Étiquette : Serge Soudoplatoff

  • Vous avez dit jeu ?

    De plus en plus, le jeu prend de l’importance dans toutes les activités éducatives. Aux Etats-Unis, le président Barack Obama lui-même s’est prononcé en faveur des jeux éducatifs.

    L’équation jeu et éducation fait partie des fondamentaux de l’humanité. Le «serio ludere» existait à la Renaissance. Même à l’époque antique, le jeu était considéré par Quitilien comme un vecteur d’apprentissage11.

    L’apport du jeu à l’apprentissage peut avoir plusieurs objectifs, et plusieurs formes.

    Le ludo-educatif consiste à partir d’un objectif pédagogique, et à le transformer en jeu. Il est néanmoins plus proche que de l’apprentissage que du jeu lui-même : le joueur «sait» qu’il est devant l’écran pour apprendre, et pas pour jouer.

    Le serious game, très populaire dans le monde de l’entreprise, consiste à encapsuler un objectif d’apprentissage dans une forme plutôt ludique. En rajoutant le mot «sérieux» à une activité structuré, il est d’ordre à rassurer le monde de l’entreprise, qui n’est généralement pas très encline à l’amusement.

    Le smart play, à l’inverse, est une activité libre qui consiste à jouer, mais avec un apprentissage qui se révèlera être subliminal.

    Nous sommes plus mal lotis, en France, que le monde Anglo-Saxon. Henry Jenkins pointe12 la distinction subtile énoncée par Bruno Bettelheim entre le «game», qui est une activité structurée, comprenant des règles, et le «play» qui est une activité libre, support de la libération de la créativité. En français, nous n’avons hélas qu’un seul mot pour désigner les deux : le jeu.

    Mais le jeu n’est, en soi, pas suffisant pour réaliser des apprentissages. Le jeu aura beau être extraordinaire, présenter des vertus pédagogiques profondes, être validé par des experts du domaine d’expertise, il restera lettre morte si le joueur n’a pas envie d’y aller, et de s’y impliquer.

    C’est donc non pas le jeu qui est, en soi, fondamental, mais toute la couche qui permet au joueur d’avoir envie de rentrer dans le jeu, et surtout, d’y rester autant que possible. C’est cette couche que le monde du jeu connaît très bien, celle qui fait que le joueur est «engagé».

    Plusieurs articles ont montré le rôle fondamental de l’engagement, dont ceux de Mihaly Csikszentmihalyi dans sa théorie du flow. Le joueur se trouve pris dans un «tunnel», le flow, dans lequel il est engagé dans un jeu qui n’est ni trop simple ni trop compliqué13. Pris dans ce tunnel, il se trouve alors dans un état de surpassement qui le fait accomplir la tâche définie par le jeu.

    Néanmoins, si le plaisir est présent, l’apprentissage n’y est pas forcément. Le problème devient alors de marier des techniques psychologiques d’engagement du joueur avec un contenu qui le fera progresser.

    Revenons au numérique : il est souvent reproché à Internet de mettre trop les utilisateurs dans un mode zapping, qui empêche la concentration. Il y aurait une incompatibilité entre le mode d’exploration cognitive «verticale» (creuser un sujet) et le mode d’exploration «horizontal» (surfer autour du sujet. Au-delà d’Internet, qui n’empêche pas la concentration, ce sont surtout les liens hypertextuels qui, en emmenant l’internaute d’un endroit à l’autre, ne l’aideraient pas à creuser en profondeur son sujet. On retrouve d’ailleurs ici le conflit bien connu des systémiciens, entre exploration et exploitation.

    Le jeu, lorsqu’il est bien conçu, réalise exactement l’inverse. En mettant le joueur dans «le flow», il lui offre un espace de concentration. Un peu comme un coureur automobile qui est pris dans la piste, ou bien comme un musicien qui est dans le wagon du temps, le joueur doit nécessairement être concentré s’il veut réaliser sa tâche. De plus, cette concentration est forcément liée à une quelconque forme de plaisir, puisque le joueur, sauf à être masochiste (ce qui pourrait être une forme de plaisir) est libre à tout moment de sortir, ou de continuer le jeu.

    Les mécaniques de jeu sont connues, et multiples, et permettent de cataloguer les joueurs selon plusieurs profils : le leader veut être le numéro un ; le challenger veut s’affronter, le social vuet être en groupe ; l’avide veut gagner de l’argent ; l’aventurier veux construire.

    Il y a dans le jeu une dimension de challenge, mais aussi de cocréation collective. Internet permet justement de réaliser cette coopétition entre les joueurs, en leur offrant la possibilité des jouer en équipe, que ce soit d’ailleurs de manière synchrone ou asynchrone. Mais surtout, la cocréation est un puissant vecteur de plaisir.

    A Sydney, une école a dû faire construire un nouveau bâtiment. A la demande de la directrice, les élèves et l’architecte ont co-construit l’école dans un monde virtuel, permettant de confronter des usages futurs avec un bâtiment14. Ce jeu a eu comme effet que les élèves se sont appropriés leur école, ils n’y sont pas étrangers. Cette école est par ailleurs le pilier d’un réseau d’écoles du monde entier qui créé des projets communs dans un monde virtuel, le réseau skoolaborate15.

    Finalement, si l’on considère le couple intuition – rationalisation comme une bonne méthode pédagogique, alors le jeu se positionne très bien au niveau de l’intuition. Il sert plus à ouvrir les esprits qu’à rationaliser, classer, ranger, qui est une activité structurée, bien moins libre, mais hautement nécessaire. Le jeu permet, finalement, de préparer les élèves à venir en classe. On aurait alors des professeurs qui, au lieu de donner le soir des devoirs pour le lendemain, demanderaient aux élèves de jouer le soir pour avoir l’esprit ouvert le lendemain.

    Peut-être qu’en participant aux jeux, les professeurs y trouveraient eux-mêmes le plaisir d’enseigner…

  • Vous avez dit numérique (2ème partie) ?

    Internet est l’outil de la communauté, il favorise le mode en réseau et le travail collaboratif. Mais, parce qu’il permet de co-créer, il favorise l’engagement, et le co-design. C’est également un gigantesque simulateur des relations humaines, ce qui est particulièrement visibles dans les jeux en réseaux. Enfin, parce qu’il est le support d’une économie à la fois d’abondance et de partage, il permet aux «petits» de réaliser de grandes choses à un coût minimum.

    S’il fallait résumer le numérique en une phrase : c’est ce qui permet de passer d’une somme d’intelligences individuelles à une intelligence collective, nous offrant alors la possibilité de faire face à la complexité du monde, qui a vu dans les dernières années explosion du nombre d’humains, donc du nombre d’interactions.

    Les enseignants entretiennent une relation difficile avec le numérique. D’un côté, l’institution Education Nationale semble peu encline à aller au-delà de simples expérimentations. Son site officiel sur le sujet du numérique reste bien sage, et s’il pointe vers des sites de contenus, reste bien moins aventureux que certains enseignants eux-mêmes, qui n’hésitent pas à aller dans les mondes virtuels, à lancer des communautés de pratiques, à utiliser twitter en classe, etc….

    Et pourtant, l’intuition nous dit que le numérique apporte une composante innovante à la pédagogie. Au-delà de l’intuition, de nombreux laboratoires universitaires dans le monde entier ont déjà mené des expériences probantes sur l’impact profond du numérique sur la pédagogie. Ils sont trop nombreux pour être listés ici, le portail Ludovia est d’ailleurs l’une des meilleures sources sur ce sujet.

    Il y a deux types de technologies : celles qui améliorent les processus existants, et celles qui les bouleversent. Lorsqu’une technologie de cette deuxième catégorie arrive à maturité, il se produit toujours deux étapes : une première étape où l’outil est utilisé sans remise en question des processus, qui se révèle être très souvent décevante. Puis une deuxième étape où les processus sont redessinés, afin de tirer le meilleur parti de la technologie, qui peut alors offrir tout son potentiel. Wikipedia en est un exemple parfait : Nupedia, l’ancêtre de Wikipedia, faisait appel à des experts mais non rémunérés, avec comme résultat un nombre d’articles ridiculement faible (24), qui n’a jamais évolué. Wikipedia, qui utilise la puissance du crowdsourcing, du travail de la foule collaborative, a obtenu un bien meilleur score : 19 millions d’articles en 284 langues en avril 2012.

    L’enseignement serait-il encore dans la première phase, celle où le numérique serait relégué au rang de technologie, dont l’objectif serait tout simplement de mieux servir les processus habituels d’enseignement ? Un exemple militerait dans ce sens, le tableau blanc numérique qui n’est, finalement, qu’une copie du tableau blanc normal, et n’utilise que peu des possibilités du numérique.
    Tout comme Internet est difficilement compatible avec la hiérarchie, les méthodes traditionnelles basées sur la transmission d’un savoir de manière doctorale de l’enseignant vers ses élèves, puis vérification par le devoir ou l’examen, avec peu d’interactions entre les élèves eux-mêmes, sont plutôt à l’opposé de la philosophie de l’Internet. En ce sens, son adoption dans le monde scolaire se heurte au même problème que dans l’entreprise : elle remet trop en cause des systèmes anciens. Surtout, elle donne l’illusion d’une perte de pouvoir, qui n’est qu’apparente. Toute technologie en rupture a permis de faire émerger des individus aux méthodes nouvelles, et n’a finalement abaissé le pouvoir de l’humain que lorsque celui-ci restait rigide.

    Pourtant, il faut insister : si la méthode de l’enseignant change avec le numérique, son rôle reste toujours le même. A ceux qui pensent que le «pair à pair» permet finalement de se passer de l’enseignant, de l’expert, le chef d’orchestre Guennadi Rojdestvenski a apporté une réponse intéressante : à Moscou, à l’époque du communisme, il y eu des tentatives de faire jouer des orchestres sans chef. Au résultat, le concert sans chef était aussi bon que le concert avec chef. Seulement, avec un chef, cinq répétitions suffisaient pour arriver au résultat ; sans chef, il en fallait une centaine…

  • Vous avez dit plaisir ?

    Voilà une équation redoutablement difficile : quel est l’impact du numérique sur le plaisir ; mais pas sur n’importe quel plaisir, sur celui d’apprendre, et celui d’enseigner.

    Beaucoup d’articles, tel «le plaisir condition de l’apprentissage» par Michel Lobrot, ou des livres, tel «Au bon plaisir d’apprendre» par Bruno Hourst, ont été écrits sur ce sujet. Tous convergent vers la même idée : l’enseignement, en France, semble avoir oublié la part importante du plaisir dans la pédagogie.

    Le plaisir est-il dans l’acte d’enseigner, dans l’apprentissage, ou dans la combinaison des deux ? Un premier tour sur google montre déjà une énorme dissymétrie des deux problématiques. Voyons le résultat de deux requêtes sur google.fr :
    La requête «plaisir d’apprendre» nous renvoie, en premiers résultats :

    •    Un centre de ressources riche en contenus, fiches pédagogiques et réflexions, pour les enseignants en langues étrangères.
    •    Une association ayant pour objectif de faciliter la réussite scolaire, offrant des stages et conférences.
    •    Un établissement privé spécialisé dans les métiers de la santé, du social, et de la petite enfance, proposant des formations ainsi qu’une foire aux questions.
    •    Un livre de Bruno Houst «au bon plaisir d’apprendre», achetable sur Amazon.
    •    Un entretien croisé sur «le plaisir d’apprendre est-il tabou en France», qui pointe des problèmes et propose des solutions sur ce sujet.

    Un seul retour présentait un résultat négatif, un article du journal Le Monde intitulé «L’école Française a-t-elle tué le plaisir d’apprendre», qui pointait vers un numéro de septembre 2011 du Centre International d’Etudes Pédagogiques, intitulé «le plaisir et l’ennui à l’école», dont, hélas, seule la table des matières est téléchargeable.

    En revanche, sur le même google, la requête «plaisir d’enseigner» retourne, en premiers résultats, des réponses très marquées, essentiellement des éléments d’actualité avec des phrases puissantes :

    •    «L’enseignement n’est plus ce qu’il était».
    •    «Enseigner n’est pas toujours facile».
    •    «Une pétition circule sur Internet contre les suppressions de poste» (sic).
    •    «Les professeurs ont moins de plaisir à enseigner que par le passé».
    •    «La rage à l’école tue le plaisir d’enseigner».
    •    «Le plaisir d’enseigner n’est plus au rendez-vous» qui contient entre autres «l‘école est un domaine ou l’autre est considéré comme un ennemi».

    Un seul retour présentait un résultat positif, contenant des phrases belles et simples, comme «Enseigner, c’est guider les hommes vers l’espérance», ou bien «Enseigner c’est rendre les hommes plus humains». Il est vrai que ce magnifique texte venait d’un enseignant Marocain, qui parlait d’enseigner au Maroc…

    La question qui se pose, au vu de ce résultat, est alors de savoir si ce sont les enseignants, ou les élèves, qui ont le plus de mal à introduire la composante plaisir dans la pédagogie…