Cette communication s’intéressera à la façon dont des fragments de discours utopiques peuvent contribuer à remettre en cause les normes d’un monde éducatif relativement autonome, celui de l’enseignement spécialisé de la musique.
Des acteurs aussi divers que l’Unesco, l’Union européenne, des éditeurs de logiciels et de cours en ligne partagent en effet des arguments qui militent en faveur d’une utilisation croissante des ressources qu’offrent la numérisation des contenus et l’utilisation d’outils informatiques dans ce milieu.
Quelle cohérence peut-on trouver dans cet ensemble hétérogène de propos qui vantent les mérites de l’accessibilité des enregistrements sonores et audiovisuels en ligne, de la liberté de se former par soi-même au moyen de didacticiels ou de ressources encyclopédiques, ou encore, des échanges qui peuvent se nouer entre des musiciens, enseignants comme apprenants, qui ne pourraient se rencontrer physiquement ?
In fine, quel pouvoir attribuer à ces productions discursives ? Le sens commun a souvent tendance à considérer les discours incitatifs, au mieux, comme des énoncés sans lien avec les conditions de l’action concrète, au pire, comme des propositions dénuées de sens. À l’inverse, en accord avec le cadre théorique de l’analyse de discours telle qu’elle a pu être pratiquée en France depuis les années 1970 (par exemple dans les travaux de Dominique Maingueneau), nous montrerons qu’en se nourrissant – mais aussi en alimentant – des imaginaires utopistes, ils constituent des modalités de l’action, à plusieurs titres.
Premièrement, en considérant les locuteurs qui les portent comme des acteurs inscrits dans un champ de forces, nous faisons l’hypothèse que leurs productions discursives ont une valeur instituante, parce ce qu’ils constituent une manière d’agir pour des organisations et des institutions qui, normalement, ne relèvent pas de ce champ. En appeler à des arguments largement partagés peut ainsi faire paraître tout à fait légitime le fait qu’un acteur industriel émette des préconisations sur l’enseignement musical, ou que l’Union européenne intervienne dans un domaine qui ne relève pas de ses compétences.
Deuxièmement, considérer ces discours comme des actes de langage conduit à s’interroger sur leur dimension perlocutoire, c’est-à-dire sur leur potentiel de modification du réel. Elle réside, nous semble-t-il, dans leur capacité à alimenter ce que l’on pourrait appeler un imaginaire, ou, pour reprendre l’expression de Pierre Musso (2002), un ensemble de « grappes techno-imaginaires », au service d’un projet de société : celui de la « société de la connaissance », ou de l’un de ses avatars actuels, de l’ « économie créative ».
Sur notre terrain d’enquête, ces discours connaissent des formes d’« inscription » (Maingueneau, 1991) très variables. Notre analyse portera sur un cas concret : celui des dispositifs de cours en ligne dispensés par des grands maîtres, fondés sur le modèle des masterclasses, c’est-à-dire d’un enseignement en présentiel dont l’objectif premier est de transmettre à la fois une lecture personnelle d’une œuvre musicale et les techniques qui permettent de l’interpréter.
Ces plateformes de captations audiovisuelles sont en effet accompagnées de discours qui mettent en avant la possibilité, par le numérique, de sortir de la relation exclusive entre le maître et son disciple, qui a longtemps constitué une norme dans le monde de l’enseignement musical. En d’autres termes, ce genre de dispositif s’appuie sur l’utopie de l’effacement des frontières liées à la distance, mais aussi sur celui de la démocratisation culturelle, l’accès aux grands maîtres n’étant plus soumis à tout le processus de sélection (par concours) et de recommandation (par un réseau d’anciens élèves) qui le conditionnait (Wagner, 2004).
L’analyse que nous proposerons s’efforcera donc d’articuler l’analyse des discours qui accompagnent ces dispositifs, en s’intéressant aux reformulations de lieux communs utopiques, avec ceux qui encouragent plus généralement l’utilisation d’outils et de médias, ainsi qu’à la parole d’acteurs d’enseignants et de directeurs de conservatoires, que nous avons recueillie en entretien.
Références bibliographiques :
Flichy Patrice, L’ imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, coll. « Sciences et société », 2001.
Lakel Amar, Massit-Folléa Françoise et Robert Pascal (dirs.), Imaginaire(s) des technologies d’information et de communication, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, coll. « praTICs », 2009.
Maingueneau Dominique, L’analyse de discours : introduction aux lectures de l’archive, Paris, Hachette, coll. « Supérieur », 1991.
Musso Pierre, « L’économie symbolique de la société d’information », Revue européenne des sciences sociales, 2002, XL-123, « La société de l’information. État des lieux », pp. 91‑113.
Wagner Izabela, « La formation des violonistes virtuoses : les réseaux de soutien », Sociétés contemporaines, 2004, vol. 56, nᵒ 4, pp. 133‑163.
Positionnement méthodologique et présentation de la thèse
Outils et médias éducatifs et enseignement spécialisé de la musique :
une approche communicationnelle
Cette thèse s’intéresse aux dispositifs numériques utilisés dans l’enseignement spécialisé de la musique en conservatoire : didacticiels, plateformes de cours en ligne, logiciels de création et de production exploités dans l’enseignement, matériels informatiques et électroniques constituent les déclinaisons les plus courantes d’un objet souvent désigné par l’acronyme « TICE ». Afin de comprendre comment ces « outils et médias » (Mœglin, 2005) entrent dans le jeu des établissements d’enseignement musical, la première zone d’ombre à éclaircir consiste à savoir ce que désignent les « technologies numériques » ou les « TICE ».
En dépit de la diversité de ses acceptions, la notion de dispositif nous semble pouvoir rendre compte du caractère composite des assemblages d’appareils électroniques et de logiciels qui sont utilisés dans ce milieu. La plupart d’entre eux font en effet l’objet de transferts depuis le monde de la production musicale vers celui de l’enseignement, et ne relèvent pas à proprement parler des « technologies éducatives ».
Sur son versant amont, le marché des fabricants et des éditeurs d’outils et de médias n’est pas moins hétérogène : y figurent des acteurs historiques du secteur de l’édition musicale ou de la production musicale, mais aussi des opérateurs publics, ou encore des développeurs de logiciels libres. Quelles stratégies ces différents acteurs mettent-ils en œuvre afin de prendre position dans ce secteur, et quelles formes de mise en marché adoptent-ils ? Nos observations montrent que ce secteur peu stabilisé procède essentiellement par essais et par tâtonnements, sans qu’un modèle socio-économique unique puisse se dégager clairement.
Dans la perspective communicationnelle développée ici, la circulation des discours enthousiastes quant à l’apport des dispositifs numériques à l’enseignement, et la façon dont ils s’articulent avec les enjeux propres aux enseignements artistiques constitue également un domaine de recherche privilégié. Comment comprendre en effet les formes de convergence observables entre des discours programmatiques produits par des acteurs institutionnels et des discours accompagnant la distribution (marchande ou non) d’outils et de médias ?
À ce stade de l’analyse, il nous semble qu’ils s’inscrivent dans une logique de promotion d’un « grand projet » (Lacroix, Miège et Tremblay, 1994) qui s’apparente à bien des égards à celui qui prend pour emblème le développement d’une « économie créative ». Afin de saisir les caractéristiques de ce programme dans toute son étendue, nous nous attachons à mettre en relation les analyse de corpus avec la parole des acteurs directement impliqués dans l’enseignement musical : enseignants, directeurs d’établissements, responsables territoriaux, en nous intéressant particulièrement aux arguments qu’ils formulent en faveur d’une généralisation des outils et médias dans les établissements comme dans les pratiques pédagogiques ordinaires. L’analyse de ces entretiens permet d’ores-et-déjà de montrer que ces dispositifs révèlent une mutation des conceptions de la professionnalisation du musicien : l’usage des technologies numériques se justifie, pour beaucoup, par la nécessité d’adopter une approche pédagogique orientée vers l’acquisition de compétences transférables, plutôt que par la révélation progressive d’une vocation artistique.
La méthodologie adoptée dans cette thèse articule ainsi trois angles d’approche. Premièrement, afin d’appréhender la façon dont des acteurs qui n’ont pas vocation à prescrire des manières d’enseigner et d’apprendre prennent pourtant position dans ce domaine, nous analysons notre corpus de textes prescriptifs en mobilisant les outils de l’analyse de discours. Notre démarche s’appuie sur les travaux de Maingueneau (1991) et Oger (2008), ainsi que sur des publications qui s’intéressent à la dimension argumentative des discours politiques (Angenot, 1993 ; Amossy, 2000). Deuxièmement, nous nous appuyons sur une série d’entretiens semi-directifs auprès des acteurs impliqués tant dans la production d’outils et de médias que dans leur utilisation dans le monde de l’enseignement. Dans la mesure où nos observations nous conduisent à mettre en évidence des conflits entre des valeurs divergentes, les recherches menées dans le cadre de la théorie des conventions (Boltanski et Thévenot, 2001), et notamment celles de Jean-Louis Derouet (1992) nous fournissent un cadre théorique pertinent pour rendre compte d’une situation où l’existence de compromis semble fortement remise en cause. Enfin, nos investigations s’inscrivent dans la continuité des travaux menés dans en socio-économie des industries culturelles, depuis l’ouvrage fondateur de Huet, Ion, Lefebvre et Miège (1984), jusqu’aux recherches sur les industries éducatives (Mœglin, 1998 et 2010).
Références bibliographiques :
Amossy Ruth, L’argumentation dans le discours : discours politique, littérature d’idées, fiction, Nathan, 2000.
Angenot Marc, L’utopie collectiviste : le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, Presses universitaires de France, 1993.
Derouet Jean-Louis, École et justice : de l’égalité des chances aux compromis locaux ?, Métailié, 1992.
Huet Armel, Ion Jacques, Lefebvre Alain et Miège Bernard, Capitalisme et industries culturelles, deuxième édition, Presses universitaires de Grenoble, 1984.
Lacroix Jean-Guy, Miège Bernard et Tremblay Gaëtan (dirs.), De la télématique aux autoroutes électroniques : le grand projet reconduit, Presses de l’Université du Québec et Presses universitaires de Grenoble, 1994.
Mœglin Pierre, Les Industries éducatives, PUF, 2010.
Mœglin Pierre, Outils et médias éducatifs : une approche communicationnelle, Presses universitaires de Grenoble, 2005.
Oger Claire, Le façonnage des élites de la République : culture générale et haute fonction publique, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
Publications récentes :
Levoin X. et Oger C. (2012), « Des industries créatives aux politiques éducatives : la “créativité” en contexte » in Bouquillion Ph. (dir.), Creative Economy, Creative Industries : des notions à traduire, Presses universitaires de Vincennes, pp. 171-190.
Levoin X. et Oger C. (2012), « Concours de créativité dans l’enseignement : approche critique des politiques publiques d’innovation », Communication et Langages, 173, pp. 113-128.
Plus d’infos sur le programme du colloque scientifique LUDOVIA 2013 ici