «facilité à passer d’un état psychologique à un autre» [4].
Là où la technologie semble vouloir nous parler de libération des méthodes, l’étymologie nous engage à observer avec prudence le propos, nous aurons l’occasion d’interroger la notion d’état psychologique plus avant.
L’introduction des tablettes et autres solutions mobiles nous fera-t-elle entrer dans l’ère de l’inconstance et de l’instabilité ? Ce n’est certes pas ma conclusion mais il est évident que la question mérite d’être approfondie. J’ai, à propos du temps de travail des enseignants, commencé à poser des jalons [5].
Historiquement
La tablette et la mobilité, à juste titre, ont été largement évoquées dans les débats et ont été associées à la nouveauté. Est-ce une évidence ? Ce n’est pas sûr, il suffit pour cela d’interroger l’histoire.
La tablette est à la source de notre histoire, les sumériens écrivaient sur des tablettes d’argiles, le musée du Louvre nous donne l’immense joie de pouvoir les admirer. Certes, entre les tablettes contemporaines et les inscriptions sur argile existe un gouffre technologique mais la passerelle de la mobilité est un lien fort. Cela doit nous interroger.
Je me plais très souvent à citer Alberto Manguel et son livre une histoire de la lecture. Il cite le cas de ce Prince Perse qui avait dressé ses chameaux (transportant ses ouvrages) à se déplacer selon l’ordre alphabétique : « Au Xème siècle, par exemple, le grand vizir de Perse, Abdul Kassem Isma’il, afin de ne pas se séparer durant ses voyages de sa collection de cent dix-sept mille volumes, faisait transporter ceux-ci par une caravane de quatre cents chameaux entraînés à marcher en ordre alphabétique [6]»
Les moines Irlandais de Kells créaient des mini bibles pour le lecteur itinérant. Les exemples foisonnent car la mobilité et le savoir ont, me semble-t-il toujours été associés.
De façon plus contemporaine, dans les années soixante, la génération du Baby-boom a appris la poésie, la musique classique grâce à la radio scolaire sous l’ égide de l’OFRATEME [7]. En raison de l’ajum de l’âge de l’obligation scolaire il fallait former en masse des instituteurs et des élèves. La radio scolaire s’est inscrite comme élément technologique fort pour la formation. Une mobilité réelle de savoirs via les ondes.
La mobilité est donc bien inscrite dans notre histoire de l’enseignement et de l’apprentissage, le numérique lui a donné une tournure sans précédent, nous pouvons apprendre et enseigner « everywhere and anytime ». Le rapport Bardi-Bérard [8], en 2002, a mis en évidence le phénomène de porosité de l’espace éducatif. Nous sommes devenus mobiles, il est de bon ton d’être mobile, la mobilité est devenue une compétence exigée dans les fiches de poste des DRH, le contrat de travail peut prévoir une clause de mobilité [9]
Mobile certes, mais s’agit-il de la mobilité du corps ou de la mobilité dans les espaces ? il s’agit bien de savoir si la mobilité influe nos pédagogies, si elle la rend plus efficace ?
Mobilité des corps et mobilité dans les espaces
La mobilité des corps
Avec la généralisation des tablettes dans les classes, il est normal d’interroger le concept de mobilité. Il nous est loisible de nous déplacer et d’avoir accès en permanence au savoir, aux ressources pédagogiques. L’ère de l’informatique avait spatialement organisée le corps : un Homme assis devant un écran, lui-même installé sur un bureau.
Le numérique nous fait entrer dans l’ère des écrans multiples et de la mobilité des corps. Nous pouvons nous déplacer avec l’écran (tablettes, smartphones, lunettes), poser notre corps dans des endroits protéiformes pour accéder aux informations, au savoir. Nous entrons dans un système où apparaît la posture de la consultation multi-écrans.
Qui ne s’est pas allongé dans son canapé pour regarder la télévision tout en consultant sa tablette ?. Cela favorise-t-il la pédagogie [10] ? Nous sommes entrés résolument dans l’ère de la mobilité exacerbée, les espaces se diluent, le temps s’accélère.
Cet ensemble de questions nous oblige à penser le corps mobile via divers prismes. Quelle architecture à l’heure de la mobilité, comment place t-on le corps des apprenants et des enseignants dans un environnement contraint par le numérique ?
Le design social s’est emparé de cette question délicate en formalisant des scénarios [11]. Le corps dans la classe, le corps hors la classe expression de la mobilité est un sujet que nous ne pouvons plus ignorer.
Cependant qu’elle est la plus-value pédagogique ? Le corps libéré des murs aide-t-il à mieux apprendre ?
Cette question doit (devra) être menée par les collectivités locales qui ont en charge les bâtiments scolaires. Elles ont à mener une réflexion sur deux axes, les bâtiments à venir et les bâtiments existants.
Il semble acquis, à l’aune des technologies existantes, que l’acte d’enseignement n’est plus seulement organisé sur le principe de la tragédie grecque (unité de temps et de lieu). Nous devons nous interroger sur la définition contemporaine à donner au concept d’ établissement scolaire.
D’une certaine façon il faut libérer les corps de l’enceinte classe, le lycée d’Orestad [12] tente de donner des réponses à cette question.
Dans la mesure où les technologies font voler en éclat les murs de la classe, déconstruisent, d’une certaine façon, la conception traditionnelle de l’établissement, faut-il tenter de redéfinir ses contours ?
L’établissement scolaire, à fortiori l’université, est-il uniquement délimité par des murs ? Le corps apprenant est il cantonné à circuler, apprendre dans un espace physique unique ? l’apprentissage en ligne (pour les apprenants et les enseignants) étend l’école à l’espace privé.
On peut aprendre chez soi, le numérique n’est-il pas en train de professionnaliser l’espace privé en des temps déterminés ? L’espace public dans la sphère privée et la sphère privée dans l’espace public, [13].
La vraie mobilité n’est-elle pas celle des espaces ? Nous disons fréquemment « accéder à internet », nous pénétrons de nouveaux espaces dans lesquels nous nous mouvons. Nous les nommons ENT, world of warcraft [14], second Life, cyber espace, e. mail …
La mobilité dans les espaces numériques
Il devient très difficile d’opposer le réel et le virtuel puisque notre activité sociale s’y exerce alternativement. Le numérique nous permet d’investir d’autres espaces dans lesquels nous circulons, nous nous socialisons [15].
Je voudrais à ce titre, citer un passage du livre de Milad Doueihi [16] : « après une longue absence, le corps fait donc irruption dans notre environnement numérique. « « On ne peut penser et écrire qu’assis (Gustave Flaubert). – Je te tiens nihiliste ! Être cul de plomb, voilà, par excellence, le péché, contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant vâlent quelque chose. » Il semble que notre réalité numérique soit plutôt Nietzschéenne, mais au lieu de se promener dans la nature, on se balade dans les espaces urbains, investis par le numérique. C’est précisément ce mouvement continu vers la mobilité qui caractérise l’urbanisme virtuel au cœur de l’humanisme numérique » (Milad Doueihi page 21)
Je pense que les tablettes et autres solutions mobiles ne sont que des artefacts qui nous ouvrent de nouveaux horizons pour explorer ce «far web [17]».
Je pose la question (convaincu que je n’ai pas de réponses) : La vraie mobilité ne réside-t-elle pas dans la capacité des enseignants à élaborer des scénarios pédagogiques instrumentant le numérique [18] ?
La tablette n’est mobile que si elle permet d’explorer les vastes étendues numériques. L’enseignant est un bâtisseur, il norme des espaces, il les agence, il donne à ses élèves une cartographie numérique, il plante des panneaux qui indiquent la direction de la coopération, de la collaboration et peut être de l’intelligence collective. Là est la vraie mobilité, en tout cas j’ai la faiblesse de le croire.
Ce n’est, me semble t-il qu’à cette condition, que l’on peut commencer à penser la mobilité dans le monde réel.
Les mondes virtuels qui structurent mes activités sont un bon exemple pour illustrer cette mobilité numérique [19]. Les scénarios qui se construisent intègrent une réflexion sur le sens à donner aux espaces [20] (exemple, quel sens donner à une ville virtuelle), à la façon dont on se déplace, aux interactions qui s’y exercent. On doit imaginer comment le corps réel s’exprime sous sa forme métaphorisée de l’avatar [21].
La mobilité en tant qu’objet d’analyse pédagogique doit dépasser le simple slogan fédérateur, car elle engage des transformations profondes. Elle nous amène à penser le temps et l’espace et ses enjeux de scénarisation [22], à réintroduire des instruments d’interaction comme la voix [23].
En conclusion de ce début de réflexion, je voudrais souligner le risque à s’engager dans une réflexion uniquement centrée sur un outil, même s’il représente un tournant technologique évident. Être mobile c’est plus une posture intellectuelle, qu’une adaptation à un outil. C’est probablement Stefana Broadbent qui jalonne le mieux ces enjeux pour la pédagogie (même si ce n’est pas son propos central) dans son livre l’intimité au travail [24]
Nous devons poursuivre cette réflexion, car la mobilité est un enjeu fort pour les années à venir, des concepts émergent comme le BYOD (bring your own device), en fait ne s’agit-il pas plutôt du BYSE ? (Bring Your Space Everywhere)
[1] NDLR un billet sur le bricolage – http://moiraudjp.wordpress.com/2011/06/06/bricolage-quelques-reflexions/
[2] Virtuel mais … http://moiraudjp.wordpress.com/2011/07/23/virtuel-mais/
[3] C’est pour cette raison que j’ai tenté de cerner les termes de coopération et de collaboration – http://moiraudjp.wordpress.com/2011/06/09/terminologie-cooperatif-collaboratif/
[4] http://www.cnrtl.fr/lexicographie/mobilité
[5] Le temps aveugle des enseignants http://moiraudjp.wordpress.com/2011/07/08/temps-aveugle-des-enseignants/ et la perruque comme métaphore du temps de travail des enseignants http://moiraudjp.wordpress.com/2012/12/19/perruque-inversee/
[6] Edward G. Browne, A literary historic of Persia, 4 vol. (Londres, 1902-1924)
[7] Jean-Paul Moiraud -La radio scolaire http://moiraudjp.wordpress.com/2011/11/03/la-radio-scolaire/
[8] Rapport Bardi – Bérard ( 2002) L’école et les réseaux numériques http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0210b.htm
[10] “Ce qui est en train de se passer, explique-t-il, avec la montée en puissance des systèmes de sur-stimulation, de sur-attention, de sur-information, de sur-investissement, détruit l’appareil psychique de l’enfant et rend impossible le travail éducatif. Car ce dernier – et les pédagogues le savent depuis longtemps – travaille précisément sur le sursis à la réalisation immédiate de la pulsion, pour permettre l’émergence du désir dans la temporalité” in Philippe Meirieux – “Quelle stratégie pour les militants pédagogiques aujourd’hui ?” http://meirieu.com/ARTICLES/militants_pedagogiques.pdf
[11] La 27ème Région – Mon lycée demain : premiers scénarios – http://blog.la27eregion.fr/Mon-lycee-demain-premiers
[12] Le lycée d’Orestad, Educavox, http://www.acteurs-ecoles.fr/contact/le-lycée-d-orestad/
[13] L’intimité au travail, Stefana Broadbent
[14] Jean-Paul Moiraud – South Park et les mondes virtuels – http://moiraudjp.wordpress.com/2011/11/16/south-park-et-les-mondes-virtuels/
[15] Les liaisons numériques –Antonio Casili
[16] Pour un humanisme numérique, la librairie du XXI siècle, Seuil (2011)
[17] Un éclatement du temps et de l’l espace http://www.cndp.fr/ecolenumerique/tous-les-numeros/focus/formation-a-distance/article/article/un-eclatement-du-temps-et-de-lespace.html
[18] Les scenarios de pédagogie embarquée (SPE) – http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/recherche/scenario/spe
[19] Le tutorat dans les monde virtuels Jean-Paul Moiraud et Jacques Rodet – http:// tutvirt.blogspot.com
[20] Mondes virtuels et agencement spatial – http://moiraudjp.wordpress.com/2013/06/18/tutorat-immersif-et-agencement-spatial/
[21] Tutorat immersif et avatar – Jean-Paul Moiraud et Jacques Rodet – http://moiraudjp.wordpress.com/2013/01/08/e-learning-temps-et-espace-elements-de-reflexion-pour-une-scenarisaion-operationnelle/
[22] Temps et espace pour une scénarisation opérationnelle – http://moiraudjp.wordpress.com/2013/01/08/e-learning-temps-et-espace-elements-de-reflexion-pour-une-scenarisaion-operationnelle/
[23] Le numérique, la reconquête de la voix, la reconquête de l’espace – http://moiraudjp.wordpress.com/2013/04/04/le-numerique-la-reconquete-de-la-voix-la-reconquete-de-lespace/
[24] Sefana Broadbent – l’intimité au travail, la vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise , éditions FYP (2011). Voir notamment page 152 l’école.