Lorsqu’elles sont étudiées, les relations qu’entretiennent les utilisateurs des sites de rencontre entre eux et avec les dispositifs numériques de ces sites le sont régulièrement à l’aune de notions telles que celles de « communautés virtuelles »[1] ou de « cyberespace »[2]. On suppose en effet que la virtualité des échanges numériques, leurs temporalités, censées être de nature radicalement différentes de celles qui président à la vie quotidienne, affectent de façon sensible voire disruptive les relations susceptibles d’être nouées entre les hommes et les femmes fréquentant les sites de rencontre.
Or, en considérant les relations des utilisateurs des sites de rencontre sous l’angle de leur virtualité, de telles analyses conduisent le plus souvent à l’idéalisation d’une communauté censée communiquer mieux, plus vite et plus librement au moyen d’Internet, comme si les réseaux permettaient d’amplifier et de faciliter les relations entre individus et groupes sociaux. Dans cette perspective, la notion même de « communauté » est utilisée sans être questionnée.
Les éditeurs de sites de rencontre mettent d’ailleurs en scène ces formes de communauté idéale via leurs campagnes de promotion, que cela soit pour vanter le caractère convivial des rapports instaurés entre hommes et femmes, échangeant dans un entre-soi sociable privilégié (meetic affinity, attractiveworld, etc.) ou même l’inversion de la domination masculine conférant aux femmes le pouvoir de s’affranchir de règles sociales contraignantes dans leur vie de tous les jours (meetic, adopteunmec, etc.)
A contrario, la condamnation d’office qu’implique le recours à une virtualité conçue par certains chercheurs ou commentateurs comme un manque, un déficit, une dégradation du réel, confère à cette notion de « communautés virtuelles » une orientation versant dans le misérabilisme. Dénaturées, distanciées, déshumanisées, les relations entre utilisateurs des sites de rencontres présenteraient tous les stigmates d’une vie en société devenue évanescente, sans consistance, inauthentique – à la fois dégradées empiriquement et attestant d’une grande misère symbolique. Une telle conception de la « communauté virtuelle » rejoint d’ailleurs, paradoxalement, la forme d’organisation en « société » que Ferdinand Tonnies[3] oppose à sa définition de la « communauté ». Entendue comme un collectif basé sur la proximité géographique et émotionnelle, ainsi que sur des interactions directes et authentiques entre membres de ce collectif, la communauté repose, à ses yeux, sur la nature individuelle de liens marqués par l’affection et le respect. Au sein de la vie en société, en revanche, toute morale serait amenée à se dissoudre au profit de liens rationnels, définis par contrat et fondés sur l’intérêt.
En somme, avoir recours à la notion de « communauté virtuelle » reviendrait à porter crédit aux deux faces d’une même « idéologie technique », pour reprendre les termes de Bruno Latour[4], conférant vices (relations intéressées, mercantiles et sans sentiments) et vertus (relations intenses, libres et sentimentales) aux relations virtuelles autorisées par les réseaux. Or, comme le rappellent Serge Proulx et Guillaume Latzko-Toth,[5] les relations engagées par les individus au moyen des réseaux ne sont pas d’une nature différente des relations sociales ordinaires, mais au contraire révélatrices de la fluidité et de la complexification croissantes des affiliations modernes. Comment, dès lors, les utilisateurs de site de rencontre gèrent-t-ils la collision entre des imaginaires technicistes et des expériences sociables dont les déterminants, nous aurons l’occasion de le montrer, diffèrent peu des formes traditionnelles de la sociabilité amoureuse ? Et comment, de leur côté, les entrepreneurs de ces sites orientent-ils le marketing émotionnel afin de combler le hiatus entre les attentes importantes des usagers et leur possible déception ?
Dans une approche croisant les apports de la philosophie, de la science politique, de la sociologie et des sciences de l’information et de la communication, nourrie d’une enquête conduite sur les utilisateurs de sites de rencontre, nous nous proposons ainsi de montrer, à partir de l’étude des sites de rencontre (dispositifs concepteurs et utilisateurs), comment les spécificités de la médiation numériques permettent de questionner les rapports entre imaginaires et formes de réflexivité en ligne. Et par-delà le phantasme de la « communauté », quelle valeur (symbolique et marchande) est conférée à l’échange tant espéré ?
Note de positionnement scientifique et méthodologie
Sections de rattachement :
Sociologie, philosophie, science politique et sciences de l’information et de la communication.
Terrain et méthodologie :
Nous nous référerons, en premier lieu, à un protocole d’ethnographie quantifiée ayant conduit à l’observation d’utilisateurs de sites de rencontre et associant entretiens et analyse socio-démographique des inscrits de différents sites identifiés dans une ville moyenne (Avignon) durant la période 2009-2011[6]. Le choix y a été fait d’observer différents sites de rencontre, en concentrant l’analyse sur ceux qui, du fait de leurs interfaces, mobilisent le plus l’écrit : meetic.com, meetic affinity.com et pointscommuns.com plutôt que easyflirt.com ou amoureux.com. De la même façon, s’il est parfois question des sites de rencontres sexuelles ou échangistes, des sites communautaires[7] voire des forums permettant la rencontre, l’essentiel des observations ou des témoignages alimentant cette étude proviennent de sites de rencontre amoureuse hétérosexuelle, de loin les plus répandus et les plus utilisés. Il s’est en fait agi de rassembler le plus de matériaux possibles, en autorisant la comparaison entre dispositifs et situations. Pour chacun des sites auquel il est fait référence ici, un compte utilisateur homme et femme ont été créés. Les limites de cette observation participante, on le comprendra aisément, se sont imposées d’elles-mêmes : aucune sollicitation, sous aucune forme que ce soit, et pas d’autre réponse aux contacts que celles consistant à expliciter la démarche de recherche présentée ici afin d’obtenir des témoignages n’ont été faites. En observant les profils édités sur les sites de rencontre étudiés ou les échanges intervenant sur les salons de discussion, des contacts ont pu être pris avec plusieurs abonnés, hommes ou femmes. Des discussions via msn ainsi que des entretiens en face à face ont été conduits à l’issue de ces prises de contact, afin de mieux saisir à la fois les motivations de ces utilisateurs, la façon dont leur décision de s’abonner avait été prise, ainsi que le sens que prenaient ces échanges au quotidien ou dans une perspective plus longue. De ces échanges, des sociogrammes ont été rédigés[8]. Ils se veulent une synthèse, une série de portraits « idéaux-typiques »[9] des profils rencontrés, construits pour rendre compte des logiques d’usages de ces dispositifs numériques. Restait à donner un cadre à cette étude, à pouvoir observer les pratiques sur un « terrain » qui ne soit pas totalement évanescent. Situer les observations à partir d’un seul site s’est avéré impossible, le « public » potentiellement concerné étant composé de plusieurs centaines de milliers de membres. Même les sites de rencontre non généralistes regroupent plusieurs dizaines de milliers de membres actifs. L’option retenue a donc été de choisir une localisation géographique et de dresser un portrait aussi détaillé que possible de la population des utilisateurs des sites de rencontre étudiés. Celui-ci étant réalisé à partir des indicateurs fournis par les moteurs de recherche de ces sites. Le fait de demander aux éditeurs des sites de pouvoir disposer, à des fins d’études, d’un accès à leurs bases de données se heurte à des difficultés de deux ordres. Des difficultés juridiques, dans un premier temps, la Commission Nationale des Libertés Informatiques interdisant tout traitement secondaire des données numériques personnelles sans autorisation expresse des abonnés et sans déclaration préalable. Des problèmes de fiabilité, dans un second temps : le fait que les entreprises gestionnaires des plus importants sites de rencontre soient cotées en bourse aboutit à une certaine inflation dans les déclarations du nombre d’abonnés. Il devient délicat, dans ce contexte, d’espérer obtenir un accès aux bases de données, surtout lorsque déclarer un volume important d’abonnés actifs constitue un argument de vente à destination de futurs clients potentiels. Une réelle opacité règne ainsi sur les populations d’abonnés de la plupart des sites de rencontre, tant en ce qui concerne les effectifs totaux que la composition sociodémographique (pourcentages hommes / femmes, classes d’âges ou catégories socioprofessionnelles notamment)[10].
Pour obtenir une idée aussi précise que possible des caractéristiques sociales des utilisateurs des sites de rencontre étudiés, le choix a donc été fait d’avoir recours aux mêmes requêtes que celles pouvant être faites par un abonné standard. Il est en effet possible, sous réserve de certaines limitations, d’obtenir la liste de tous les abonnés inscrits triés selon un ou plusieurs critères. Certes, l’utilisation des moteurs de recherche des sites pour extraire les informations utiles à l’analyse des profils sociodémographiques de leurs utilisateurs présente des limitations importantes, dont celle d’hériter des catégories produites par les gestionnaires des sites. Emanant des sites de rencontres eux-mêmes, elles présentent cependant le double intérêt de traduire la vision des publics que se font les éditeurs de ces sites et de donner un cadre de départ aux processus par lesquels les utilisateurs s’engagent dans la co-construction de la scène sociale formée par ces sites. Nous aurons l’occasion de développer ces points dans le cadre de notre communication.
En second lieu, notre démarche exprime une intention conceptuelle, car elle vise à examiner et éventuellement à qualifier ou à caractériser certaines notions employées spontanément, telles que « échange » et « communauté ». Ces deux notions engagent des réflexions intéressantes pour la philosophie morale et politique d’aujourd’hui, telles que : qu’est-ce qu’un échange sur sites de rencontres ? Qu’est-ce qui s’échange ? Comment autrui est-il appréhendé et et en fonction de quelle sorte d’intentionnalité ? La communauté des usagers, sur quel commun se fonde-t-elle ou engendre-t-elle ? Quelles actions concrètes en conditionnent le ressenti ? Ce dernier traduit-il vraiment une socialité originale ?
En troisième lieu, notre recherche s’appuie sur une réflexion qui, au-delà de son terrain et des concepts qu’elle engage, tentera de déterminer la part et la nature des projections imaginaires des acteurs. Le hiatus entre les attentes des usagers et la réalité triviale ou décevante est peut-être comblé par le travail incessant des images. Or, elles-mêmes sont animées par un travail de marketing émotionnel dont il nous semble important de mener l’analyse critique. Par suite, c’est le rôle de l’imaginaire que nous voulons prendre en compte, caractériser et éventuellement mesurer.
[1] RHEINGOLD, Howard, Les communautés virtuelles, Addison-Wesley, Paris, 1995.
[2] Voir par exemple LÉVY, Pierre, L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 1997.
[3] TONNIES, Ferdinand, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris: Presses universitaires de France, 1977.
[4] LATOUR, Bruno, La science en action, Paris : La Découverte, 2005.
[5] Latzko-Toth, Guillaume, Proulx, Serge, « La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de la notion de communauté virtuelle » in Sociologie et sociétés, 2000, vol. 32, n° 2.
[6] ZERBIB, Olivier, « Des utilisateurs de sites de rencontre en pilotage automatique ? Normes et ressources réflexives » in Je(ux) en ligne. Pour une approche socio-communicationnelle des technologies numériques, thèse de doctorat sous la direction d’Emmanuel ETHIS, Avignon : Université d’Avignon, 2011.
[7] On fait référence ici à des sites tels que gayfrance.fr, gay.proximeety.com, lesbienneproximeety.com, jdream.fr, jdate.fr, rencontres-musulmanes.com, rencontre-ado.com, etc. Ces sites reprennent des interfaces, des modes de présentation et d’indexation largement inspirés des sites généralistes étudiés ici. Ils ouvrent des pistes d’approfondissement spécifiques à cette étude engagée. On pense notamment, dans la lignée de travaux menés respectivement par Dominique Pasquier ou Philippe Leguern, à l’analyse des spécificités des pratiques d’écriture liées aux sociabilités juvéniles pour les sites du type rencontre-ado.com, ou aux rapports entre écritures, genres et définitions identitaires, de la marge à la norme, sur les sites gays et lesbiens.
[8] Voir ZERBIB Olivier, « annexe 2.3. Neuf sociogrammes d’utilisateurs de sites de rencontre » in op. cit, 2011.
[9] WEBER, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Plon, 1985.
[10] Pouvoir se prévaloir d’un grand nombre d’abonnés actifs, d’un ratio hommes/femmes harmonieux, voire d’une mixité en termes d’âges et de catégories socioprofessionnelles constitue un argument marketing décisif pour les éditeurs de sites de rencontre. Ces indicateurs sont, en effet, régulièrement convoqués pour expliquer en quoi leur « communauté de célibataires » est différente de celle des autres sites de rencontre : plus active, plus mixte ou au contraire plus « select », plus jeune ou au contraire plus mûre, etc.
Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici